Chapitre V

La pluie fine qui tombait sans interruption depuis le matin faisait ressembler Koweit à Zurich. De la Chevrolet garée sur le terre-plein de l’avenue Al Khalij al Arabi, en face de l’entrée principale de l’Amiri Hospital, Malko pouvait voir des vagues de quatre mètres de haut venir se briser sur la plage. Il avait presque envie de mettre le chauffage, tant la température s’était rafraîchie. Il pensa aux malheureux Bédouins sous leur tente, dans le désert.

Avec soin, il vérifia le chargeur de son pistolet extraplat : des balles explosives. Il risquait de se heurter à des adversaires armés d’armes automatiques et devait les mettre hors de combat immédiatement… La culasse de l’arme claqua avec un bruit rassurant. Il tourna la tête vers les fenêtres du service « chirurgie » du Amiri Hospital : presque toutes éteintes : il y avait à Koweit un hôpital pour quatre-vingts habitants, aussi ils étaient aux trois quarts vides. Ce qui valait peut-être mieux car les médecins avaient des connaissances très approximatives, les infirmières étaient Hindoues ou Palestiniennes. Recrutées au petit bonheur.

Il fixa la fenêtre du troisième étage, derrière laquelle se trouvait Marietta.

Et Eleonore Ricord.

Sans le sheikh Sharjah, il n’aurait jamais pu réaliser son plan. L’idée était simple : si Winnie avait rapporté à son mari la conversation, les Palestiniens allaient tenter de liquider Marietta pour l’empêcher de parler. En envoyant un ou plusieurs tueurs à l’hôpital. Et en se découvrant.

Le sheikh Sharjah avait accepté de faire changer Marietta de chambre, de façon à ce que sa fenêtre donne sur l’extérieur et que Eleonore vienne s’installer dans sa chambre, l’heure des visites terminée.

Malko pensait qu’ils ne tenteraient pas une action en force contre l’hôpital, pour ne pas humilier les Koweitis, mais plutôt une exécution discrète. Mais, à tout hasard, Richard Green attendait dans une autre voiture garée dans Al-Mubarak Street, sur l’autre face de l’hôpital. Le chef de station de la CIA avait dans sa voiture une carabine Martin à répétition, qu’il utilisait d’habitude pour la chasse aux gazelles dans le désert, mais qui irait parfaitement pour les Palestiniens. Les deux voitures étaient reliées par téléphone. Eleonore Ricord disposait d’un talkie-walkie ainsi que Malko. Si plusieurs tueurs se présentaient, Malko et Richard Green interviendraient avant qu’ils puissent frapper.

Malko espérait que ce serait un homme seul que la présence d’Eleonore mettrait en fuite et qu’ils pourraient suivre… Car l’arrêter ne servirait à rien. Il pensa à la jeune vice-consul, seule dans la chambre avec Marietta. Il fallait qu’elle ait les nerfs solides…

Heureusement, il n’y avait qu’une entrée. Le ou les assassins ne viendraient sûrement pas à pied. Koweit était aussi inhospitalier aux piétons que la Californie.


* * *

Eleonore Ricord n’entendait que les battements de son cœur. Assise dans le noir, elle essayait de maîtriser sa nervosité. Elle plongea la main dans son sac et en sortit un petit « 38 » noir au canon de 2 pouces. Un « 357 » Magnum qui pouvait faire exploser le cœur d’un homme à vingt mètres. À pas de loup, pour la dixième fois, elle se dirigea vers la porte et écouta. Rien.

Marietta dormait, assommée par les calmants. Sa tête disparaissait sous les bandages. On ne voyait que quelques mèches de cheveux blonds et les longues mains blanches étendues sur la couverture. Elle garderait une affreuse cicatrice en dépit des efforts du chirurgien égyptien qui l’avait opérée, « recollant » le morceau de joue arrachée. Mais elle était encore trop assommée pour s’en rendre compte. Eleonore Ricord s’approcha de la fenêtre et regarda en bas la Chevrolet de Malko pour se rassurer.

À son cou, pendait le talkie-walkie. La Noire aurait préféré ne pas être seule. Plus les heures passaient, plus le silence devenait pesant… Elle frissonna de froid et d’anxiété. Cette soirée était interminable… Soudain, elle réalisa une chose étrange : il n’y avait plus AUCUN bruit à l’étage.

Comme si l’hôpital Amiri s’était vidé d’un coup, n’était plus qu’un vaisseau fantôme ! Même après les visites, elle avait entendu les allées et venues des infirmières dans le couloir. Toutes Palestiniennes. Elle revint à la porte, inspecta le couloir vide. Les portes des chambres voisines étaient grandes ouvertes, car elles n’étaient pas occupées.

À pas de loup, elle alla jusqu’à la pièce des infirmières. Vide aussi. Le réduit des femmes de ménage : vide… Elle inspecta dix mètres plus loin. À part deux ou trois autres malades, elle était seule à l’étage.

Un bruit la cloua tout à coup sur place. L’ascenseur. Pétrifiée, elle entendit la cabine s’arrêter à l’étage, les grilles coulisser en grinçant.

Le plus vite qu’elle le put, elle regagna la chambre, referma la porte, s’assit dans le noir, le « 357 Magnum » dans la main droite, la main gauche sur le bouton électrique.


* * *

Malko ne quittait pas des yeux la fenêtre de la chambre de Marietta Ferguson. Trois minutes plus tôt, un taxi avait stoppé devant l’hôpital. Son passager, un homme entre deux âges, aux cheveux gris, habillé à l’européenne, était entré et avait disparu dans le hall. Le taxi était toujours là. Ce qui signifiait que la visite serait courte. Cela pouvait n’être qu’un médecin ou un visiteur tardif. Ou un tueur.

À tout hasard, Malko manœuvra pour placer la Chevrolet derrière le taxi. Il hésita, conscient soudain de l’énorme responsabilité qu’il prenait.

Et si le tueur liquidait Marietta Ferguson et Eleonore Ricord… Mais en l’interceptant « avant », il perdait le bénéfice de l’opération…


* * *

Eleonore Ricord, le cœur dans la gorge, tendit le bras, visant la porte. Il y avait eu des pas légers dans le couloir. Qui s’étaient arrêtés devant la porte. Il y avait une éternité, lui semblait-il. Tout à coup, elle se retint de crier : le battant avait grincé légèrement… La personne qui se trouvait dans le couloir était en train d’ouvrir, s’efforçant de faire le moins de bruit possible.

Elle distingua un rai plus clair dans la pénombre. Le battant était entrebâillé de quelques centimètres. Le visiteur inconnu inspectait la chambre. Le sang battait dans les tempes d’Eleonore comme un torrent. Elle crut qu’elle allait se mettre à hurler.

Nouveau grincement : le battant s’ouvrait encore. Eleonore devina plus qu’elle ne la vit la silhouette qui venait de se glisser dans la chambre. Le lit ne se trouvait qu’à cinq mètres. Instinctivement, Eleonore Ricord appuya sur le bouton électrique. En une fraction de seconde elle photographia la scène. Un homme pas très jeune, le front dégarni, une moustache grise, de taille moyenne. Dans la main droite, il tenait un bistouri d’acier au reflet bleuâtre.

Ensuite, tout se passa très vite. L’inconnu se retourna brusquement. Une fraction de seconde, Eleonore et lui demeurèrent figés… Puis l’intrus jeta violemment son bistouri en direction de la jeune Noire et battit précipitamment en retraite. Instinctivement, Eleonore appuya sur la détente du « Magnum », au moment où le bistouri la frappait au poignet. La balle s’enfonça dans la cloison, faisant jaillir le plâtre… Marietta, réveillée en sursaut, hurla de terreur. De son œil valide, elle fixa Eleonore d’un air terrifié, essaya de parler. La Noire se précipita pour la rassurer.

— Tout va bien, affirma-t-elle, tout va bien.

Ce n’était pas absolument évident… Eleonore hésita. Mais les ordres de Malko avaient été formels : ne pas bouger de la chambre. Si l’agresseur ne sortait pas de l’hôpital, Eleonore l’identifierait. S’il était venu de l’extérieur, Malko se trouvait en bas avec Richard Green…

Sans lâcher son arme, Eleonore appuya sur le bouton du talkie-walkie, le cœur battant la chamade.

— Il est venu, annonça-t-elle, il est venu.


* * *

L’homme à la moustache grise refranchit la porte de verre du Amiri Hospital en marchant rapidement Malko avait entendu la détonation, vu la lumière s’allumer. La voix d’Eleonore Ricord confirma ses présomptions.

— Vous et Marietta êtes OK ? demanda-t-il anxieusement.

— Oui, fit la Noire.

Déjà Malko tapait le numéro de la Cadillac de Richard tout en démarrant derrière le taxi.

— J’ai le contact, annonça-t-il. Un homme seul dans un taxi. Nous partons vers le Hilton.

Le taxi filait sur l’avenue déserte, vers l’est. Trois minutes plus tard, il tourna à droite dans Sour Road, passant devant l’ambassade d’Angleterre.

Ils faisaient le tour de Koweit, Sour Road étant parallèle au 1er Ring. Malko se demandait comment cela allait se terminer. Les ronds-points défilaient à toute vitesse. Ils abordèrent Jahra Gâte, le rond-point précédant le Sheraton, tournèrent à droite dans Fahd Al Salem, la grande rue commerçante.

Les arcades commerçantes étaient sombres et désertes. La seule lumière venait du commissariat où veillait un policier en noir.

Le taxi remonta à toute vitesse, passa de justesse le feu à l’orange, au croisement de Fahd Al Salem et Hilali Street, et tourna à gauche, allant vers la mer.

Malko stoppa au rouge. Il allait brûler le feu après s’être assuré qu’aucun véhicule ne coupait le croisement quand il vit le taxi arrêté au début de Hilali Street, en face des cinq étages blanc sale de l’Hôtel Phoenicia, qui occupait le coin des deux artères.

Le taxi repartit au moment où le feu passait au vert Malko, au moment où il démarrait, vit le tueur s’engouffrer dans une petite porte surmontée d’un néon rouge. Il vint s’arrêter à son tour en face. Le néon annonçait : Night club… Il sortit. La Cadillac de Richard Green vint à son tour se ranger silencieusement le long du trottoir.

— J’ai failli vous perdre, dit l’Américain.

— Il est entré là-dedans, répliqua Malko.

Richard Green regarda la façade de l’hôtel.

— Le Phoenicia est le quartier général des Palestiniens de passage, remarqua-t-il. Quant à cette boîte, c’est l’unique de Koweit…

— Attendez ici, dit Malko, je vais aller voir ce qui se passe en bas. Il risque de vous connaître, pas moi.

Il lui décrivit tant bien que mal l’inconnu aperçu fugitivement à l’hôpital, puis entra.

Le petit hall était couvert de photos de pulpeuses danseuses orientales. Malko s’engagea dans un escalier étroit menant à un sous-sol d’où venait de la musique.

Il déboucha dans une salle au plafond bas, aux murs rouge sombre, peu éclairée. Un bar se trouvait juste devant l’escalier. Presque toutes les tables étaient vides. À sa gauche il y avait une petite scène, vide aussi. Quatre Japonais achevaient de dîner dans un coin. Malko examina le reste de la salle et son regard fut attiré par un reflet de paillettes dans un coin derrière la scène. L’homme qu’il avait suivi était là, en face d’une jeune Arabe très typée, le visage encadré d’une cascade de cheveux noirs, perchée sur des talons immenses, vêtue en tout et pour tout d’un soutien-gorge pailleté doré et d’une curieuse jupe ultra mini se prolongeant par des franges jusqu’au sol. Sûrement pas une honnête femme.

Un garçon s’approcha de Malko.

— Une table, Sir ? Le spectacle va commencer.

Avant que Malko ait eu le temps de répondre, le tueur revint vers lui, le frôla avec indifférence et s’assit sur un des tabourets du bar… C’était un homme d’une cinquantaine d’années avec une petite moustache grise, un visage banal qui pouvait être européen.

— Je crois que je vais rester, dit Malko au garçon ravi.

Il n’y avait pas plus de quinze clients dans la salle.

Tous étrangers. Malko choisit une table en face de la scène, d’où il pouvait également surveiller la porte, et commanda un double Perrier. Seule folie autorisée par la loi.

Le roulement de tambourins s’arrêta net. Les Japonais avaient posé leurs fourchettes. Depuis cinq minutes, les trois musiciens jouaient en sourdine, installés dans un coin de la scène.

— Miss Amina, from Cairo, annonça d’une voix gutturale un des musiciens.

Nouveau roulement de tambourins.

Et d’un bond, la fille arriva sur scène. Superbe. Malko la détailla tandis qu’elle commençait à onduler sur place, juste en face de lui.

Bien que son visage rond aux grands yeux noirs en amande et à la large bouche presque trop grande soit très jeune, elle avait un corps de femme ; ses seins débordaient des paillettes, les hanches lourdes se détachaient d’une taille incroyablement mince. À travers les franges de la jupe, on devinait des cuisses charnues et fuselées.

Elle était pieds nus. C’était la fille que Malko avait vue un quart d’heure plus tôt avec le tueur.

Elle commença à évoluer, dans un déhanchement endiablé et syncopé, au rythme des tambourins. Se rapprochant peu à peu de Malko. Si près qu’il put sentir le parfum bon marché dont elle avait dû s’arroser. Maintenant le ventre rond ondulait à quelques centimètres de son visage, volontairement provocant.

Elle ondulait sur place, offrant puis dérobant sa croupe, faisant tournoyer ses hanches, un sourire mécanique sur ses traits figés, symbole de plaisir venu du fond des temps. Les Japonais contemplaient d’un œil torve cette superbe femme inaccessible…

Malko tourna machinalement la tête vers le bar, pour vérifier que l’inconnu était toujours là. Juste au moment où la pulpeuse Amina mimait un orgasme endiablé à dix centimètres de son visage.

Le regard du tueur croisa le sien et un bref éclair de surprise le traversa. Malko comprit instantanément qu’il avait commis une erreur : il fallait une raison sérieuse pour qu’il préfère regarder un inconnu au bar plutôt que les évolutions d’Amina. Furieux, il revint aux paillettes qui tressautaient toujours devant lui. Amina virevolta et partit s’attaquer aux Japonais qui l’accueillirent avec des rires niais et gênés.

Elle tourbillonna un peu plus loin, fit face de nouveau à Malko puis, sans s’arrêter de danser, adressa un petit geste amical et un vrai sourire à quelqu’un derrière son dos.

Il se retourna. Juste à temps pour voir le tueur s’engouffrer dans l’escalier. Laissant son verre plein sur le bar, Malko en renversa presque sa table ! Mais un des garçons surgit devant lui, obséquieux et quand même ferme.

— Vous avez oublié de régler, Sir.

Malko lui colla dans la main un billet de cinq dinars et se rua dans l’escalier. Le tueur avait disparu. Heureusement que Richard Green était dehors. Malko émergea sur l’avenue Al Hilali, aperçut la Cadillac garée en face, traversa en courant :

— Vous n’avez vu personne sortir ?

Richard Green secoua la tête, surpris :

— Non, et je n’ai pas quitté cette putain de porte des yeux depuis que vous êtes entré.

— Himmel herr Gott ! fit Malko entre ses dents.

Et pourtant il jurait rarement.

Il retraversa en courant. Le tueur ne s’était pourtant pas volatilisé ! Il inspecta le petit hall tapissé de photos et aperçut soudain un escalier étroit, dissimulé derrière une tenture, qui montait.

Il s’y engagea, arriva à un couloir sombre, traversa une salle à manger déserte, aboutit soudain dans une galerie surplombant une salle brillamment éclairée. Il se pencha et vit un hall d’hôtel avec un desk. Celui du Phoenicia, dont l’entrée donnait sur Fahd Al Salem Street, alors que la boîte s’ouvrait sur Al Hilali…

Il contourna la galerie, descendit par un autre escalier jusqu’au hall où un veilleur de nuit le fixa d’un air soupçonneux. Malko s’approcha :

— Avez-vous vu passer un monsieur avec une moustache il y a quelques minutes ?

L’autre secoua la tête :

— No, Sir. Je n’ai vu personne.

Puis il se désintéressa de Malko et se rassit. Malko sortit, contourna les arcades et rejoignit la Cadillac.

Ivre de rage, tous ces risques pour rien… Parce qu’il avait commis une erreur de psychologie.

— Alors ? demanda Richard Green.

Malko lui expliqua ce qui s’était passé.

— Attendez encore un peu, dit-il, je vais redescendre. J’ai une idée.


* * *

Quand Malko arriva dans la petite salle basse, l’orchestre et Amina avaient disparu, et les Japonais payaient leur addition. Des haut-parleurs vomissaient de la musique pop sur la salle désertée.

Le garçon à qui il avait donné cinq dinars s’approcha de lui, hésitant.

— Vous voulez votre monnaie, Sir ?

— Le spectacle est fini ?

Le garçon secoua la tête, désolé.

— Oui, Monsieur. Miss Amina est partie. Dans trois jours maintenant…

Il tendit sans enthousiasme trois dinars à Malko. Les Japonais passèrent près d’eux, échangeant d’une voix aiguë des plaisanteries sur les fesses de la danseuse.

Malko remonta à la surface. Déprimé. Il ne retrouverait pas facilement une occasion comme celle-là. Maintenant les autres allaient se méfier. Car où allait-il retrouver l’homme qui avait tenté de tuer Marietta ?

La seule piste était la pulpeuse Amina.

Malko souhaita de tout cœur que le tueur ne soit pas seulement un bon client amateur de danse orientale…

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