Chapitre XIX

Le cerveau de Malko était bloqué sur cette Mort invisible qui venait vers eux. Tout semblait immobile : l’hélicoptère, la poussière qui retombait en bas, les passagers à l’intérieur du bulbe de plexiglas. Puis, tout se remit en marche. Un brutal vertige lui jeta le sang à la tête : l’hélicoptère tombait comme une pierre vers le sol.

Les deux Yéménites hurlèrent de terreur, essayant de se mettre debout, en dépit des ceintures de sécurité. Malko s’accrocha à la poignée devant lui. Le désert ocre montait vers eux avec une vitesse terrifiante. Au dernier moment, la turbine hurla, la chute sembla se ralentir, mais le choc fut terrifiant. L’hélicoptère rebondit à plusieurs mètres, retomba sur le côté, brisant une des pales de son rotor, bascula au creux d’une dépression caillouteuse. Attachés sur leurs durs sièges métalliques les passagers, ballottés, terrifiés, cognés dans tous les sens, étaient muets. Enfin, l’appareil s’immobilisa dans un énorme nuage de poussière ocre. Une odeur de kérosène et de brûlé piqua aussitôt les narines de Malko. Il y eut une petite explosion à l’arrière.

— Out ! hurla le pilote égyptien.

Malko poussa d’un coup d’épaule la porte de plexiglas qui se trouvait maintenant au-dessus de sa tête, se hissa dehors, tendit la main au sheikh Sharjah, empêtré dans sa longue dichdacha. Les deux Yéménites roulant des yeux terrifiés, se bousculèrent à travers l’étroite porte. Enfin le pilote s’arracha le dernier. Tous, plus ou moins contusionnés, mais pas sérieusement blessés. Ils s’éloignèrent en courant au moment où une grande flamme enveloppait le moteur et le centre de l’hélicoptère. Quelques secondes plus tard, le plexiglas explosa avec un bruit sec.

Instinctivement Malko se jeta à plat ventre dans les cailloux, imité par ses compagnons.

Une explosion beaucoup plus forte projeta une pluie de débris enflammés et un souffle brûlant balaya les cinq hommes : l’hélicoptère n’était plus qu’une boule de feu. Ils se hissèrent hors de la dépression, se regardèrent, étonnés d’être encore vivants. Plus aucune trace du missile. Le mécanisme d’autodestruction avait dû fonctionner au bout de quinze secondes. Pendant qu’ils tombaient.

Le pilote leur avait sauvé la vie en se laissant tomber en auto-rotation. Lorsqu’il avait coupé sa turbine, il avait leurré le dispositif de guidage infrarouge du missile, car la chaleur émise par l’engin avait brusquement diminué. La perte d’altitude brutale de l’appareil l’avait mis également à l’abri de la fusée de proximité du Sam 7.

L’épaule cassée, l’Égyptien s’assit sur les cailloux avec une grimace de douleur. Un des Yéménites saignait de la bouche, les lèvres ouvertes. Un bruit dans le ciel fit lever la tête à Malko. Il poussa une exclamation et saisit Sharjah par le bras :

— Regardez !

Un point venait d’apparaître, encore assez haut dans le ciel, venant de l’ouest. Le Boeing « 707 » amenant Henry Kissinger. Dans quelques minutes, il allait se présenter à basse altitude et être à la portée des missiles d’Abdul Zaki.

Sharjah apostropha les Yéménites. L’un d’eux avait perdu sa mitraillette plaquée or dans le choc. Mais ils avaient encore leur cimeterre. Galvanisés, ils se mirent à courir à longues foulées souples vers la cabane d’où on avait tiré le missile, distante d’environ quatre cents mètres. Sharjah et Malko furent rapidement distancés.

Au moment où les deux Yéménites arrivaient à quelques mètres du bâtiment en torchis, une rafale d’arme automatique claqua. Le premier Yéménite tituba et tomba le visage en avant dans la poussière, lâchant sa mitraillette. Le second, uniquement armé de son cimeterre, s’aplatit sur les cailloux. Malko et le sheikh vinrent se coucher près de lui. Protégés par un petit repli de terrain, ils examinèrent le mur en torchis, et la porte de bois. Il faudrait au moins dix minutes aux renforts venant de l’aéroport pour parvenir jusqu’à eux. D’ici là, Zaki avait le temps d’abattre tranquillement le « 707 » lorsqu’il parviendrait au-dessus de la fermette.

— Il faut y aller, dit Malko.

Il rampa jusqu’au Yéménite mort, ramassa la mitraillette plaquée or, l’arma, se dressa et avança vers la ferme, courbé en deux. La porte de bois s’entrouvrit. Il eut le temps d’apercevoir le canon d’une arme. Aussitôt il arrosa la petite porte d’une courte rafale. Les lourdes baltes déchirèrent le bois. Son adversaire invisible riposta, mais gêné par son tir, ne put viser. Les balles s’éparpillèrent à sa gauche. Aussitôt, Malko bondit jusqu’à la porte, l’ouvrit d’un violent coup de pied, se jeta à l’intérieur. Avec un hurlement sauvage, le Yéménite survivant s’était rué à sa suite, cimeterre au poing.

Malko photographia la scène : installé dans la Mercedes décapotable, Abdul Zaki était en train de pointer vers le ciel un « Sam 7 ». Un pistolet-mitrailleur BRNO était posé sur le capot de la voiture.

Quelque chose bougea, à la droite de Malko. Il pivota, pressa sur la détente de la mitraillette et deux silhouettes rentrèrent précipitamment dans la ferme. Le sheikh Sharjah déboula à son tour et cria quelque chose.

Abdul Zaki tourna la tête vers les nouveaux arrivants, poussa un cri rauque. Malko vit quelque chose s’envoler de la Mercedes, foncer sur lui.

Le faucon !

L’oiseau de proie filait droit sur ses yeux. Pour les crever. Malko fit un moulinet avec son pistolet extraplat, se baissant. Le canon de l’arme frappa le faucon à la tête l’assommant à demi. Il voleta jusqu’au toit de la ferme, hésitant à attaquer à nouveau. Ceux qu’il poursuivait d’habitude ne se défendaient pas.

Sharjah hurla de nouveau et le Yéménite survivant, d’un bond prodigieux, sauta sur le capot de la Mercedes, Abdul Zaki lâcha précipitamment le Sam 7, attrapa le BRNO et lâcha une rafale, sans viser. Le Yéménite fût secoué par les impacts, tituba, se retint au pare-brise de la voiture. Malko crut qu’il allait tomber. Il levait déjà le pistolet extra-plat pour tirer sur Zaki quand le Yéménite se redressa d’un effort désespéré, tenant son cimeterre à deux mains. Déjà virtuellement mort.

D’un revers terrifiant, il abattit la lourde lame sur son adversaire.

Le cimeterre frappa Abdul Zaki horizontalement à la base du cou. Il n’eut même pas le temps de crier. Le cimeterre resta coincé entre sa tête et son torse, après lui avoir sectionné les carotides et pas mal d’autres choses utiles. Un flot de sang jaillit, inondant la Mercedes. Puis le Yéménite agonisant bascula sur l’homme qu’il venait de décapiter, l’écrasant contre le plancher de la voiture.

Un grondement puissant écrasa la ferme, Malko leva la tête. Juste à temps pour voir le dessous d’un Boeing « 707 », train sorti. Le souffle des réacteurs fit trembler le toit de chaume et s’envoler le faucon. Le sheikh Sharjah bondit jusqu’à la Mercedes, rafla le pistolet-mitrailleur BRNO et fonça vers la ferme en hurlant des imprécations et en tirant. Deux Arabes en costume européen se précipitèrent dehors les mains en l’air. Il les faucha d’une longue rafale jusqu’à ce que la culasse claque à vide. Alors il prit le pistolet-mitrailleur par le canon et fracassa la tête des mourants. Il se calma enfin et se tourna vers Malko, ses yeux globuleux encore plus saillants que d’habitude.

— Ces chiens ont trahi le pays qui les hébergeait !

Sa colère était sincère et terrifiante. Son regard s’adoucit devant le corps exsangue du Yéménite.

— Je vous avais dit, qu’ils se feraient tuer pour moi, dit-il doucement.

— Filons à l’aéroport, répliqua Malko. Dieu sait ce que Zaki a encore machiné. Prenons sa voiture.

Malko ouvrit la portière arrière et, surmontant son dégoût, tira dehors le corps du Yéménite, aidé par le sheikh Sharjah. Puis ils firent glisser à terre la dépouille d’Abdul Zaki. Dans le mouvement, la tête se détacha et resta au fond de la voiture.

Sans aucun dégoût, le sheikh Sharjah se pencha, la prit par les cheveux, l’éleva à la hauteur de son visage et cracha dans les yeux morts.

— Fils de truie engendré par deux hyènes !

Il jeta la tête sur le sol, près du corps. Malko et lui avaient l’air de bouchers sortant d’un abattoir. Ils essuyèrent tant bien que mal leurs mains au pantalon bouffant du Yéménite, et Malko se glissa derrière le volant. Le sheikh empoigna le téléphone. Mieux valait prévenir de leur arrivée, sinon, ils risquaient de se faire massacrer par les gorilles du « Secret Service »…

La piste partait vers le sud. Malko réalisa que cela signifiait un détour de plusieurs kilomètres s’il rejoignait la route goudronnée.

Il donna un brusque coup de volant pour sortir de la piste, fonçant vers l’extrémité du runway. Le sheikh Sharjah poussa un rugissement : l’écouteur du téléphone avait failli le priver de toutes ses dents en or. Déjà, la Mercedes roulait en plein désert, avalant les bosses, les cailloux, les déclivités. Il arriva trop vite sur un cassis, décolla, retomba, sentit les amortisseurs arrière lâcher. Cinquante mètres plus loin un pipe-line coupait le désert ! À trente centimètres du sol. Malko accéléra, les dents serrées, avec toute la puissance des trois cents chevaux à fond. Les mille six cents kilos de la Mercedes rompirent le pipe-line comme un fétu de paille.

Un geyser de liquide noir s’éleva derrière eux à vingt mètres de hauteur.

Le sheikh Sharjah éclata d’un rire de dément. Se détendant les nerfs.

Malko continua à rouler dans un vacarme effroyable. L’échappement avait été arraché à la sortie du moteur par le choc.

Heureusement, ils n’étaient plus qu’à trois ou quatre cents mètres de l’extrémité de la piste où venait de se poser le « 707 » transportant Henry Kissinger. Le moteur peinait, les cailloux jaillissaient, mais la Mercedes tenait bon. Malko faillit crier de joie en sentant le ciment du runway sous les roues de la voiture martyrisée. Une jeep militaire stationnée près d’une rampe de projecteurs démarra brusquement, venant droit sur eux. Malko voulut l’éviter, pour ne pas perdre de temps.

Une rafale de balles de 50 claqua aussitôt contre le ciment devant la Mercedes. Il stoppa. La jeep arriva à toute vitesse, s’arrêta près d’eux, hérissée de soldats en kouffieh, armes braquées. Le sheikh Shaijah se dressa, hurlant comme un moulin à prières. Malko aperçut un civil blond au milieu des soldats, brandit son épingle mauve :

— Nous faisons partie du dispositif de sécurité. Laissez-nous passer.

C’était un des agents du « Secret Service » qui l’avait vu deux heures plus tôt dans le bureau de Richard Green.

Ils repartirent à tombeau ouvert. À l’autre extrémité de la piste, le « 707 » fit demi-tour, revenant dans leur direction pour gagner son aire de stationnement. Malko était un peu rassuré : la sécurité semblait bien assurée. Il vit le gros appareil arriver à la hauteur de la bretelle menant au hangar où attendait le vrai comité d’accueil. Malko crut d’abord être victime d’une illusion d’optique. Le Boeing ne tournait pas !

Il continuait tout droit, vers la seconde bretelle, un kilomètre plus loin, menant au bâtiment de l’aérogare. Contrairement au plan établi par Richard Green et le sheikh Sharjah.

Malko jura entre ses dents. Les Palestiniens avaient réussi à déjouer les mesures de sécurité du sheikh Sharjah ! Roulant à près de 160 dans un vacarme de fin du monde, il ne quittait pas des yeux le « 707 ». Le gros appareil se rapprochait de la seconde bretelle, laissant loin derrière lui l’esplanade où attendaient les officiels, Richard Green et le gros des barbouzes. Qui ne pouvaient voir ce qui se passait à cause de la masse du hangar devant lequel ils attendaient.


* * *

— Mohbakah [16] cria la voix derrière la porte. L’employé de la tour de contrôle entrouvrit, aperçut deux uniformes noirs et des mitraillettes. Il ouvrit tout grand le battant. Les deux hommes en noir entrèrent aussitôt, refermèrent la porte à clef. L’un d’eux braqua sa mitraillette sur les trois contrôleurs.

— Continuez votre travail. N’appelez pas au secours ou vous mourrez !

Les contrôleurs tournèrent la tête, médusés. Celui qui avait parlé – jeune, avec une grosse moustache qui retombait des deux côtés de sa bouche – sourit :

— Frères ! dit-il, n’ayez pas peur, nous ne vous ferons aucun mal. Nous appartenons au commando « Jérusalem » qui va frapper les Sionistes dans quelques minutes.

Cela ne semblait pas évident. Les contrôleurs avalèrent difficilement leur salive. À travers les glaces bleutées de la tour, ils apercevaient des dizaines de policiers et de soldats quadrillant le terrain, des jeeps et même des chars. L’aérogare fourmillait d’agents du Mahabet et du Mohbakah. Sans parler des Américains. Il avait fallu beaucoup d’audace à ces terroristes déguisés en policiers militaires pour parvenir jusqu’à la tour de contrôle.

Le contrôleur principal était Égyptien et n’aimait pas particulièrement les Palestiniens…

— Que voulez-vous ? demanda-t-il.

Le Palestinien se rapprocha de l’écran de radar.

— Dans combien de temps arrive l’avion de Henry Kissinger ? demanda-t-il.

Le contrôleur se sentit soudain les jambes en plomb.

— Pourquoi ? réussit-il à dire.

Désespérément, il cherchait un moyen de prévenir l’extérieur. Justement, une jeep bourrée de soldats, avec une mitrailleuse, passait vingt mètres au-dessous de lui. Il maudit les organisateurs de la sécurité.

— N’aie pas peur, dit le Palestinien. Et réponds.

— Il est en approche finale.

L’autre contrôleur leur tournait le dos, un micro devant lui. Une voix éclata dans le haut-parleur :

— Koweit-Tower, Ici, November 720 Fox-Trott. Passons outer marker.

Le contrôleur répondit aussitôt.

— November 720 Fox-Trott, ici Koweit-Tower. Numéro un à l’atterrissage. Autorisé à prendre en finale la piste N° 1. Dernier vent 080 Din.

Le Palestinien écoutait attentivement. Il mit la main devant le micro et demanda :

— Il se pose dans combien de temps ?

Des grésillements sortaient du haut-parleur. Les secondes s’écoulaient, puis les minutes. Les cinq hommes demeuraient silencieux. Enfin, dans le lointain, on entendit le grondement des inverseurs de jet. Le Boeing « 707 » de Henry Kissinger roulait sur la piste. Presque aussitôt la voix du pilote annonça dans le haut-parleur :

— Koweit-Tower, ici November 720 Fox-Trott, vitesse contrôlée.

Le Palestinien eut un sourire de triomphe. Il se pencha à l’oreille du contrôleur.

— Dites-lui de rouler jusqu’au bâtiment de l’aérogare et de s’arrêter au point T.3.

Le contrôleur sursauta :

— Mais j’ai des instructions contraires ! Il doit aller devant le hangar des Koweit Airways. Je ne peux pas désobéir aux ordres du Mohbakah.

— Dépêche-toi, répéta le Palestinien. Si tu n’obéis pas, je te tue. Tu mourras pour le sionisme et les impérialistes américains.

Il avait appuyé le canon de son pistolet-mitrailleur sur le cou du contrôleur. Ce dernier sentit une sueur froide imbiber sa chemise. Il savait que son agresseur n’hésiterait pas à tirer. Il cherchait désespérément dans sa tête un moyen d’avertir le commandant de bord du « 707 » qu’il était sous le contrôle des Palestiniens… Mais il n’y avait pas de signal « hijack » pour les tours de contrôle.

Le canon du pistolet-mitrailleur s’enfonça encore plus dans son cou. Le contrôleur avala sa salive. Il n’avait pas envie de mourir pour Henry Kissinger.

— November 720 Fox-Trott, dit-il d’une voix étranglée, ici Koweit-Tower, votre stand Tango 3 via taxiway 2. Rappelez quand « parkers » en vue.

Il espérait de tout son cœur que le commandant de bord sentirait la tension de sa voix, mais celle de l’Américain éclata aussitôt, claire et disciplinée :

— Koweit-Tower. Ici November 720 Fox-Trott, bien reçu, piste claire.

Le contrôleur se retourna, bouleversé, vers le Palestinien :

— Qu’est-ce que vous voulez faire ? On va s’en apercevoir. Tout le monde l’attend là-bas.

Le Palestinien eut un sourire féroce :

— Pas tout le monde. Nous, nous l’attendons ici.

Загрузка...