Chapitre XVII

Eleonore se redressa sur un coude.

— My God !

Malko lui sourit pour la rassurer.

— N’ayez pas peur. D’abord nous avons de quoi nous défendre. Ensuite, il n’est pas impossible que nous ayons une bonne surprise.

Il ouvrit le petit sac de toile et Eleonore aperçut le reflet brillant du pistolet extra-plat.

Elle se rallongea contre lui. Elle tremblait légèrement, puis se calma et s’endormit. Malko contemplait les étoiles. Une, surtout, très brillante, basse sur l’horizon, plein ouest au-dessus de l’Océan Indien. Si grosse qu’on aurait dit la Croix du Sud. Mais il n’était pas dans l’hémisphère austral.

Elle allait disparaître dans la ligne d’horizon quand un frôlement de pas sur les rochers le fit sursauter. Il saisit son pistolet extra-plat, prêt à tirer sur la silhouette qui approchait. D’un léger coup de coude, il heurta Eleonore qui s’éveilla en sursaut, et braqua sa torche électrique.

Chino-Bu, un pagne autour des hanches, s’arrêta net, et cria avec son accent rauque :

— Come quick ! I am afraid. Jambo is sick.[14]

Malko se leva aussitôt, glissant son pistolet entre sa peau et son blue-jeans. Eleonore lui emboîta le pas. La Japonaise courait devant eux.

Malko pénétra le premier dans la cabane.

Jambo était accroupi dans un coin, les mains croisées sur ses genoux, les pupilles démesurément dilatées, regardant fixement la cloison en face de lui. Malko suivit la direction de son regard et aperçut un grand papillon de nuit posé sur la claie, rigoureusement immobile… Une terreur viscérale déformait les traits du Soudanais. Il ne semblait pas apercevoir ses visiteurs.

— Qu’a-t-il ? demanda Malko.

Chino-Bu se mit à parler avec volubilité dans un anglais hoché et sifflant :

— Je ne sais pas. Quand vous êtes partis, il a dit qu’il voyait des couleurs fantastiques, qu’il se sentait bizarre. Puis, tout d’un coup, il a cessé de parler. Il a commencé à trembler. Il a tendu le bras en poussant un cri. Il me montrait une fourmi, par terre. Je l’ai écrasée. Il s’est calmé. Puis le papillon est entré et s’est posé là. Jambo a hurlé, a reculé. Depuis, il est comme mort. Regardez.

Le Soudanais, sans lâcher le papillon des yeux, tremblait de tous ses membres.

Malko s’avança et tapota la claie près du papillon. L’insecte s’envola dans la direction de Jambo.

Il se passa alors une chose incroyable. Le Soudanais poussa d’abord un cri étranglé, se recroquevilla, tandis que l’insecte voletait autour de sa tête. Puis, d’une brusque détente, il se releva, et, avec un hurlement dément, recula, défonçant la cloison de la cabane. Il disparut à l’extérieur. Ses cris de terreur s’éloignèrent dans la nuit.

Chino-Bu se rua hors de la cabane, suivie de Malko et d’Eleonore. Jambo galopait sur la plage, hurlant à la mort, agitant les bras. Aussitôt, Chino-Bu poussa un cri de louve blessée et dévala les rochers derrière lui.

Eleonore, stupéfaite, se tourna vers Malko.

— Mais qu’est-ce qu’il a ?

Malko eut un sourire angélique.

— Je lui ai offert le plus beau « voyage » de sa vie. Il y avait sur le morceau de sucre que j’ai mis dans son café assez de LSD pour lui faire croire qu’il est le Christ et qu’il fait des miracles.


* * *

— Du LSD ! Mais où l’avez-vous trouvé ?

— Chez le Français au grand nez, dit Malko. Pour cent roupies. Une dose suffisante pour une douzaine de « voyages »… ou un seul grand.

— Mais il risque de devenir complètement fou !

— Ce n’est pas tout à fait impossible, reconnut Malko. Tel qu’il est, c’est déjà pas mal. D’après ce que je sais du LSD, il doit voir ce papillon cent fois plus grand et lui minuscule.

— Mais pourquoi avez-vous fait cela ?

Malko sourit, une lueur dangereuse dans ses yeux dorés.

— Parce que mon plan exige que j’élimine de la compétition Jambo, sans que Chino-Bu s’en doute.

— Que va-t-il se passer maintenant ? demanda Eleonore, après un grand silence horrifié.

— Cela dépend, dit Malko. Si mes calculs sont exacts, notre amie Chino-Bu va être obligée de nous demander notre aide.

Eleonore le regarda, interloquée :

— Notre aide, mais pour quoi faire ?

— Récupérer les armes au fond de l’Océan Indien. Je ne crois pas qu’elle y arrive seule.

La vice-consul était complètement dépassée par ce machiavélisme.

— Mais ce ne serait pas plus simple que les armes restent là où elles sont, dit-elle. Ainsi, il n’y a aucun risque.

— Ce sera encore mieux si tout se passe comme si nous n’avions pas éventé le complot Attention, voilà Chino-Bu !

Chino-Bu arriva en haut du raidillon, une lueur affolée dans ses petits yeux noirs, et leur fit face :

— C’est terrible ! dit-elle. Je n’ai pas pu le rattraper. Il courait comme s’il était poursuivi par le diable.

Malko essaya de consoler Chino-Bu.

— Allez vous coucher. Il reviendra tout seul.

Mais la Japonaise ne tenait pas en place.

— Nous devions partir demain matin, dit-elle. Pourvu qu’il revienne à temps.

Malko eut un bon sourire.

— Ce n’est pas bien grave si vous remettez votre voyage d’un jour ou deux. Vos passeports peuvent attendre.

Chino-Bu baissa la tête.

— Oui, bien sûr…

Elle était sur le point de dire quelque chose, puis se ravisa, leva la tête :

— Vous restez là, n’est-ce pas ?

— Absolument, dit Malko, nous allons nous recoucher. Appelez-nous lorsqu’il reviendra.

Chino-Bu rentra dans la cabane. Malko et Eleonore s’éloignèrent vers leur lit improvisé.

— Il n’y a plus qu’à attendre, annonça Malko gaiement.

— Vous croyez qu’il ne va pas revenir ?

— Sincèrement, cela m’étonnerait. Avec la dose qu’il a, il va courir jusqu’à Bombay. Ou se terrer dans un coin. Il en a pour un jour ou deux.

Ils s’allongèrent et se roulèrent de nouveau sous la couverture. Le corps de la Noire était glacé.


* * *

— C’est moi, chuchota la Japonaise.

Malko se redressa. Il n’avait pas fermé l’œil. Il avait aussi acheté au Français pourvoyeur de drogue des amphétamines. Il pouvait ainsi ne pas dormir pendant quarante-huit heures. Et il risquait d’en avoir besoin. Henry Kissinger arrivait le surlendemain au Koweit.

— Que se passe-t-il ?

— Il n’est pas rentré, dit Chino-Bu.

Derrière la cocoteraie, on apercevait les premières lueurs mauves de l’aube. Malko se leva. Chino-Bu frissonnait dans une chasuble de toile. Les traits tirés, les yeux cernés et hagards. Malko avait du mal à croire que cette minuscule Japonaise était recherchée par les polices d’une douzaine de pays.

— Recouchez-vous, conseilla-t-il. On ne peut pas le chercher. Il est peut-être dans la cocoteraie ou dans les rizières.

— Mais il faut que je parte, gémit Chino-Bu. Absolument. Dans deux heures au plus.

La Japonaise fixait la mer encore grise. Elle répéta, comme pour elle-même :

— Je dois absolument partir. Absolument.

Malko avait du mal à contenir sa satisfaction.

— Je le dirai à Jambo, proposa-t-il. Je garderai la cabane en votre absence.

Chino-Bu regarda alternativement Eleonore, puis Malko, puis la cocoteraie, comme si Jambo allait en surgir.

— Il faudrait que vous m’aidiez, murmura-t-elle.

— Vous voulez de l’argent ?

Elle secoua vivement la tête.

— Non, non, ce n’est pas ça. Mais il faut que je transporte quelque chose à Bombay. Jambo l’avait caché dans les roches, là où il pêche les langoustes, parce que les Indiens et les junkies[15] volent tout sur la plage. Et je ne sais pas nager.

Eleonore était pétrifiée. Malko proposa aimablement.

— C’est facile, je vais plonger avec l’équipement de Jambo. Qu’est-ce que c’est ?

— Un sac en toile jaune. Mais… (Elle hésita.) il ne faut en parler à personne.

Malko eut un geste rassurant :

— À qui voulez-vous que j’en parle ? De toute façon cela ne me regarde pas. Est-ce que c’est très lourd ?

Chino-Bu hésita.

— Je ne sais pas, une vingtaine de kilos.

— Bon, je vais essayer de le remonter, dit Malko. Montrez-moi où ce sac se trouve approximativement.


* * *

La mer était beaucoup plus fraîche que la veille. Ou peut-être était-ce la fatigue.

Pour la sixième fois, Malko replongea. Il y avait du courant et il n’arrivait pas à s’accrocher aux rochers sous-marins glissants, pour arracher le sac jaune coincé entre deux rochers. Par précaution, il avait pris le fusil sous-marin et laissé son pistolet extra-plat à Eleonore. Au cas hautement improbable où Jambo jugulerait le LSD.

Il arriva pile devant la faille sombre. S’accrochant au rocher de la main gauche, il saisit de la droite l’ouverture du sac et tira de toutes ses forces. Pendant d’interminables secondes, rien ne bougea, le sable s’élevait du fond, obscurcissant sa vision. L’air de ses poumons s’épuisait. Finalement, il prit la toile caoutchoutée jaune à deux mains, secoua, tira dans tous les sens. Brusquement, le sac se décoinça, et Malko partit en arrière, l’entraînant avec lui. Il battit furieusement des pieds pour remonter vers la surface.

Il souffla un peu au milieu des vaguelettes grises. Un bon quart d’heure s’était écoulé depuis le début de ses recherches. De la cabane, on ne pouvait le voir, car il était caché par les rochers. Il examina le sac qu’il maintenait entre deux eaux. Il était hermétiquement fermé par une large bande de caoutchouc et pesait vingt bons kilos. Il le tâta, sentit sous ses doigts les aspérités d’une crosse. Cette fois, il y était ! C’étaient bien les armes destinées à tuer Henry Kissinger. Lentement, il entreprit de le haler vers l’îlot rocheux où il avait posé le fusil sous-marin et son propre sac.

Il lui fallut encore dix bonnes minutes pour atteindre l’îlot du côté opposé à la plage. L’eau lui arrivait à la taille. Il hissa le sac jaune hors de l’eau et le coinça entre deux rochers.

Puis, il fit sauter la bande de caoutchouc noire et plongea la main dedans. Le MP 5 qu’il ramena était soigneusement enveloppé de papier huilé, crosse et chargeur replié. Il en sortit quatre autres semblables. Plus cinq chargeurs pleins. Tous étaient du modèle le plus long : trente coups.

Il y avait dix grenades. Cinq rayées d’une bande jaune et marquées des lettres W.P. Pour White Phosphore. Cinq explosives, à la bande rouge. Les grenades au phosphore ressemblaient à des petits containers de crème à raser. Il regarda les armes étalées sur les rochers, savourant son triomphe.

Puis, il ouvrit son propre sac, en sortit d’abord une feuille de papier contenant les numéros des armes volées en Allemagne par les complices de Chino-Bu. Tout correspondait… Il passa ensuite à la seconde partie de son travail : la plus compliquée.

Si tout se passait bien, il allait se payer une assez belle revanche.


* * *

Chino-Bu entra dans l’eau jusqu’à la taille, allant vers Malko qui émergeait de l’Océan Indien, tirant derrière lui le lourd sac de toile jaune.

— C’est ça ? demanda-t-il.

La Japonaise hocha affirmativement la tête, lui prit le sac des mains et l’examina, comme pour s’assurer qu’il n’avait pas été ouvert. Malko regardait ailleurs et s’ébrouait. Maintenant, le jour était complètement levé et quelques hippies commençaient à se montrer sur la plage.

Chino-Bu hala le sac jaune sur la plage, bandant tous ses muscles.

— Merci, dit-elle. Il faut que je m’en aille maintenant.

— C’est lourd, dit Malko, je peux vous aider.

La Japonaise secoua la tête.

— Non, non, ce n’est pas la peine. Je vais seulement jusqu’au restaurant. Le bus Volkswagen m’emmène prendre le bus à Calangute. L’avion part à dix heures…

— Qu’est-ce que je dois dire à Jambo ?

— Que je suis partie pour Bombay. Avec le sac. Que tout va bien.

Elle s’éloigna, courbée en deux sous le poids du sac. Malko attendit qu’elle soit à cent mètres pour dire à Eleonore.

— Maintenant, à nous de jouer.

L’Américaine le fixa, incrédule et interloquée.

— Mais vous lui avez vraiment donné les armes ? Vous ne les avez pas remplacées par des pierres ?

Malko secoua la tête, amusé :

— Bien sûr que non, c’est la première chose qu’elle va vérifier. Ici, il n’y a ni téléphone ni radio, mais à Bombay, elle a sûrement des liaisons avec les Palestiniens. Non, elle va tout trouver au complet. Donc, elle n’a aucune raison de s’alarmer.

— Où allons-nous ? interrogea Eleonore.

— À l’aéroport de Davolim. Nous allons traverser la montagne jusqu’à Baga et prendre ensuite un taxi. Hier soir, j’ai retenu pour nous deux places sur le vol des Safari Airways qui part à 15 h 30 pour Bombay. Nous avons largement le temps de récupérer nos bagages au Turist-Hôtel.

— Et elle ?

— Elle prend le « 737 » des Indian Airlines à 11 h 30. Nous ne la reverrons plus avant le Koweit. Elle est sur le vol 371 de la K.A.C. demain matin. Nous partons deux heures plus tôt par Air India. Ce qui nous permettra de nous reposer ce soir au Taj-Mahal. Et de donner de nos nouvelles.

Ils se mirent en route par le sentier serpentant dans les rochers, le long de la mer. Son pied le faisait beaucoup souffrir. Il pensa amèrement à tous les hélicoptères dont la CIA disposait.

Le soleil commençait à chauffer sérieusement. Derrière lui, Eleonore marchait la tête baissée, le souffle court.


* * *

Un petit crabe transparent sortit de l’oreille gauche du mort et s’enfouit dans le sable. Effrayé par le petit cercle de hippies mâles et femelles qui entouraient le corps étendu sur la plage. Quelques mouches tournaient déjà autour du visage. Dès que le soleil serait vraiment levé, cela allait poser des problèmes… Un Indien qui travaillait au restaurant regarda avec indifférence le cadavre de l’étranger.

— Qu’est-ce qui est arrivé ? demanda-t-il sans vraie curiosité.

Une fille avec un bébé dans les bras lui répondit.

— Je ne sais pas. Je l’ai vu hier soir, il courait sur la plage. Dans tous les sens. Tout à coup, il s’est précipité dans l’eau. J’ai cru qu’il voulait se baigner, mais il n’est pas ressorti.

— Il a dû se suicider, fit un autre hippie.

Les hippies contemplaient le corps avec méfiance. Un cadavre, cela signifiait des ennuis, la police… Un hippie blond et barbu examina le corps, le retourna, se releva, annonça :

— Je suis médecin. Ce type est mort de mort naturelle. Je propose qu’on creuse une tombe dans la cocoteraie et qu’on l’enterre. Cela évitera des problèmes.

Les hippies présents approuvèrent. Ils empoignèrent le corps de Jambo et entreprirent de le haler à l’ombre.


* * *

Le taxi jaune et noir stoppa devant le petit aéroport de Davolim, également base de la marine indienne, au moment où un « Vampire » antédiluvien décollait dans un nuage noir de kérosène. Le terrain était vide, à part le DC3 des Safari Airways. Le Boeing 737 des Indian Airlines était parti trois heures plus tôt. En retard. Malko alla au guichet, acheta deux tickets. Quelques voyageurs attendaient dans le petit hall sombre… À l’extérieur, des sentinelles armées de vieilles pétoires interdisaient l’entrée du terrain comme si cela avait été la ligne Maginot.

— Allons à l’air libre, dit Malko.

Eleonore et lui ressortirent sous les acacias de la place et s’assirent sur un banc. Tout était propre, tiré au cordeau. Une file de taxis Austin Ambassador – le luxe suprême en Inde – jaune et noir, attendait. De l’aéroport bâti sur un promontoire dominant la côte, la vue était splendide.

Trois quarts d’heure plus tard, on appela le vol de Bombay. Sans même fouiller les passagers. Qui avait envie de détourner un vieux DC3 pourri ?

Au moment où le DC3 se cabrait et où le port de Vasco de Gama commençait à défiler sous les ailes de l’appareil, Eleonore se pencha vers Malko :

— Maintenant, dites-moi ce que vous voulez faire !

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