— C’est là qu’Henry Kissinger viendra déjeuner, annonça Richard Green. Si tout se passe bien.
Un ange ceinturé de grenades traversa l’Eldorado.
Malko aperçut sur la droite du freeway un mur bas bordé d’acacias, une énorme antenne de radio, des miradors hérissés de mitrailleuses.
À côté, il y avait une caserne avec de flamboyants uniformes rouges : la garde personnelle de l’émir Sabah Al Salem. On était encore à vingt kilomètres de Koweit-City. L’émir était prudent Coincé entre le freeway, le golfe Persique, la caserne et un terrain vague, il pouvait se défendre. Un kilomètre plus loin, Malko aperçut sur la gauche du freeway d’étranges constructions d’un blanc éblouissant, toutes semblables, alignées sur des kilomètres, en plein désert.
— Qu’est-ce que c’est que ces ruches ? demanda-t-il.
— Les cités de relogement des Koweitis, expliqua Richard Green.
Il y avait de quoi faire des cauchemars.
Richard Green alluma une cigarette et dit :
— Si nous prévenons Sharjah, il n’est pas certain qu’il intervienne contre ces Palestiniens. Même s’ils font joujou avec des armes. Ils pourront toujours dire qu’ils s’entraînent à envahir Israël. Et ça, c’est sacré.
— C’est possible, reconnut Malko.
— Cela ne laisse qu’une solution, continua l’Américain.
Ils demeurèrent silencieux, pensant à la même chose, bercés par le ronflement du moteur.
— On ne peut pas attaquer ces Palestiniens sans en référer à Washington, remarqua Malko. C’est extrêmement grave.
— Bien sûr, approuva Richard Green. Mais on n’est pas obligé de tout leur dire… J’ai un ami iranien qui acceptera sûrement de nous donner un coup de main. Il a travaillé avec des gens à nous, dans le sud de l’Iran. À la belle époque.
Malko n’était pas chaud pour une liquidation préventive. Le remède risquait d’être pire que le mal.
— Avant d’envisager une liquidation violente de ces Palestiniens, remarqua-t-il, demandez à Washington de faire pression sur les Koweitis.
Richard Green ne répondit pas, soudain renfrogné.
Ils entraient dans les faubourgs de Koweit et ils durent ralentir considérablement. La circulation était démente. Partout, les boutiques regorgeaient de marchandises, au tiers des prix d’origine.
Sur la droite de la route, Malko remarqua un dôme scintillant.
— Superbe mosquée, remarqua-t-il pour détendre l’atmosphère.
L’Américain gloussa de joie.
— C’est la mosquée du Kassr Mischrif ! Ils l’ont construite avec des bouteilles de bière ! Pas mal pour une mosquée.
Malko en était à sa troisième vodka. Essayant de chasser l’agacement causé par l’entêtement de Richard Green.
L’Américain avait passé le reste de la journée à taper furieusement à la machine un long rapport qu’il remettait au fur et à mesure au « codeur » de l’ambassade. Le plan d’attaque du camp palestinien. Avec tous les détails. Il ne manquait que le soutien de l’aviation.
On était en pleine baie des Cochons…
Décidément la CIA n’avait rien appris.
Ravi, Richard Green se leva, s’étira et vint retrouver Malko sur le canapé de son bureau.
— Avec le décalage horaire, on aura la réponse demain matin, dit-il. J’ai appelé ça l’opération Armageddon.
L’affrontement du Bien et du Mal, comme dans la Bible. Richard Green virait au lyrisme guerrier. Malko acheva sa vodka, grillant de doucher l’enthousiasme de l’Américain. Armageddon était une folie politique. S’ils étaient blessés ou capturés, les conséquences seraient incalculables. Sans compter que rien ne disait qu’ils viendraient à bout des Palestiniens.
— Et votre Iranien ? demanda Malko.
— Il en est ! jubila Richard Green. Eleonore a été le voir.
— Et les armes ?
L’Américain sourit finement :
— Nous avons quelques M. 16 à l’ambassade. Et des grenades.
— Vous signez le crime, fit Malko, pince-sans-rire.
L’Américain eut un geste fataliste.
— Les armes voyagent tellement !
— Ces Palestiniens semblent être une vingtaine, avança Malko. Nous ne serons que trois.
— Quatre, corrigea Richard Green. Eleonore vient. Elle conduira la voiture. Une « Station-Wagon » qui n’a aucun lien avec l’ambassade, si on était obligé de l’abandonner là-bas.
Malko fit la grimace intérieurement. Il se voyait déjà en retraite à pied dans le désert. Charmante perspective. Il pensa à Alexandra, en train de faire des boules de neige au château de Liezen. Il eut soudain envie de lui téléphoner. Dans vingt-quatre heures il serait peut-être mort. Absent définitivement de ce monde fou.
— Allons manger quelque chose à la Pizzeria du Hilton, proposa Green.
Eleonore Ricord entra au moment où il allait répondre. Avec des bottes argent et une minirobe assortie. Particulièrement appétissante. Malko se dit qu’elle ferait un très bon repos du guerrier.
Avant le combat.
— Va pour la Pizzeria, dit-il. Si Miss Ricord nous fait l’honneur de sa présence…
— Ça y est ! annonça triomphalement Richard Green.
Malko regardait fasciné, les lettres imprimées sur la bande du télex : ARMAGEDDON, ARMAGEDDON, ARMAGEDDON. Cela pouvait aussi s’épeler pour Malko : danger de mort immédiate.
Richard Green et lui sortirent de la petite salle des télex au premier étage de l’ambassade.
Malko, soucieux, demanda :
— Qui a envoyé la confirmation ? C’est le chef du desk « Middle East » ?
— Non, admit Richard Green. Il est en vacances. C’est son adjoint, un vieux copain à moi. Nous étions ensemble à Pleiku. C’est un type comme ça ! Pas une couille molle de bureaucrate.
Malko ne releva pas. La manœuvre était claire. Richard Green faisait partie du groupe qui, au sens de la « Company », regrettait les méthodes expéditives des débuts de la CIA. Quitte à mettre leurs supérieurs devant le fait accompli. À leurs yeux, la sécurité de Henry Kissinger justifiait tous les risques.
Malko se résigna. Son fatalisme slave le reprenait. Mais il abhorrait ces méthodes peu sophistiquées.
— Quel est votre plan ? demanda-t-il à Green lorsqu’ils furent revenus dans le bureau.
— Très simple, affirma l’Américain. Je me suis renseigné. Le camion-citerne que nous avons vu va tous les jours ravitailler Wafra à la même heure. Nous allons l’attendre, lui emboîter le pas. De cette façon, les Palestiniens ne nous verront pas arriver. On les arrosera au Kalachnikov et à la grenade. En trois minutes, ce sera fini.
— Au Kalachnikov ? s’étonna Malko. Je croyais que vous aviez des M. 16 ?
Richard Green sourit d’un air finaud.
— L’attaché militaire m’a dépanné. On aura des Kalachnikov. Comme ça, s’il y a une enquête, on croira à un règlement de compte entre Palestiniens.
— Et si l’un de nous trois est tué ?
— Nous ramènerons le corps dans la voiture.
Il avait réponse à tout.
Malko plongea ses yeux dorés dans les siens.
— Et si nous sommes TOUS tués. Qui nous ramènera ?
— Soyez pas idiot, fit Green. Ce sont des Arabes. J’ai fait trois ans de commando. Si vous avez les jetons, dites-le.
Malko n’insista pas. Puisqu’on allait au massacre, autant y aller gaiement.
— Espérons que le camion ne tombera pas en panne. Sinon, cela va ressembler à la charge des cavaliers polonais contre les chars allemands en 1939. Un cousin à moi a cessé définitivement d’y croire au miracle.
— O.K., fit Richard Green. Rendez-vous demain matin à huit heures. Le camion passe entre dix et onze.
Cela nous laisse de la marge.
— Nom de Dieu, qu’est-ce qu’il fait ? grommela Richard Green.
Il était huit heures et demie.
Pour la dixième fois en dix minutes, il décrocha son téléphone et composa le numéro de son ami iranien. Sans plus de succès que les neuf autres fois précédentes. Malko buvait du petit-lait.
— Vous ne connaissez pas les Iraniens, remarqua-t-il. Ils ne disent jamais « non », mais ils ne font jamais « oui ».
Le front bas de Richard Green était plissé de contrariété. Il raccrocha violemment en jurant entre ses dents. Dans un coin, Eleonore Ricord, en blue-jeans et tricot moulant bleu ne disait rien. Tendue et angoissée. Les Kalachnikov étaient déjà à l’arrière de la « Station-Wagon », dans une cantine métallique. Avec assez de chargeurs pour gagner la guerre de Sécession.
Richard Green se renseigna encore auprès du poste de garde, demandant si l’Iranien ne l’attendait pas en haut. Malko avait envie de lui dire qu’il était probablement en train de courir à toutes jambes vers Téhéran ou de rédiger un rapport pour la SAVAC[8] sur la crédulité du chef de station de la CIA.
— On ne peut plus attendre, à cause du camion ! explosa l’Américain. On y va.
Ses petits yeux gris semblaient s’être encore enfoncés. Il portait une sorte de battle-dress avec des poches partout. Bourrées de grenades diverses. Un vrai commando. Plus modestement, Malko n’avait que son pistolet extra-plat. Et un de ses éternels costumes d’alpaga noir. Il avait horreur de se déguiser en guerrier.
— Nous n’attendons plus votre ami ? demanda-t-il perfidement.
Richard Green fit comme s’il n’avait pas entendu. Ils sortirent du bureau en silence… La « Station-Wagon » était garée hors de l’ambassade, un peu plus loin. Ils prirent place dans la voiture. Richard Green conduisait. Il tourna à droite pour rejoindre le bord de mer.
Malko laissa son regard errer sur la mer qui était grise et noire à cause de la pollution. Son esprit était ailleurs. Tout son flegme slave l’avait repris au moment du danger. Il se demanda si Eleonore se formaliserait s’il lui demandait une marque d’affection légèrement teintée d’érotisme pendant leur voyage.
Hélas, elle était assise à l’arrière. Il se retourna, rencontra son regard et découvrit qu’elle pensait à la même chose. Ses lèvres étaient entrouvertes, elle fixait Malko de ses grands yeux marron avec une expression ambiguë, apeurée et en même temps, terriblement complice.
La peur agissait sur elle comme un stimulant érotique. Malko pensa aux sages couples anglais qui faisaient furieusement l’amour sous les bombardements.
Il passa son bras par-dessus le dossier de la banquette et ses doigts rencontrèrent tout naturellement le genou de la Noire.
Concentré sur sa conduite et sur sa croisade, Richard Green ne s’apercevait de rien.
Richard Green emboîta un chargeur dans le Kalachnikov avec un claquement sec et posa l’arme à côté d’un autre semblable sur la plage arrière de la « Station-Wagon ». Puis il tendit à Malko une ceinture de toile contenant huit chargeurs et s’en boucla une semblable autour de la taille.
La plage arrière du véhicule disparaissait sous les fusils d’assaut et les chargeurs. Eleonore contemplait le spectacle sans rien dire. Le silence du désert était absolu. Seul, le vent soufflait violemment de l’est. Au loin, on apercevait les flammes de plusieurs torchères. Mais, là où ils se trouvaient, il n’y avait rien. Que la « ferme » palestinienne, très loin en contrebas. Malko l’avait longuement observée à la jumelle, sans rien découvrir d’anormal. Quelques Palestiniens faisaient de la culture physique dans la cour. Peut-être que le plan de Richard Green avait une chance de réussite.
Il ne manquait plus que le camion d’eau.
Ils s’assirent à l’ombre de la « Station-Wagon », sur une bâche, dissimulés à la vue de la « ferme ».
10 heures 45. Malko se dit que le camion-citerne avait peut-être crevé… Ou que l’usine de dessalement s’était mise en grève. Le ciel était immaculé et on cuisait au soleil.
Soudain, Eleonore Ricord poussa un hurlement, désignant quelque chose à quelques mètres d’eux. Malko sursauta, aperçut quelque chose de jaunâtre, de la taille d’une soucoupe, qui se déplaçait rapidement. Richard Green ramassa une pierre et la jeta.
Il y eut un « floc » dégoûtant, et l’objet s’arrêta.
— Une araignée-chameau, commenta l’Américain. Il y en a plein le désert.
Un grondement de moteur qui se rapprochait empêcha Malko de répondre. Cela venait de la piste, derrière la crête.
Sûrement le camion-citerne.
L’Américain se précipitait déjà dans la « Station-Wagon ». Malko l’y rejoignit. Richard Green semblait avoir rajeuni de dix ans.
— Dès qu’il a passé, on se colle derrière ! dit-il. À un mètre, dans la poussière, personne ne pourra nous voir. En passant devant la « ferme », Eleonore ralentit. On descend. Elle continue. Un demi-mille. Ensuite, elle stoppe, et elle observe la situation à la jumelle. Si tout est OK, je sors ou vous sortez, et elle revient nous prendre au passage. Sinon, elle continue derrière le camion et revient par la route de la côte.
Et, eux reviennent en corbillard.
Le grondement du camion augmentait. Il apparut, au sommet de la crête, Malko le vit grossir dans le rétroviseur. C’était bien le camion-citerne. Un seul homme était à bord, comme d’habitude. Le camion dépassa la « Station-Wagon », ralentit et, au moment où Eleonore allait lui emboîter le pas, s’arrêta au bord de la piste !
À dix mètres devant eux.
— Nom de Dieu, fit Richard Green. Qu’est-ce qui lui prend ?
Malko se le demandait aussi. Il attendit quelques secondes, puis descendit de la « Station-Wagon ». Eleonore lui tendit en silence un des Kalachnikov. L’énorme camion-citerne vert se dressait immobile et silencieux, devant eux. Ils n’avaient vu personne en descendre.
Sa présence insolite ressemblait à une menace. Et pourtant il n’y avait qu’un seul homme à bord. Dans la citerne, personne ne pouvait se cacher. Malko s’avança lentement le long du côté gauche, parvint jusqu’à la cabine, y jeta un œil.
Elle était vide.
Richard Green le rejoignit, serrant un Kalachnikov.
— Alors ?
— Il a dû aller satisfaire un besoin naturel, dit Malko. Ou dire sa prière…
Richard Green se frappa le front.
— Évidemment. C’est l’heure !
Cinq fois par jour, les musulmans pieux doivent se prosterner en direction de la Mecque.
Malko se baissa, et aperçut sous le camion, les jambes du chauffeur. Celui-ci s’éloignait vers la droite. Il disparut dans un repli de terrain. Richard Green s’appuya au gros véhicule et soupira, son Kalachnikov au creux de l’épaule.
— God damn’it ! Il nous a fait peur ! S’il était tombé en panne, c’était la tuile.
Il s’essuya le front.
— Je crève de soif.
Malko eut un sourire ironique.
— Vous devez avoir cinq mille litres d’eau dans votre dos. Servez-vous.
— Merde, c’est vrai. Mais je ne vois quand même pas faire un trou.
— Il y a des robinets. À l’arrière.
— Tenez-moi ça, fit Richard Green en lui tendant le Kalachnikov.
Il marcha jusqu’à l’arrière, s’accroupit, ouvrit un des gros robinets et mit la bouche dessous. Un jet liquide fusa aussitôt sur le visage épanoui de l’Américain.
Son expression ne dura que quelques secondes. Il se releva d’un bond, avec une horrible grimace, s’essuyant la bouche, crachant, tapant du pied, tandis que le liquide continuait à couler par terre.
— Hé, c’est pas de la flotte ! cria-t-il.
Malko eut soudain l’impression d’avoir un régiment de fourmis rouges dans l’estomac. Il courut à l’arrière du camion-citerne, envoya la main sous le jet et la ramena sous son nez.
Cela puait l’essence !
En une fraction de seconde, il comprit.
— Courez ! hurla-t-il à Richard Green, pétrifié d’étonnement.
Lâchant le Kalachnikov, il démarra comme un missile, raflant au passage la main d’Eleonore Ricord, si vite qu’elle tomba sur un genou, se releva en voltige, cria de terreur. Ils plongèrent tous les deux dans le ravin, se tordant les pieds sur les cailloux du sol inégal.
Ils parcoururent ainsi près de cent mètres, jusqu’à ce que ses poumons soient prêts à éclater. Eleonore suivait tant bien que mal, littéralement traînée par lui.
— Hé, vous êtes fou ! appela Richard Green, dix mètres derrière Malko.
Une seconde plus tard, une explosion terrifiante secoua le désert. Le camion-citerne se transforma en une gigantesque boule de feu qui monta verticalement vers le ciel, entourée de fumée noire… Malko se jeta à terre au moment où le souffle brûlant mêlé de flammèches les atteignait. Il eut l’impression d’être une langouste que l’on plongeait brusquement dans l’eau bouillante.
La pression de l’air brûlant lui fit lâcher la main d’Eleonore Ricord qu’il entendit crier. Il roula sur lui-même, ses vêtements déchirés par la rocaille, assourdi, grillé, assommé par le souffle et le bruit de L’explosion.
Il dut rester plusieurs minutes évanoui, car, lorsqu’il réussit à se mettre debout, le silence était retombé. Seul un énorme nuage de poussière continuait à flotter à l’endroit où le camion-citerne avait explosé, s’étendant dans un rayon de trois cents mètres. Malko avait mal partout, son costume était en loques, il saignait d’innombrables coupures. Mais il n’était pas gravement atteint. Les craquements des flammes qui dévoraient le camion et ce qui restait de la « Station-Wagon » projetée sur un éperon rocheux, cinquante mètres plus haut, achevèrent de le ramener à la réalité.
Il regarda autour de lui. Personne.
Il appela :
— Eleonore ! Richard !
— Je suis là !
C’était la voix de la vice-consul noire. Elle émergea du nuage de poussière, méconnaissable, vêtue d’un slip déchiré, avec une seule chaussure, le visage en sang, sanglotant hystériquement. Elle se jeta dans les bras de Malko, tremblant de tous ses membres.
— Mon Dieu, qu’est-il arrivé ? Vous êtes blessé ?
— Ça va, dit Malko. Essayons de trouver Richard.
Ils le découvrirent trente mètres plus loin, étendu sur le ventre, la nuque en sang, déshabillé complètement par le souffle, étrangement incongru dans ce désert avec sa peau blanche.
Malko le retourna, après lui avoir tâté la nuque. L’Américain grogna et ouvrit les yeux. Il balbutia :
— Où sont-ils ?
— Qui ? demanda Malko.
— Les types qui nous ont attaqués.
Malko secoua la tête.
— Personne ne nous a attaqués. Le camion ne contenait pas de l’eau, mais de l’essence. Une petite surprise de nos amis que nous devions surprendre.
Richard Green se frottait la tête, l’œil vague.
— Mais le chauffeur ?
— Il a été le premier à prendre ses jambes à son cou. Pas pour faire pipi. Pour sauver sa peau. C’était bien calculé. Ils nous ont repérés les fois précédentes. Ils ont dû aussi savoir que vous vous étiez renseigné sur l’horaire du camion. Si vous n’aviez pas eu soif, nous serions en ce moment transformés en martyrs de la Démocratie.
Richard Green fixait d’un œil absent la « Station-Wagon » qui ressemblait à une œuvre du sculpteur César, en plus beau.
— Filons, conseilla Malko. Avant que les Palestiniens ne viennent ramasser nos morceaux en souvenir.
Il aida l’Américain à se relever. Richard Green tenait à peine sur ses jambes. Eleonore n’arrêtait pas de pleurer nerveusement… Ils mirent dix minutes à remonter sur la piste, coupant à travers la pierraille. Le camion brûlait toujours. Le désert avait été carbonisé dans un rayon de deux cents mètres. S’ils étaient restés près de l’engin, ils auraient été pulvérisés. Le vent rabattit sur eux une fumée âcre qui les fit tousser à cracher leurs poumons.
— Mais, bon sang, je suis à poil ! s’exclama Richard Green.
Complètement sonné par l’explosion, il venait de réaliser seulement. Avec un regard gêné pour Eleonore, il mit une de ses mains en conque devant son sexe.
Un peu plus éloigné de l’explosion, Malko n’avait pas été déshabillé, mais son costume aurait fait un très bel épouvantail.
Soudain, un son lointain vint frapper leurs oreilles. Une sirène de pompiers. Les gens d’Ahmadi arrivaient à la rescousse. Dans cette éponge à pétrole, ce n’était pas prudent de laisser un incendie se développer.
Malko s’arrêta : ses jambes ne le portaient plus et il avait des éblouissements.
— La prochaine fois, dit-il, nous prendrons un char T 34. Ce sera plus sûr.
— Nom de Dieu, fit soudain Richard Green. L’Iranien ! C’est lui qui nous a vendus !
— Ce n’est pas impossible, reconnut Malko.
Il regarda la piste : un convoi de véhicules fonçait dans leur direction. Cinq minutes plus tard, une jeep pila à leur hauteur. Plusieurs Arabes en sortirent et s’arrêtèrent stupéfaits devant le spectacle de ces deux hommes et de cette femme, presque nus, couverts de sang et de poussière.
— Sharjah va bien s’amuser, murmura Malko.
Malko avait l’impression de s’être battu avec un porc-épic géant, tant sa peau portait de déchirures et de bleus. Tous ses muscles lui faisaient mal. Mais il était entier.
Le sheikh Abu Sharjah était onctueux comme une motte de beurre, mais ses gros yeux proéminents ne souriaient plus.
— Vous devriez être mort, remarqua-t-il.
— J’ai presque envie d’aller à La Mecque, dit Malko. Embrasser la Pierre Noire…
— Je suis content que vous ayez échappé, lâcha à regret le Koweiti, mais vous avez eu tort de ne pas me faire confiance.
Malko eut une grimace de douleur.
— Excellence, dit-il, je vous présente toutes mes excuses. Au nom de Richard Green. Je vous promets que cela ne se reproduira plus. Et j’ai un ultime service à vous demander. Ces Palestiniens ne savent pas encore que nous sommes vivants. Ils sont tous là-bas. Allez les arrêter. Juste le temps qu’Henry Kissinger arrive et reparte. On doit pouvoir trouver un motif.
Le Koweiti réfléchissait. Finalement, il hocha la tête.
— Je vais aller soumettre le problème à mon oncle l’émir, dit-il. Je ne peux pas prendre cela sous mon bonnet. Mais je vous promets de plaider votre cause et je crois que l’émir sera d’accord. Venez demain à mon bureau. Je vous dirai ce qui s’est passé.
Malko aurait embrassé ses joues rebondies. Il le raccompagna, téléphona chez Eleonore pour prendre de ses nouvelles et tomba endormi.
Dure journée.