Chapitre VIII

— N’ayez pas peur ! dit Malko.

Il n’avait que quelques secondes pour agir. De la main gauche, il prit le poignet de Dinah. Sa main droite ressortit de sa ceinture à la vitesse d’un cobra, avec son pistolet extra-plat. Visant au-dessus de ses adversaires d’en haut, il tira. Les deux Arabes reculèrent précipitamment vers la sortie. Malko bondit, entraînant Dinah.

Il y eut un piétinement derrière lui, puis le hurlement de Dinah qui le tira brusquement en arrière. L’un des trois Arabes l’avait plaquée aux jambes. Malko s’arrêta, fit face. Un de ses adversaires arrivait droit sur lui. Il vit une énorme moustache noire, un ballet de manchettes, esquiva, tira. Le troisième Arabe se glissa entre le mur et lui, le ceintura. Aussitôt, son compagnon assena sur le poignet de Malko une manchette à couper un bœuf en deux. Le pistolet vola en bas des marches. D’un effort désespéré, Malko parvint à se dégager. Dinah hurlait sans arrêt. Il bondit vers le haut de l’escalier.

Derrière lui le cri de Dinah s’arrêta brusquement. Les deux Arabes qui avaient reculé vers la porte revenaient sur lui. Jamais il ne forcerait le passage, sans arme. Au moment où les deux groupes allaient se rejoindre sur lui, il esquiva et fonça vers le petit escalier intérieur reliant le night-club au Phoenicia.

Surpris, ses adversaires perdirent quelques secondes. Il traversait déjà la salle à manger déserte. Des interjections en arabe éclatèrent derrière lui. Il se rua pour dévaler l’escalier menant au hall du Phoenicia et s’arrêta net.

Deux hommes veillaient près de la porte de la rue. L’un était Salem Bakr.

Derrière lui, il entendait déjà la galopade de ses poursuivants. Il fit demi-tour, vit un ascenseur ouvert, s’y engouffra, appuya sur le bouton du cinquième, le plus haut. Avant tout, gagner du temps pour appeler à l’aide. Sinon, il ne sortirait jamais vivant du Phoenicia. L’ascenseur s’arrêta. Il était déjà dehors, dans un couloir vide avec une rangée de portes.

Il essaya la première : fermée à clef. La seconde aussi. Il frappa à la troisième. Une voix répondit en arabe, mais personne n’ouvrit. Dans l’escalier, il entendit ses poursuivants s’interpeller. Il tourna la poignée de la dernière porte, et elle s’ouvrit. Personne. Malko fonça vers le téléphone près du lit. Il prit l’appareil, attendit d’interminables secondes avant d’avoir la standardiste.

— Donnez-moi le 45843, demanda-t-il. Pour la chambre 504.

Il attendit, le cœur cognant dans sa poitrine. Il y eut un brait de chasse d’eau et un Arabe bedonnant émergea de la salle de bains, nu comme un ver. Il poussa une exclamation étranglée en voyant Malko. Celui-ci lui sourit gentiment sans lâcher le téléphone. Dans le couloir, il entendait des exclamations, des jurons, des appels. Ses poursuivants n’allaient pas tarder à le retrouver.

— Your number is ringing, annonça la standardiste.

Il attendit, avec l’impression qu’une main géante lui comprimait la poitrine. Cela sonnait dans le vide, indéfiniment. La standardiste marmonna quelque chose et Malko cria :

— Ne coupez pas !

On frappa à la porte de la chambre… L’homme nu se retourna, y courut. Au même moment on décrocha, et Malko entendit la voix endormie de Richard Green.

— Allô ?

— Je suis au Phoenicia, jeta Malko, avec des Palestiniens qui essaient de me tuer. Venez vite… Prév…

Il ne put terminer sa phrase. Ses adversaires avaient fait irruption dans la chambre. Un des Palestiniens plongea à travers le lit et l’arracha du téléphone, le projetant par terre avec une violence inouïe. Il réussit à se relever mais reçut aussitôt les deux autres sur le dos. Des habitués du combat de commando, frappant avec une brutalité féroce. Il crut qu’ils allaient le tuer sur place, à coups de pied, de manchette, de poing.

Mais ils le traînèrent hors de la chambre dans le couloir. Muet de terreur, l’Arabe nu referma sa porte. Malko cria :

— Appelez la police !

Sachant qu’il n’en ferait rien…

Tout en le bourrant de coups, les trois Palestiniens le poussèrent dans l’ascenseur. Malko se retrouva serré contre un moustachu énorme, à la poitrine de taureau. Il tira de sa ceinture un poignard à lame effilée et, avec un sale sourire, commença à l’enfoncer lentement dans l’estomac de Malko. Comme pour l’épingler à la paroi. Il ricana :

— American ! American !

Probablement tout ce qu’il savait en anglais.

Malko poussa un cri. Un autre Palestinien arrêta le bras de son copain, lui dit quelque chose dans sa langue. L’ascenseur s’arrêta avec une secousse au premier. On extirpa Malko qui fut jeté dans une chambre, poussé sur une chaise. Un des trois hommes se planta devant lui :

— À qui as-tu téléphoné ?

Il parlait anglais avec un accent guttural. Malko n’avait qu’une idée en tête : gagner du temps. Richard Green devait être en train de mobiliser la cavalerie.

— À un ami, dit Malko, pour qu’il prévienne la police.

— On s’en fout de la police ! ricana un autre Palestinien.

Les trois entouraient Malko comme une bête curieuse. Le premier demanda doucereusement :

— Et tu crois qu’elle va te sauver, la police ?

Malko éluda la question. Il se demandait ce qui était arrivé à Dinah.

— Pourquoi voulez-vous me tuer ? demanda-t-il. Qu’avez-vous fait de la jeune femme qui m’accompagnait ?

Le plus grand lui décocha aussitôt un violent coup de pied dans le tibia.

— Sale espion sioniste ! Juif ! On va te couper les couilles !

C’était le refrain des révolutionnaires de tous les pays. Malko se dit que s’il s’en sortait, il écrirait une thèse là-dessus.

Les charmants jeunes gens qui se trouvaient avec lui dans la chambre étaient probablement les membres du commando chargé d’exécuter Henry Kissinger. Celui au couteau s’approcha et appuya son arme sur la gorge de Malko jusqu’à ce qu’il suffoque, des larmes plein les yeux.

— J’aimerais t’ouvrir la gorge, chien sioniste, fit aimablement le Palestinien. Mais on va faire mieux.

Il sortit de sa poche un objet oblong marron : une grenade défensive à fragmentation. Dont les éclats pouvaient tuer un homme à trente mètres.

Les deux autres l’arrachèrent de sa chaise, le jetèrent par terre. Aussitôt, on lui rabattit les bras derrière le dos. Il sentit du fil de fer mordre dans sa chair, puis passer autour de son cou, l’étranglant presque. Les trois Palestiniens travaillaient en silence, avec une remarquable efficacité.

On le remit sur le dos, et celui qui avait voulu le poignarder en profita pour lui envoyer un coup de pied dans le bas-ventre qui lui arracha un sourire de contentement. C’étaient quand même de bonnes natures.

Malko comptait les secondes, guettant les bruits de la rue. Richard était sûrement en route, mais risquait d’arriver trop tard.


* * *

Le sheikh Sharjah roulait sans se presser sur le second ring, au volant de sa Buick rouge quand la lumière rouge de son téléphone s’alluma.

La voix de Richard Green frappa douloureusement ses tympans avec des mots éminemment désagréables : Palestiniens, Prince Malko… assassiné, honneur du Koweit… Hôtel Phoenicia.

— Chiens pourris, gronda le sheikh.

Si ces imbéciles tuaient l’agent de la CIA, cela allait déclencher un scandale épouvantable. De plus, il éprouvait une certaine sympathie pour l’homme aux yeux dores. Il avait toujours respecté le courage.

— Je m’en occupe, jeta-t-il. Rendez-vous au Phoenicia.

Sans lâcher son récepteur, il fit virer brutalement la Buick, monta sur le trottoir, pulvérisa la glace d’un arrêt d’autobus et repartit vers le centre, tout en pianotant frénétiquement sur les touches de son téléphone. Dieu merci, il y avait un commissariat presque en face du Phoenicia, dans Fahd al Salem Street.

Les trois hommes traversèrent le hall du Phoenicia d’un pas tranquille, sortirent sous les arcades et disparurent dans Fahd al Salem. L’employé du desk préféra ne pas lever les yeux. C’était un Palestinien lui aussi et il savait à quoi s’en tenir.

Trente secondes plus tard, le hurlement d’une sirène de police grandit et vint mourir devant le Phoenicia. Le hall fut soudain rempli d’uniformes noirs mêlés à quelques civils du Mahabeth. Ils se ruèrent sur le Palestinien.

— Où sont les terroristes ?

L’employé essaya de ne pas montrer sa peur.

— Quels terroristes ?

— Les Palestiniens. Ceux qui ont tué quelqu’un ici.

Un policier le gifla, ce qui n’a jamais accéléré l’activité mentale de qui que ce soit. L’employé balbutia :

— Je ne sais pas de qui vous voulez parler. Je n’ai rien vu.

Il y eut un claquement de portières à l’extérieur et la porte s’ouvrit violemment sur la silhouette rondelette du sheikh Sharjah, le front plissé, les yeux pleins de rage, escorté de ses Yéménites, mitraillette plaquée or au poing. Derrière les trois hommes apparut Richard Green, pas rasé, le front plus bas que jamais, dépassant tous les policiers avec une tête de monument aux morts.

Un policier courut au devant du sheikh Sharjah, bredouillant que tout semblait normal.

— Fouillez l’hôtel, jeta Sharjah.

Un des policiers regifla l’employé du desk et l’arracha de son desk.

— Viens avec nous.

Le flot noir des policiers fonçait déjà dans l’escalier. D’autres arrivaient sans arrêt… Dans un brouhaha insensé, les portes commencèrent à s’ouvrir sur des têtes hirsutes et effrayées.

Personne !

Les policiers arrivèrent à la dernière porte, la 110, donnèrent des coups de poings dans le battant.

Pas de réponse.

Les uniformes noirs s’agglutinèrent aussitôt. L’un d’eux se tourna vers l’employé du Phoenicia et le gifla.

— Qui a cette chambre ?

L’autre secoua la tête :

— Je… je ne sais pas.

Sharjah surgit, essaya lui-même la poignée et gronda :

— Enfoncez-la !

Malko gonfla sa poitrine et tenta de hurler. Il ne sortit qu’un faible gémissement de sous son bâillon. Les Palestiniens lui avaient enfoncé une serviette dans la bouche, maintenue en place avec une seconde.

Les coups ébranlaient la porte. Il entendit la voix de Richard Green, des ordres criés en arabe.

Glacé de terreur.

Les Palestiniens l’avaient assis par terre, derrière la porte, les mains liées dans le dos. Ils avaient attaché aux liens de ses poignets une grenade défensive, puis en avaient retiré la goupille. La « cuillère » déclenchant le percuteur était libre, retenue seulement par le poids de son corps. Si on le bougeait tant soit peu, la « cuillère » se libérerait, repoussée par son ressort, déclencherait le « détonateur » et l’explosion de la grenade qui le couperait en deux.

En enfonçant la porte, les policiers allaient automatiquement le bouger.

Les coups redoublèrent. De nouveau, Malko essaya de crier. En vain. Avec précaution, il essaya alors de glisser sur le côté. Mais aussitôt, il sentit la cuillère commencer à s’écarter de la grenade. Quelques millimètres de plus et le détonateur percutait l’allumeur. Malko se figea, le cœur dans la gorge.

Au même moment, la porte vola en éclat sous la poussée de deux policiers. Malko sous la violence du choc, pivota sur lui-même, roulant sur le côté. Il vit passer l’ombre gigantesque de Richard Green, perçut des interjections en arabe, l’effroyable juron de l’Américain. Mais, dominant tous les autres bruits, le chuintement mortel de la mèche lente de la grenade défensive lui vrilla les tympans.

La grenade allait exploser et le déchiqueter.

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