Les seins épais de la Palestinienne, boudinés dans un soutien-gorge douteux, semblaient prêts à crever la dentelle. Malko n’arrivait pas à détacher les yeux du chemisier. Il n’y avait pas d’erreur possible. Il se souvenait de la remarque du vendeur de chez Aziz c’était le seul de ce modèle.
Comment se trouvait-il sur cette Palestinienne ? Il parvint à détourner son regard et à sourire à Winnie. La jeune Palestinienne s’éloigna dans la cuisine.
— Ce que vous faites est très bien, dit-il. Ce serait encore mieux si les Palestiniens n’avaient pas une fâcheuse tendance à l’assassinat. De préférence de civils innocents.
Les yeux de la Danoise jetèrent un éclair.
— Ce sont des calomnies sionistes ! Les Palestiniens n’assassinent pas. Ils portent des coups à l’impérialisme, partout où ils le peuvent.
Un vrai disque de propagande ! Malko n’insista pas. Pour le plaisir, il demanda pourtant :
— Pourquoi n’ont-ils jamais essayé d’enlever Mosche Dayan ? Ils auraient eu tous les rieurs de leur côté.
Winnie n’apprécia pas. Renfrognée, elle ouvrit la porte de la cuisine pour retourner dans le salon. Malko lança sa flèche du Parthe :
— Vous la faites aussi coucher au pied de votre lit, votre Palestinienne ?
Winnie se retourna si brusquement que ses longs cheveux balayèrent le mur. Ses yeux avaient une expression à la fois furieuse et trouble, comme si Malko avait touché un point sensible.
— Elle part tous les soirs à neuf heures, quand elle a fini son service, jeta-t-elle. Ce n’est pas une esclave.
C’est tout ce que voulait savoir Malko. La réception était maintenant presque vide. Le sheikh Sharjah attendait Malko dans un coin en sirotant un Pepsi subrepticement renforcé d’une bonne rasade de scotch. Incorrigible. Dès que Malko l’eut rejoint, ils prirent congé de leurs hôtes.
Heureusement, il ne pleuvait plus. Malko regarda autour de lui. En face du palais d’Abdul Aziz Zaki s’alignaient trois villas exactement semblables ! Les Koweitis aisés commandaient leurs maisons par demi-douzaine, comme des chemises. C’était moins fatigant pour l’esprit.
— Je vous dépose quelque part ? demanda le sheikh Sharjah.
Malko entra dans la Buick.
— Chez Richard Green, demanda-t-il.
Sharjah semblait soucieux. Il donna plusieurs coups de fil, tout en conduisant. Puis se tourna vers Malko.
— Ce n’était pas drôle chez Zaki, hein ! Vous n’avez rien appris.
— Non, mais je ne regrette pas d’être venu, dit Malko. Winnie Zaki est absolument fascinante.
Le sheikh Sharjah, se méprenant sur le sens de la remarque ricana discrètement.
— C’est une très belle femme, fit-il. Zaki a de la chance.
Malko, perdu dans ses réflexions ne répondit pas.
Pour l’instant, il avait décidé de ne pas partager sa découverte avec le Koweiti. Pour garder les mains libres. Évidemment, la fois précédente, cela ne lui avait pas tellement réussi.
Le sheikh remonta Istiqual Avenue à toute vitesse et stoppa devant la maison de Richard Green. Presque en face de l’ambassade de Libye. Malko s’extirpa rapidement de la Buick. Il lui restait vingt-cinq minutes.
— C’est elle ! souffla Malko.
Fawzia, la domestique palestinienne venait de passer sous un réverbère et partait en courant vers le croisement d’Istiqual et du Troisième Ring, cent mètres plus loin. Richard Green démarra sans allumer ses phares. La Cadillac avança sans un bruit Malko se retourna : personne d’autre n’était sorti du palais d’Abdul Zaki. Les lèvres serrées, les muscles des mâchoires crispés, Richard Green ne quittait pas des yeux la silhouette qui courait devant eux. Une mitraillette « grease-gun » M. 1 était posée entre les deux sièges, avec plusieurs chargeurs. Malko avait chargé son pistolet extra-plat de balles explosives. Si le raisonnement de Malko était juste, la Palestinienne allait les mener au commando de tueurs. Quand il avait entendu le récit de Malko, Richard Green avait bondi. « On va les liquider ! s’était-il exclamé avec jubilation. Comme des chiens enragés. » Bien que haïssant la violence directe, Malko s’était rendu aux raisons du chef de station de la CIA. Ils tenaient probablement une occasion unique.
La Palestinienne ralentit.
— Elle va probablement prendre l’autobus, remarqua l’Américain.
Effectivement, Fawzia s’arrêta au pied d’un arrêt d’autobus. Richard Green stoppa aussitôt. La Palestinienne ne semblait pas avoir remarqué la présence de la Cadillac. À la lumière d’un réverbère, elle lisait un illustré.
Malko se demanda si elle connaissait la provenance de son chemisier.
Le bus vert arriva, et la Palestinienne monta dedans. Il continua le Troisième Ring vers l’est, s’arrêtant assez peu. Il y avait peu de circulation et il roulait vite. Richard Green avait rallumé ses phares et roulait à une vingtaine de mètres derrière lui. Le bus arriva à Al Khalij al Arabi, la promenade du bord de mer et tourna à gauche, passant devant le Hilton, la station de T.V., les tours en construction, l’Amiri Hospital. La Palestinienne descendit un peu plus loin, avant le Sief Palace et le vieux port de pêche. Elle traversa et s’enfonça dans une petite rue perpendiculaire à la promenade.
Malko et Richard Green abandonnèrent précipitamment la Cadillac et partirent derrière elle à pied. Au passage Malko nota le nom de la rue : Abu Obida Street. Heureusement, elle était très sombre. Ils marchaient côte à côte en silence, la « grease-gun » cachée sous l’imperméable de Richard Green. La Palestinienne ne se retourna pas et disparut dans une maison, à gauche. Ils continuèrent, examinèrent la maison en passant devant, puis s’arrêtèrent un peu plus loin. Abu Obida Street semblait abandonnée. Les portes et les fenêtres autour d’eux étaient béantes, noires.
— C’est le quartier dont l’émir a relogé les habitants, remarqua Richard Green. Certains Palestiniens se sont installés dans les maisons vacantes. Ils ne paient pas de loyer.
Ils attendirent, dissimulés sous une porte cochère vide.
— On y va ? demanda Richard Green.
Piaffant d’impatience. Bien que ce soit grave pour un Américain occupant un poste officiel à l’ambassade de faire irruption chez des Palestiniens, mitraillette au poing.
Mais s’ils réussissaient à mettre hors de combat le commando palestinien chargé de tuer Henry Kissinger, la CIA leur pardonnerait les vagues diplomatiques.
— On y va, approuva Malko.
Richard Green arma la « grease-gun ». Dans son imperméable, il avait deux chargeurs de rechange. La porte où s’était engouffrée la Palestinienne donnait sur une cour intérieure, entourée de maisons aveugles. Une seule lumière brillait à gauche, au premier étage.
Malko s’engagea le premier dans l’escalier trop étroit pour passer à deux de front. Ils aboutirent très vite à un palier exigu. Ils avaient dû faire du bruit, car il y eut un bruit de pas et une porte s’ouvrit en face d’eux. Malko eut le temps de reconnaître le Palestinien massif qui avait voulu le poignarder dans l’ascenseur du Phoenicia. Ce dernier tenta aussitôt de refermer la porte en hurlant quelque chose. Malko fut plus rapide que lui, se jetant de tout son poids sur le battant. Celui-ci se rabattit violemment à l’intérieur. Malko enregistra la scène en une fraction de seconde : le couvert était mis pour trois personnes, sur un tapis posé à même le sol. Tournant le dos à la porte un homme fouillait fébrilement dans une valise… le Palestinien au poignard avait déjà la main sur le levier d’armement d’un pistolet-mitrailleur BRNO quand la balle de Malko lui transperça la gorge, explosant contre ses vertèbres cervicales, lui mettant le cervelet en bouillie.
La seconde et la troisième lui firent éclater les bronches, le haut de l’aorte et une partie du cœur. Les doigts crispés sur le lourd pistolet-mitrailleur, il tomba en avant d’un bloc, inondant l’orme de son sang.
Le second Palestinien commençait à tirer à genoux, avec le BRNO pris dans la valise, quand la M. 1 de Richard Green le coupa pratiquement en deux, en une diagonale qui lui déchiqueta les reins et le foie.
Richard Green referma la porte derrière lui d’un coup de pied, fit tomber son chargeur par terre, et en remit un plein aussitôt.
Lui et Malko s’appuyèrent au mur, encore assourdis par les détonations, l’âcre odeur de la cordite leur raclant la gorge.
Moins d’une minute s’était écoulée depuis leur arrivée sur le palier.
— La cuisine, dit Malko.
La porte était entrouverte. Richard Green se précipita. Il y eut un remue-ménage, des cris aigus et l’Américain reparut, poussant devant lui la Palestinienne au chemisier de dentelle noire.
Elle vit les deux cadavres, échappa à l’Américain et se rua sur le corps du Palestinien abattu par Malko, s’agenouilla et prit ce qui restait de sa fête dans ses mains, poussant des cris stridents, insupportables.
Richard Green fit un pas vers elle. Aussitôt, ses cris s’arrêtèrent. Elle demeura immobile, les pupilles dilatées, tremblant de terreur.
— Il n’y a plus personne ? demanda Richard Green en arabe.
Il dut répéter trois fois sa question pour qu’enfin la fille secoue négativement la tête. Malko rouvrit la porte donnant sur le palier et écouta. Le bruit des coups de feu ne semblait avoir alerté personne. Mais ils ignoraient si d’autres Palestiniens n’allaient pas leur tomber sur le dos. Au Phoenicia, ils étaient cinq.
— Demandez-lui si elle sait où est Amina ? fit Malko.
Richard Green posa la « grease-gun » par terre. Mais sa stature imposante semblait paralyser la Palestinienne. Il posa une question en arabe et au changement d’expression de la fille, Malko fut certain qu’elle était au courant. Pourtant, elle secoua la fête négativement, bredouillant une dénégation. Malko s’approcha :
— Insistez !
Brutalement, l’Américain saisit la Palestinienne par le devant de son chemisier, le déchirant. Elle poussa aussitôt un cri terrifié, laissa échapper quelques mots.
— Elle dit à la cave, traduisit Richard Green.
— Allons-y. Elle vient aussi.
Richard Green récupéra la mitraillette et poussa la fille devant lui. Ils s’engagèrent dons l’escalier, Malko fermant la marche, pistolet au poing. En passant, il vérifia que la cour était toujours silencieuse et noire.
L’escalier étroit sentait le blé pourri et l’humidité, éclairé d’une ampoule nue. Ils arrivèrent au bas de l’escalier dans un réduit où s’ouvraient plusieurs portes en bois. Le sol était en terre battue. La Palestinienne se mit à pleurer. Richard Green l’admonesta dans sa langue. Elle finit par tendre le doigt vers la porte de droite. Malko s’en approcha : elle était fermée par un énorme cadenas. Il le secoua en vain. La porte s’ouvrant vers l’extérieur, on ne pouvait pas l’enfoncer.
Il posa le canon de son pistolet extra-plat sur le cadenas et appuya sur la détente.
L’explosion fit vibrer ses tympans, la Palestinienne poussa un hurlement et le cadenas se volatilisa. Malko tira la porte à lui, découvrant un trou noir. Il tâtonna, trouva un bouton électrique, alluma. Une lueur jaunâtre éclaira vaguement une forme humaine étendue par terre. Il s’approcha. L’odeur de pourriture faillit le faire vomir. Il se pencha. Le visage boursouflé, marbré de plaques rouges était à peine reconnaissable. Mais c’était Anima. Nue, attachée par les poignets et les chevilles à des piquets enfoncés dans le sol. Elle avait les yeux fermés, semblait inconsciente, mais, quand il lui effleura le visage, elle entrouvrit les yeux. Ceux-ci étaient tellement gonflés qu’il ne vit même pas si elle le reconnaissait. Il se redressa, retenant une nausée, appela Richard Green.
— Il faut trouver un médecin tout de suite ! dit Malko.
Il entreprit de défaire les liens de la sourde-muette.
Glacé de rage et de dégoût. Amina ne réagissait pas, comme droguée.
Malko parvint à la charger dans ses bras, sortit de la cave et s’engagea dans l’escalier.
Rien n’avait bougé dans la petite pièce du premier étage. L’odeur fade du sang les prit à la gorge. Un vrai carnage.
Malko déposa Amina sur un lit étroit dans la seconde pièce et l’examina. Son cœur battait irrégulièrement. Elle portait quelques brûlures de cigarettes sur les seins, son visage était marqué de coups, mais c’était surtout son bas-ventre qui l’intriguait. Elle avait entre les cuisses une masse brunâtre qui semblait sortir de son vagin comme une excroissance monstrueuse. Il n’osait pas y toucher.
Impossible de savoir si son état était grave ou non.
— Allez chercher le sheikh Sharjah, dit Malko à Richard Green. Ramenez un médecin aussi. Je reste là, avec les deux filles.
Richard Green hésita, deux grandes rides plissaient son front bas.
— Et si les autres Palestiniens viennent ?
— Je les recevrai, dit Malko. Laissez-moi votre M. 1.
L’Américain n’insista pas.
— O.K. Je vais récupérer un copain qui travaille à l’hôpital Al Sabah, à Shuwaikh, dit-il. Il parle arabe et il est discret. Take care.
Malko l’entendit dévaler le vieil escalier de bois. Il fit signe à la Palestinienne de s’asseoir dans un coin et s’installa lui-même face à la porte, la mitraillette sur les genoux. Bien décidé à appliquer le principe numéro un de la diplomatie arabe : tue l’autre avant qu’il n’ait l’occasion de te tuer. Amina remuait sans cesse la tête de droite à gauche, comme une pendule, les traits déformés par la souffrance.
Elle avait les lèvres craquelées et enflées, desséchées. Il alla à la cuisine et prit un verre d’eau, lui souleva la tête pour la faire boire. Elle avala avidement le liquide. Au même moment, la Palestinienne bondit de sa chaise et fonça vers la porte.
Avant que Malko ait pu reposer la tête d’Amina, elle avait ouvert et disparu dans l’escalier.
Il ne chercha même pas à la poursuivre. De toute façon, les Palestiniens allaient très vite savoir ce qui se passait. Et s’ils venaient, tant mieux. Il reposa Amina et reprit son poste de garde.
Il y eut des claquements de portières puis des pas pressés dans le petit escalier, Malko pensa tout de suite que c’était Richard Green. Pourtant, il ne baissa le canon de sa mitraillette que lorsque la haute silhouette de l’Américain franchit la porte. Avec lui entra un Européen beaucoup plus petit, presque chauve, une serviette noire rebondie à la main.
Et derrière se profilèrent le sheikh Sharjah et les deux Yéménites, des vestes européennes sur leur costume local, leurs mitraillettes plaquées or à bout de bras. Le sheikh Shorjah contempla les deux cadavres avec indifférence, échangea quelques mots avec les Yéménites. Ceux-ci fouillèrent les morts. Sans résultat. À part le poignard qui avait failli transpercer Malko.
Le sheikh eut un regard aigu pour Malko. Avec un sourire mi-figue, mi-raisin.
— Vous ne m’aviez pas tout dit, tout à l’heure…
Malko lui rendit son sourire.
— Je ne voulais pas vous embarrasser. Pas avant d’être sûr que je ne me trompais pas. Maintenant, j’en suis certain. Un de ces deux-là était au Phoenicia.
Sharjah eut un claquement de langue. Richard Green demanda soudain.
— Et la fille ? Où est-elle.
— Elle a filé, dit Malko.
Il expliqua ce qui s’était passé.
— Nous la retrouverons, affirma Sharjah. Facilement, par Abdul Zaki.
Malko tourna la tête vers les cadavres.
— Ceux-là risquent de vous poser des problèmes.
Le Koweiti montra ses dents en or dans un sourire évasif.
— Je rendrai compte à l’émir. Personne ne réclamera ces deux-là.
L’émir gouvernait de son palais, vingt kilomètres au sud de Koweit. Toutes les décisions importantes étaient prises en famille, dans le plus grand secret.
— Même pas les Palestiniens ? demanda Malko.
Le sourire du sheikh Sharjah devint franchement méchant.
— Ils sauront que je suis venu ici. Ils me craignent. Le cas échéant, je saurai leur rappeler qu’ils ne sont pas chez eux ici. Je l’ai déjà fait.
Rassuré, Malko alla rejoindre le médecin en train d’examiner Amina. Ce dernier, à l’aide d’une petite spatule, était en train d’extirper du vagin de la jeune danseuse la substance brunâtre qui avait tant intrigué Malko, la versant au fur et à mesure dans une assiette. Une ampoule vide de morphine était posée par terre, avec une seringue.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Malko.
Le médecin leva un regard plein de dégoût :
— Du sel.
— Du sel !
Le médecin hocha la tête.
— Oui. Dans les émirats, depuis des siècles, les femmes, après un accouchement, avaient l’habitude de se mettre un peu de sel dans le vagin, afin de resserrer plus vite les muqueuses. De façon à ce que leur mari ne les répudie pas, au profit d’une jeune vierge plus étroite.
— Charmante coutume, fit Malko amèrement.
— D’autant, continua le médecin, que la plupart du temps, elles y restaient à leur second accouchement. La muqueuse durcie ne pouvait plus se distendre.
— Mais Amina…
Le médecin hocha tristement la tête.
— On l’a bourrée de sel. Après lui avoir déchiré le vagin avec un morceau de bouteille. Je l’ai trouvé. Elle a aussi du sel dans le rectum. On a dû même le renouveler au fur et à mesure qu’il fondait, sans cela il n’y en aurait pas autant. La malheureuse a dû souffrir atrocement. Je ne comprends pas que ses cris n’aient pas ameuté le quartier.
— Elle est sourde-muette, dit Malko.
Il crut que l’Américain allait se trouver mal. L’horreur était complète. La malheureuse Amina n’avait rien à dire. On l’avait torturée par sadisme pur. Ou pour la punir d’avoir été en contact avec Malko. Sans même savoir ce qui s’était passé.
Les yeux dorés de Malko avaient viré au vert. Il songea tout à coup à Winnie Zaki. Il était temps de lui donner une leçon.
Il retourna dans l’autre pièce, s’approcha du sheikh Sharjah.
— Voulez-vous me faire un plaisir ?
— Avec joie.
— Vous avez un prétexte pour aller faire chercher Mme Zaki. Sa bonne nous a menés ici. Je veux qu’elle voie Amina dans l’état où elle se trouve. Où l’ont mise ses amis.
Une lueur de compréhension passa dans les gros yeux marron du sheikh.
— C’est facile.
Winnie Zaki semblait avoir avalé un minaret. Si ses yeux avaient pu tuer, Malko serait tombé en poussière lorsque les Yéménites du sheikh Sharjah l’avaient poussée dans la pièce. Elle avait violemment apostrophé le Koweiti, et ils s’étaient disputés plusieurs minutes avant que Malko ne la prenne par le bras et ne l’amène devant Amina, maintenant inconsciente, grâce à la morphine… L’assiette de gros sel rougi de sang et d’excréments était presque pleine.
— C’est au nom de quel idéal que vos amis ont torturé cette infirme ? demanda Malko. Ils n’avaient même pas l’excuse de la faire parler.
Winnie Zaki se rebella :
— Qu’avez-vous fait de Fawzia ? demanda-t-elle avec hauteur. Je me plaindrai à votre oncle l’émir de vos agissements inqualifiables. Je vous ferai chasser du Koweit.
— Vous pourriez aussi porter plainte à l’ONU, suggéra Malko. Ils seraient contents d’entendre l’histoire du sel. Voulez-vous que le docteur explique les dommages irréparables causés à la muqueuse par ce traitement ?
Le médecin américain prit la parole. Avec des termes précis et horrifiants dans leur froideur. Winnie Zaki ne détachait plus les yeux de l’entrejambe de la danseuse, disparaissant maintenant sous des compresses de gaze. Malko observait le visage de la Danoise. Les traits ne perdaient pas de leur dureté, mais te regard vacillait parfois.
Lorsque le médecin se tut, Winnie Zaki resta silencieuse quelques instants avant de laisser tomber :
— Il y a sûrement une explication. Je me refuse à condamner les gens sans les entendre.
C’était plus du baroud d’honneur qu’autre chose. Car, lorsque Malko plongea ses yeux dans les siens, Winnie les détourna vivement. Il sentit que sa foi dans la cause palestinienne ne serait plus jamais la même.
— Vous êtes libre, dit Malko. Je suis sûr que votre servante vous donnera signe de vie bientôt.
Winnie leva la tête, surprise :
— Mais pourquoi m’avez-vous fait venir ? Je pensais que…
Malko décida de jouer le tout pour le tout. De profiter de l’ébranlement psychologique de la femme d’Abdul Zaki.
— Êtes-vous disposée à me dire qui va commettre un attentat contre Henry Kissinger ? demanda-t-il doucement. Je sais que vous êtes au courant.
Les traits de Winnie Zaki se figèrent. Elle ouvrit la bouche pour dire quelque chose, la referma, balbutia finalement :
— Je ne sais pas ce que vous voulez dire, vous êtes fou.
Sa poitrine se soulevait rapidement, et elle faisait visiblement un effort énorme pour se contrôler.
— C’est une plaisanterie de mauvais goût lâcha-t-elle finalement d’une voix plus ferme.
Elle se tourna vers le sheikh Sharjah.
— Puis-je partir ?
— Certainement.
Elle pivota et sortit de la pièce, sans saluer personne. Le sheikh Sharjah la suivit pensivement du regard et secoua la tête.
— Son mari lui a monté la tête, dit-il. Et elle est trop exaltée. Il devrait faire plus l’amour et moins la politique.
Malko était soulagé d’avoir donné cette leçon à l’orgueilleuse Winnie. Et surtout d’avoir ouvert une brèche dans la forteresse de son fanatisme pro-palestinien. Cela pourrait peut-être éventuellement servir… Mais, pour l’instant, il fallait suivre la piste qu’il tenait.
— Amina sait sûrement quelque chose, dit-il au sheikh. Pouvez-vous trouver une interprète ?
— Certainement, dit Sharjah. Nous verrons cela à l’hôpital.
— Cette fois, je ne prendrai pas de risques, dit Malko. Eleonore Ricord couchera dans sa chambre et Richard Green et moi prendrons les deux chambres contiguës.
— C’est très bien, affirma le Koweiti. Le directeur de l’hôpital ne peut rien me refuser.
Il faisait jour depuis longtemps. Malko entra à pas de loup dans la chambre de Richard Green, après avoir traversé celle d’Amina. L’Américain somnolait sur le lit, tout habillé, sa « grease-gun » sur la table de nuit, une chaise devant la porte. Il se dressa en sursaut, Malko le rassura d’un geste. Lui non plus n’avait pas beaucoup dormi. Il retourna sur ses pas. Eleonore Ricord assise près du lit, tourna la tête vers lui.
— Elle se réveille, dit-elle.
L’interprète attendait dans la chambre de Malko : la fesse triste, le cheveu filasse et l’œil éteint. Professeur à l’école des sourds-muets. Visiblement terrorisée d’être mêlée à une histoire pareille.
— Allons-y, dit Malko.
L’interprète vint s’asseoir près du lit. Amina avait ouvert les yeux, encore très gonflés. Un goutte-à-goutte était enfoncé dans son bras droit. Mais grâce à la morphine, elle ne souffrait pas trop. Elle sourit faiblement à Malko. Celui-ci se tourna vers l’interprète :
— Qu’elle raconte ce qui lui est arrivé.
Gymnastique des doigts. Amina commença à bouger les siens. D’abord lentement, puis de plus en plus rapidement, au fur et à mesure qu’elle entrait dans son récit : l’interprète traduisait au fur et à mesure.
— … son « fiancé » était venu chez elle. Il avait vu les vêtements, l’avait questionnée. Elle avait finalement avoué leur provenance. Très en colère… Il parlait un peu le langage des sourds-muets. Il l’avait appris à cause d’elle… Il lui avait dit que Malko était un agent d’Israël et des Américains, au Koweit pour détruire les Palestiniens… Ensuite, on l’avait emmenée dans la cave et interrogée, essayant de lui faire répéter ce qu’elle avait pu dire. Comme elle avait juré n’avoir livré aucun secret, son fiancé avait dit qu’elle devait être punie. De toute façon, maintenant, il ne l’épouserait jamais. Alors cela n’avait plus d’importance.
— On l’avait bourrée de sel… Elle pensait qu’ils voulaient la laisser mourir là, de douleur et d’épuisement.
Elle cessa de « parler ». Puis ses doigts remuèrent de nouveau. Timidement.
— Où est mon fiancé ?
— Dites-lui qu’il a été tué dans l’affrontement, dit Malko.
L’interprète remua tristement les doigts. Les yeux d’Amina s’agrandirent, puis des larmes y perlèrent. Malko n’en revenait pas. Après ce que le Palestinien lui avait fait !
— Demandez-lui où sont les camarades de son fiancé, dit Malko. Expliquez-lui qu’il faut éviter d’autres drames.
Gymnastique des doigts. Amina hésitait. L’interprète traduisait, de plus en plus lentement.
— … Elle ne sait pas… Elle croit qu’ils ont une base dans le désert, peut-être en Irak ou en Arabie Saoudite. Son fiancé ne venait pas tous les jours à Koweit. Oui, elle avait souvent entendu le nom de Abdul Zaki, mais ignorait son rôle.
Elle reposa ses mains sur le drap. Épuisée.
Malko aurait bien voulu en savoir plus, mais Amina avait révélé tout ce qu’elle savait. De nouveau, la piste était coupée. Mais tout revenait toujours à Abdul Zaki.
C’était lui qu’il fallait attaquer.