D’un trait de crayon rouge, Richard Green barra un jour sur le calendrier. Puis il jeta le crayon sur le bureau et soupira :
— Plus que dix jours.
Malko ne répondit pas. Il le savait fichtrement bien qu’Henry Kissinger débarquerait au Koweit la semaine suivante. Et que leurs efforts n’avaient pas permis de résoudre le problème de sa sécurité. Les deux poings sur le bureau, la tête penchée, le front plissé, le chef de station de la CIA réfléchissait à se faire éclater le cerveau.
— Il faut trouver ces enfoirés-là ! gronda-t-il.
Cela tenait plus du vœu pieux que du plan de bataille… Deux jours s’étaient écoulés et le règlement de compte de Abu Obida Street n’avait mené à rien… Amina, la danseuse, se remettait de ses tortures à l’hôpital Al Sabah, et le sheikh Sharjah jouait les Artésiennes. Malko le soupçonnait de s’être fait taper sur les doigts par l’émir, mis au courant de sa « collaboration » avec les services américains par Abdul Zaki. Certes, les journaux étaient restés muets sur la tuerie, mais les racontars allaient bon train…
On frappa à la porte. C’était Eleonore Ricord, apportant à Richard Green les derniers télex décodés de Washington. Elle salua Malko avec froideur et ressortit, ne lui ayant pas pardonné l’intermède avec Amina. L’Américain parcourut les télex et grommela dans sa barbe.
— God damn it !
— Qu’y a-t-il ? demanda Malko.
— Ils font semblant de croire que nous ne mettons pas le paquet. Les enfoirés. Je voudrais les y voir, au Koweit !
Malko épousseta un peu de poussière sur son impeccable costume d’alpaga noir. Surtout ne pas se laisser aller. Le sous-sol de Richard Green le déprimait. Et ce n’était pas le moment.
— Faisons le point, dit-il. Nous savons que les Palestiniens sont quelque part dans le désert.
Richard Green l’interrompit d’un rugissement.
— Vous savez jusqu’où il va, le désert ! La ville la plus proche d’Arabie Saoudite est à six cents miles !
— Je sais, fit Malko. J’essaie seulement de réfléchir. Donc, ils ont probablement décidé que ce n’était pas la peine de s’attaquer à nous une nouvelle fois, puisque nous ne les gênons pas. Ce n’est pas de ce côté que nous aurons du nouveau. Et lorsque nous en aurons, il sera trop tard. Restent Salem Bakr et Abdul Zaki.
— Sharjah prétend qu’il les surveille tous les deux, affirma Richard Green. Sans résultat.
— C’est Zaki le plus intéressant, dit Malko. Et Winnie Zaki. Qu’est-ce qu’on pourrait bien faire ?
— Rien ! coupa Richard Green amèrement. Ils sont intouchables tous les deux. Si seulement j’avais une douzaine de Green Berets, on se les paierait et on prendrait ce putain de pays pour lui faire cracher son pétrole jusqu’à la dernière goutte.
Il serrait le poing comme s’il était en train de presser le Koweit comme un citron huileux.
Malko se décida d’un coup.
— Je vais essayer de tenter quelque chose avec Winnie, dit-il. La scène d’avant-hier soir l’a quand même secouée. On ne sait jamais : elle peut craquer.
Richard Green le regarda par en dessous :
— Vous allez la foutre dans le sel ? Comment allez-vous vous y prendre ?
— Je vais d’abord aller la voir, fit Malko en se levant. Chez elle.
Richard Green eut un ricanement sceptique.
— Eh bien, bonne chance. Si elle ne vous arrache qu’un œil, c’est qu’elle sera particulièrement de bonne humeur.
Malko plissa ses yeux dorés.
— Je ferai attention. À cette heure, Abdul Zaki doit être à son bureau. Je vais vérifier d’abord.
— Prenez ma voiture, proposa Richard Green, je ne m’en sers pas pour l’instant. Il y a de l’artillerie dedans. Cela peut servir.
Il était pour la diplomatie musclée. Style Hirojima. Malko fut heureux de revoir la lumière du jour. Enfin, le ciel était de nouveau bleu ! Bien qu’on grelottât. Il s’installa au volant de la grosse « Eldorado » beige et sortit de l’ambassade. Bien décidé à secouer le cocotier.
Le petit building abritant Honeywell, à côté du Sheraton semblait avoir dix siècles, tant il était décrépi. C’est pourtant là qu’étaient les bureaux du puissant Abdul Zaki. Malko passa lentement devant, inspectant les voitures garées. Il ne vit celle de Zaki qu’en revenant par-derrière : une Mercedes 300 SL décapotable bleu avec un moteur de 600. Une bombe.
Donc il était là.
Il allait accélérer lorsqu’il aperçut quelque chose sur le dossier de la banquette avant. Il dut se rapprocher encore pour distinguer un faucon, la tête encapuchonnée !
Abdul Zaki allait se livrer à son sport favori : la chasse dans le désert… Ce n’était qu’en tournant autour du rond-point de Jahra Gâte que Malko fit le rapprochement : Amina avait parlé d’un camp dans le désert pour les Palestiniens.
Pris dans la circulation, il lui fallut accomplir un tour complet avant de pouvoir revenir sur ses pas. Juste à temps pour croiser Abdul Zaki, seul au volant de la Mercedes ! Heureusement, le Koweiti ne le vit pas. Malko vira brutalement dans le driveway du Sheraton. Surpris : car au lieu de piquer vers le sud, Zaki prit Jahra Street, rejoignit le Troisième Ring. Comme s’il allait chez lui !
Dépité, Malko faillit cesser sa filature ! Avec le Koweiti sur place, il ne pouvait parler à Winnie.
Mais Abdul Zaki continua, passa devant son palais et s’engagea dans l’avenue Istiqual. Pour ralentir cinq cents mètres plus loin et stopper devant le building verdâtre de l’ambassade libyenne. Presque en face de la maison de Richard Green !
Un comble.
Malko dépassa l’ambassade et s’arrêta. Abdul Zaki passa devant les photos du colonel Kadhafi clouées sur un panneau de bois près de la porte, fut salué respectueusement par la sentinelle et disparut.
Aussitôt, Malko tapa sur le téléphone de la Cadillac le numéro de la ligne directe de Richard Green. C’est Eleonore Ricord qui décrocha. Richard Green était en conférence avec l’ambassadeur. Probablement pour discuter de quelle couleur serait le cercueil de Henry Kissinger.
— Je suis Zaki, expliqua Malko. Il est chez les Libyens et semble se préparer à aller chasser avec son faucon…
— C’est vrai ? s’exclama la Noire.
Malko sentit de l’excitation dans sa voix. Ils étaient réconciliés.
— Le voilà, dit-il.
Abdul Zaki venait de ressortir de l’ambassade libyenne, portant un long paquet qu’il mit dans le coffre de la Mercedes. Il se remit aussitôt au volant, démarra, passa devant Malko qui s’aplatit précipitamment sur la banquette. Ce dernier attendit que plusieurs voitures soient passées pour démarrer à son tour. La circulation était assez intense pour que le Koweiti ne s’aperçoive de rien.
Ils filèrent à travers les différents rings vers le sud, traversant les faubourgs interminables de Quadisiya et d’Hawaii, rejoignirent finalement le freeway à six voies menant à l’Arabie Saoudite.
En dix minutes, Koweit-City disparut derrière eux dans une brume bleuâtre. À gauche, c’était la mer, à droite le désert ocre et plat. L’Arizona, en plus pouilleux.
Pas une seule maison élégante. Des cabanes, des carcasses de voitures, quelques rares chameaux. Sur la gauche, des « palais » protégés par d’épaisses haies de feuillage, luxe suprême. Mais la circulation se raréfiait de plus en plus. Malko ralentit, laissant plus d’un demi-mille entre la Mercedes et lui.
Où allait le Koweiti ? Ils dépassèrent le croisement menant à Ahmadi, la ville du pétrole, oasis de verdure en plein désert… Zaki continuait toujours… La frontière d’Arabie Saoudite n’était plus qu’à une soixantaine de kilomètres. Malko pria pour que Koweiti ne la franchisse pas : pour lui, elle était totalement hermétique. Et tout à coup, il crut être victime d’un mirage : la Mercedes avait disparu !
Il lui fallut plusieurs secondes pour la repérer, cahotant sur une piste perpendiculaire au freeway qui s’enfonçait dans le désert, vers le sud-ouest !
Malko continua sur le freeway, puis stoppa un kilomètre plus loin et revint sur ses pas. À cause des vallonnements du désert, il avait déjà perdu de vue la Mercedes. Il revint jusqu’à l’embranchement et s’y engagea à 30 à l’heure. Il n’y avait absolument rien, sauf des pipe-lines noirs qui couraient à travers le désert, vers les stations de pompages d’Ahmadi, plus au nord.
Devant lui, à l’ouest, une ligne de montagnes bleuâtres marquait la limite de l’Arabie Saoudite. La piste sur laquelle il se trouvait paraissait se diriger vers les gisements de Wafra, à la limite de la « zone neutre », no man’s land entre le Koweit et l’Arabie Saoudite.
Malko accéléra. Pendant dix minutes, il roula en plein désert, sans rien apercevoir, puis il distingua un nuage de poussière à trois kilomètres devant lui… Vraisemblablement la Mercedes. Il croisa un vieux berger et ses chèvres. Il continua, maintenant la distance entre les deux véhicules. La piste montait légèrement vers l’ouest. Heureusement, le soleil était derrière Malko, éblouissant celui qu’il suivait.
Mais s’il stoppait et sortait de son véhicule, il allait fatalement apercevoir Malko.
C’était un risque à courir. La Mercedes disparut soudain, avalée par une crête. De nouveau, Malko accéléra. Dix minutes plus tard, il déboucha sur une sorte de plateau s’étendant du nord au sud, dominant une dépression dont l’extrémité se perdait dans les premiers contreforts de l’Arabie Saoudite. Le petit nuage de poussière de la Mercedes continuait à avancer en contrebas, vers la tache verte d’une oasis. Malko arrêta la voiture et courut dans le désert caillouteux, vers une petite éminence d’où il plongeait encore mieux vers l’ouest. Il vit la voiture bifurquer sur la gauche et s’arrêter. Il dut y regarder à deux fois, avant de distinguer des murs de la même couleur que le désert entourant une construction basse. Impossible de distinguer plus de détails à cette distance. S’avancer plus, l’exposait à se faire repérer immanquablement.
Il attendit, afin de voir si Zaki repartait, mais la Mercedes ne bougeait plus, presque invisible. Alors qu’il regagnait la Cadillac, il y eut un grondement de moteur derrière la crête. Avant qu’il ait eu le temps de se cacher, un énorme camion-citerne vert jaillit de la piste, passa près de lui et s’engagea dans la déclivité. Il se demanda si le chauffeur l’avait vu.
Revenant sur la crête, il observa le véhicule. Celui-ci dépassa l’endroit où s’était arrêté Zaki et continua vers le sud-ouest. Rassuré, Malko regagna la Cadillac et fit demi-tour.
Il avait peut-être découvert le mystérieux camp d’entraînement auquel Amina avait fait allusion, là où se trouvaient les Palestiniens qui se préparaient à assassiner Henry Kissinger. Mais avant de prévenir le sheikh Sharjah, il devait s’assurer qu’il s’agissait bien d’eux.
Richard Green jubilait :
— C’est sûrement eux ! Fantastique. Vous avez fait du beau boulot.
— Attendez, fit Malko, douchant son enthousiasme. Il faut d’abord être sûr qu’il s’agit d’eux. Et ensuite les mettre hors d’état de nuire.
C’était la partie la plus délicate du programme. Ils étaient dans un pays étranger, plutôt hostile, chatouilleux de ses prérogatives nationales.
— Vous avez une idée ? demanda Richard Green.
Malko sourit.
— Peut-être. Trouvez-moi les jumelles les plus puissantes possible. Nous y retournons demain matin. À cause du soleil. Sans rien dire à personne…
— Même pas à Sharjah ?
— Même pas, dit Malko. Ils ont peut-être des espions dans ses services.
Cette fois, ils avaient roulé beaucoup plus doucement pour ne pas soulever de poussière, et ensuite garé la Cadillac dans un creux de rocaille, hors de la piste. Richard Green respirait lourdement, la chemise collée au torse par la sueur. Entre dix heures et trois heures, il faisait chaud, même si ce n’était pas les 55° de l’été…
— Cette fois, vous allez maigrir, remarqua Malko. Cela vaut toutes vos pilules.
— Je vais peut-être même crever ! fit Richard Green à bout de souffle.
Un gerfil, petit rat du désert, déboula devant eux. Le sable, le vent, et la chaleur abrutissaient très vite. Le soleil couché, on grelotterait.
Malko avait des mouches lumineuses devant les yeux et les cicatrices de sa poitrine l’élançaient. Pourtant, il éprouvait une profonde satisfaction : arriver à contrer des Palestiniens dans un pays comme le Koweit, ce n’était pas à la portée d’une barbouze vulgaire et subalterne. Il allait pouvoir réclamer à la Central Intelligence Agency un bon morceau de sa toiture pour cette « interception ».
Épuisé, Richard Green se laissa tomber sur un rocher.
— Ce n’est pas possible, je vais crever.
Ils avaient parcouru un kilomètre dans les cailloux en pente. L’Américain haletait, la bouche ouverte comme un poisson hors de l’eau. Malko attendit qu’il soit prêt à repartir. Ils étaient presque arrivés au sommet de la crête.
Cent mètres plus loin, ils s’arrêtèrent et observèrent la petite oasis cernée de montagnes pelées et bleuâtres. Derrière eux, on apercevait les pétroliers attendant sagement leur tour de charger. Des dizaines de petits points immobiles.
Malko prit les jumelles, essuya la sueur qui lui coulait dans les yeux avec une pochette de soie. Il mit plusieurs secondes à régler les lentilles à sa vision, à cause de la brume de chaleur. Enfin, il distingua des bâtiments, des murs, des lettres arabes d’un mètre de haut peintes en blanc sur les murs ocre. C’étaient les seuls bâtiments de l’oasis, environ à deux kilomètres d’eux. De l’autre côté de la piste, il y avait une petite palmeraie et une rivière. Ses jumelles parcoururent le reste de l’oasis sans trouver signe de vie. Les Palestiniens, si c’étaient eux, étaient tranquilles là-bas.
Une activité fébrile semblait régner autour des bâtiments. Une dizaine d’hommes entraient et sortaient sans arrêt. Malko concentra son attention sur un groupe au milieu de la cour en train de faire de la culture physique. Puis deux autres sortirent d’un bâtiment, portant des armes, s’allongèrent à même le sol et visèrent quelque chose sur le mur.
Les détonations sèches se répercutèrent dans le désert, assourdies par la distance. Tir d’entraînement. C’était bien une base paramilitaire ! Les Koweitis auraient eu des uniformes, un drapeau. C’était rageant de les avoir ainsi à portée de la main. Mais s’avancer eût été pure folie. Ils étaient visibles comme une mouche dans du lait… Malko continua son observation près de dix minutes, puis rabaissa ses jumelles.
— Cela semble bien être ce que nous cherchons, fit-il pensivement.
Richard Green était fasciné comme par une fenêtre sur l’enfer.
— Ce sont eux, ce sont ces salauds ! murmura-t-il.
Mais ce n’était pas tout de les injurier. Il fallait faire quelque chose. Les Palestiniens avaient bien choisi leur endroit. Au sud, c’était la zone neutre, pratiquement inhabitée, à l’ouest le désert saoudien totalement vide et à l’est le désert tout court, sans une seule cahute jusqu’à la mer. De plus la dépression du terrain étouffait le bruit de leur entraînement.
— Qu’allons-nous faire ? dit Richard Green à voix basse comme si les Palestiniens avaient pu les entendre.
— Filer d’ici ! fit Malko. Avant qu’ils ne s’aperçoivent de notre présence.
Ils firent demi-tour, redescendant vers la piste. Et tout à coup un grondement de moteur les cloua sur place. Un camion surgit de la crête, venant de l’est. Droit sur eux. Ils s’écartèrent précipitamment.
— Mais c’est le même ! s’exclama Malko.
C’était le camion-citerne vert qu’il avait croisé la veille. Mais cette fois, il était certain que le chauffeur les avait vus. Le véhicule continua sans ralentir, descendant vers l’oasis.
— C’est un camion d’eau ! remarqua Green. Il y en a plein le désert.
Malko fixait le camion. Il descendait droit vers la ferme des Palestiniens. Et rien à faire pour le stopper.
— Nom de Dieu de nom de Dieu, fit l’Américain. Le con !
Le camion descendait toujours, devenait minuscule. Il passa devant les bâtiments des Palestiniens sans ralentir.
Richard Green poussa un hurlement de joie sauvage. Il en avait oublié sa fatigue. Malko suivait des yeux le camion qui disparaissait dans les premières ombres violettes des montagnes. Cette fois, la chance était avec eux.
— Maintenant, on va se les payer, dit sombrement Green. Avec ou sans Sharjah.
Son pessimisme avait volé en éclats. Malko, lui aussi, ne voyait plus que la violence pour lutter contre la violence.
Comme disait Richard Green, ils allaient se les payer. Le tout était de savoir comment.