Malko se sentait un steak haché. Chaque muscle de son corps était douloureux. Il pouvait à peine ouvrir la bouche tant sa mâchoire était ankylosée. Sa peau était semée d’écorchures.
Richard Green n’avait pu se relever tant il souffrait de ses vertèbres cervicales. Quant à Eleonore, elle avait eu un mal fou à expliquer à son amant Mahmoud que ce n’était pas un homme qui avait couvert sa peau délicate d’énormes bleus.
Tout cela pour en être réduit à demander à l’émir d’arrêter les Palestiniens. Malko était amer en pénétrant dans le petit ascenseur du ministère de l’Intérieur. Le bureau du sheikh Abu Sharjah se trouvait au sixième étage. Le temps n’était plus où n’importe qui pouvait voir un ministre sans s’annoncer, mais c’était encore très décontracté… Malko arriva sans encombre jusqu’à la porte vitrée du chef de la police secrète koweïtienne, frappa au verre dépoli et entra.
Les deux Yéménites, pieds nus, leurs mitraillettes plaquées or sur les genoux, étaient assis par terre, devant le bureau où le sheikh Sharjah tirait sur son éternel fume-cigarette, cerné par les dossiers. Les trois téléphones sonnaient sans arrêt : des appareils ultramodernes, à touche. Il fit signe à Malko de s’asseoir, découvrant toutes ses dents dorées.
Aussitôt, un policier surgit avec un plateau et le sempiternel thé à la menthe. Malko se brûla courageusement les lèvres pour tromper son impatience.
Le sheikh Sharjah raccrocha son téléphone. Son visage rondouillard et avenant avait une expression chagrine qui mit instantanément Malko en éveil.
— Quelles sont les nouvelles, Excellence ? demanda-t-il.
Sharjah secoua la tête, ses gros yeux soudain chagrins.
— Mauvaises. Les hommes dont vous m’aviez signalé la présence ont disparu.
— Disparu ! Mais…
— Disparu, répéta le sheikh. Mes hommes ont cerné la ferme de Al Wafra à l’aube. Il n’y avait plus personne.
— Mais pourquoi avoir attendu jusqu’à ce matin ?
— Je n’ai pu joindre mon oncle l’émir qu’hier soir très tard. C’était une décision importante. Il a prié et réfléchi avant de me donner sa réponse au lever du soleil.
Il semblait sincèrement désolé. Malko sonda ses gros yeux marron et son visage potelé. Impossible d’y lire la vérité. Ou les Palestiniens avaient vraiment disparu, ou le sheikh Sharjah se défilait… Ce qui revenait au même. Une immense colère envahit Malko. Tous ces morts, tous ces risques pour rien ! Henry Kissinger allait arriver avec des tueurs en liberté.
Il retint ses reproches. Sharjah leur avait rendu assez de services pour être ménagé.
Les deux Yéménites étaient silencieux et muets comme des statues.
— Que comptez-vous faire ?
Le sheikh posa son fume-cigarette et frotta sa joue râpeuse.
— L’aéroport sera sévèrement surveillé pour l’arrivée du Secrétaire d’État, assura-t-il. Toutes les personnes qui approcheront de l’appareil auront été fouillées. D’ailleurs, il n’atterrira pas sur l’aérogare normale, mais de l’autre côté, en face du hangar de la K.A.C. De cette façon, les passagers des vols réguliers ne seront pas à portée de son avion. Il partira tout de suite pour le Palais de la Paix qui sera gardé par l’armée. Sur le chemin, il y aura près de cinq cents policiers. Sans compter les hommes de vos services de sécurité. Un avion-cargo amènera avant l’arrivée de M. Kissinger une Lincoln Continental spéciale dont les glaces peuvent résister à une balle de mitrailleuse… Le convoi roulera très vite… 50 ou 60 à l’heure.
Il énumérait les précautions comme pour rassurer Malko. Ce dernier demanda doucement.
— Vous vous souvenez de l’amiral Carrero Blanco à Madrid ? Est-ce que la Lincoln est aussi à l’épreuve des mines ?
Le sheikh se rembrunit, pris de court, puis reconnut :
— Je donnerai des ordres pour faire déminer la route avant le convoi.
Malko secoua la tête, amer et dépité.
— Excellence, même si vous faisiez voyager Henry Kissinger dans un char, il ne serait pas en sécurité. Les Palestiniens possèdent des missiles, et vous le savez. La seule solution consiste à arrêter ceux qui se préparent à frapper.
— Mais je vous assure…, protesta Sharjah. Je suis sûr que ces hommes sont en fuite. Qu’ils n’oseront rien tenter maintenant qu’ils savent leur projet éventé.
Malko plongea ses yeux dorés sur les siens.
— Excellence, pouvez-vous répondre sur VOTRE vie de celle de Henry Kissinger ?
Le sheikh baissa les yeux, embarrassé. Puis il alluma nerveusement une cigarette et se rejeta en arrière.
— Vous savez bien que c’est impossible, dit-il. Il suffit d’un hasard, d’une défaillance.
Malko se leva, réprimant une grimace de douleur, et luttant contre le découragement. Il avait cinq jours pour tout recommencer à zéro.
— Excellence, dit-il, je vous promets de ne plus vous ennuyer avec ces problèmes. Car je vais conseiller au State Department d’annuler le voyage de Henry Kissinger.
Insensible aux protestations du Koweiti, il sortit du bureau. Peut-être que la nouvelle qu’il avait lancée parviendrait jusqu’aux Palestiniens et dérangerait leurs projets. Mais, lui savait bien qu’il ne pouvait pas empêcher Henry Kissinger de venir au Koweit.
Donc il fallait trouver une solution. Moins définitive que de protéger le Secrétaire d’État en faisant un rempart de son corps. Ce qui risquait de faire deux morts au lieu d’un.
En attendant, il fallait annoncer la bonne nouvelle à Richard Green.
Penaud, le visage marbré de meurtrissures, le cou raide, le chef de station de la CIA au Koweit semblait avoir vieilli de dix ans en dix minutes.
— Bon sang ! fit-il. C’est une catastrophe ! On ne peut pas décommander le voyage si rapidement, sans perdre la face.
Malko se laissa tomber sur l’étroit divan, découragé.
— Eh bien, envoyez un télex conseillant au State Department d’acheter une armure pour Henry Kissinger.
Le silence qui suivit fut lourd et tendu. Au fond, Malko n’avait pas envie de plaisanter et partageait le désarroi de Richard Green. Il aurait fallu employer les méthodes généralement préconisées par Chris Jones et Milton Brabeck, les deux gorilles de la CIA, pour recevoir Henry Kissinger : vider le Koweit de ses habitants et les remplacer par des agents du Secret Service.
Difficile à réaliser en pratique.
La tête dans ses mains, Richard Green fixait d’un air absent l’aigle américain accroché au mur de son bureau.
Malko se leva :
— Je vais encore tenter quelque chose. Il y a une chance minuscule d’arriver à un résultat.
— Je suis très prise en ce moment. Nous avons des cocktails tous les soirs.
La voix de Winnie Zaki était mondaine, artificielle, froide, avec pourtant une pointe d’intérêt Malko sentit qu’elle allait raccrocher. Son mari était peut-être près d’elle. Mais il n’avait pas le choix.
— Il faut absolument que je vous voie, insista Malko.
— C’est impossible, trancha Winnie. Pas avant une dizaine de jours.
Il tenta le tout pour le tout.
— Il s’agit d’une question de vie ou de mort. Au sujet de quelqu’un qui vous est cher.
Il sentit sa surprise au silence qui suivit à l’autre bout du fil, puis elle demanda d’une voix pas très ferme.
— Que signifie… De qui s’agit-il ?
— Je vous expliquerai de vive voix, insista Malko. Mais c’est urgent.
Winnie Zaki se décida d’un coup.
— Très bien. Cet après-midi, restez dans votre chambre du Sheraton. La réunion de notre club se tient à l’hôtel. J’essaierai de m’échapper. Mais n’y comptez pas trop.
Elle raccrocha.
Malko n’avait plus qu’à attendre. Il alla jusqu’à la fenêtre. Les carcasses de deux voitures accidentées pourrissaient toujours devant le Sheraton.
Pour se donner un peu de courage, il contempla la photo panoramique de son château de Liezen. Si cela continuait, il serait obligé de le vendre à un Koweiti. La CIA ne lui pardonnerait pas l’échec d’une mission aussi importante. On ne faisait pas crédit dans le monde de l’espionnage. Il pensa au télégramme plein de diplomatie que Richard Green avait envoyé aux USA, avertissant que la sécurité de Henry Kissinger n’était pas assurée à 100 %… Les premiers gorilles du « Secret Service » devaient arriver le lendemain pour se familiariser avec leurs cibles éventuelles…
Malko n’en pouvait plus de contempler les pétroliers ancrés au large du port. Il avait essayé de prendre un bain pour détendre son corps endolori mais, sans doute par mimétisme, l’eau qui coulait des robinets avait la couleur du pétrole brut.
Sa montre indiquait cinq heures moins le quart.
Aucune nouvelle de Winnie Zaki. Il n’osait pas sortir de sa chambre, de peur de la rater. C’était éprouvant pour les nerfs. Il aurait dû demander à Eleonore de lui tenir compagnie. À cinq heures, il irait voir ce qui se passait. Il parcourut d’un œil distrait l’éditorial virulent du Koweit Tune, visiblement écrit par un survivant de la Propaganda Staffel du Docteur Joseph Goebbels.
C’était assez piquant d’entendre les pays du Tiers Monde dénoncer vertueusement le racisme et de lire ça. Les âmes pures devaient se sentir écartelées… Un grattement à la porte le fit sursauter. Il tâcha son journal.
On frappa de nouveau, timidement. Il entrouvrit la porte sans ôter la chaîne de sécurité. Il n’avait pas une confiance absolue dans la pulpeuse Winnie Zaki. La bouffée de parfum qui lui sauta aux narines le rassura immédiatement. Il ouvrit tout grand le battant.
Et se trouva nez à nez avec une inconnue ! Ravissante brune, très maquillée, vêtue d’une robe de cocktail beige moulant des formes épanouies. Sûrement une envoyée de Winnie. Elle jeta un coup d’œil inquiet vers le palier.
— Entrez, dit-il.
Les grands yeux noirs se levèrent sur lui, effarouchés.
— Vous êtes seul ?
— Bien sûr.
L’inconnue entra et il referma. Puis il fit face à sa visiteuse. Celle-ci était restée debout près du bureau commode scellé au mur. Malko lui sourit.
— Où est Winnie ?
Elle secoua la tête.
— Je ne sais pas.
Son anglais avait un parfum de harem.
Elle se mordit la lèvre et murmura :
— Je crois que je me suis trompée de chambre, je dois m’en aller.
À travers la dentelle du haut de sa robe, Malko apercevait une poitrine pleine. L’inconnue était plus qu’appétissante, mais ce mystère l’agaçait. Que venait-elle faire dans sa chambre ? Quel lien avait-elle avec Winnie Zaki ?
Il la prit par le bras, la rapprochant de lui.
— Dites la vérité. Que voulez-vous ?
Elle ne se débattit pas, ne répondit pas, leva seulement sur lui deux yeux noirs bordés de kohl, emplis d’une expression trouble, et en même temps parfaitement précise. L’instinct de mâle de Malko ne s’y trompa pas une seconde.
Il lâcha son bras, posa les mains sur ses hanches rondes, et elle ne chercha pas à se dégager. Elle détourna un peu le visage lorsqu’il voulut l’embrasser, murmurant une vague protestation, puis finit par lui abandonner ses lèvres.
Au contact de sa bouche, elle fut prise d’une frénésie brutale, inattendue, une explosion de petits soupirs, de baisers furieux, de dents entrechoquées, de mains timides explorant son corps. Elle s’incrustait contre lui, ondulait, le bassin en avant, offerte, élastique, tiède et parfumée. Malko, soudain à dix mille lieues de la CIA, voulut l’entraîner vers le lit. Elle résista, murmura :
— Non… ma robe.
Elle avait déjà le visage en feu.
Elle tenta mollement de s’éloigner de lui. Le haut de son corps, du moins, murmura :
— I must go.
Cette aubaine inespérée avait déchaîné le désir de Malko. Le Sheraton se serait transformé en derrick sous ses pieds qu’il n’aurait pas lâché sa visiteuse. Il la repoussa contre le bureau, l’y accola, le dos au mur. Elle se laissa faire, comme en état d’hypnose. Sans l’aider, ni se défendre. Il écarta tout ce qui le gênait, l’ouvrit, la pénétra avec la fougue sans nuance d’un collégien. Elle eut un long gémissement extasié.
Elle était brûlante, humide, ouverte. D’un coup, il fut au fond d’elle, la clouant contre le mur comme un papillon. Sous sa robe de dentelle et de soie, elle ne portait strictement rien. Ses jambes et ses cuisses étaient très blanches, presque laiteuses. Elle se renversa en arrière, appuyant ses épaules au mur, avec un soupir comblé, dans une position pourtant inconfortable, les jambes nouées autour des hanches de Malko. Il sentait le fin talon d’une de ses chaussures appuyer contre ses reins, comme pour l’enfoncer encore plus en elle.
Ce qui était matériellement impossible. Elle glissa une main entre eux, le caressant, le griffant, le pressant. Il se retira, la reprit, explosa tumultueusement comme si c’était la dernière fois qu’il jouissait. Sa main le serra à le faire crier. Elle en tremblait de plaisir.
Ils restèrent longtemps soudés l’un à l’autre, les oreilles bourdonnantes.
Les yeux de Malko tombèrent sur sa montre : il s’était exactement écoulé sept minutes depuis que l’inconnue avait frappé à la porte. À cette allure, elle pouvait essayer tous les clients du Sheraton en une seule journée.
L’inconnue décroisa les jambes de ses reins, reposa à terre ses hauts talons, sourit à Malko, l’écarta d’elle, rabattit sa robe sur son ventre nu, soigneusement épilé. À part son visage cramoisi, elle était parfaitement convenable. Elle lissa le tissu de sa robe pour en effacer les plis, tapota ses cheveux noirs, sourit à Malko d’un air presque distant et se dirigea vers la porte.
— Comment vous appelez-vous ? demanda-t-il.
Elle fit comme si elle n’avait pas entendu, ouvrit et disparut.
Malko finissait de remettre de l’ordre dans ses vêtements quand on frappa de nouveau. Il faillit éclater de rire, en dépit de sa tension nerveuse. Si c’était encore une inconnue affamée, il n’allait pas pouvoir faire face à la situation.
Il ouvrit. C’était Winnie Zaki. En tailleur strict et talons plats, ses longs cheveux attachés en un chignon serré. Tendue. Elle se précipita littéralement dans la chambre, referma derrière elle.
— J’ai cru que vous ne viendriez jamais, dit Malko.
Elle regarda autour d’elle, s’attendant visiblement à trouver le diable.
— J’ai eu du mal à m’échapper, dit Winnie. Que voulez-vous me dire ?
Malko faillit lui parler de l’étrange visiteuse qui l’avait précédée. Mais il y avait mieux à faire. Winnie le regardait, froide comme un iceberg.
— Qui est en danger de mort ? demanda-t-elle.
Les yeux dorés de Malko étaient aussi durs que les siens.
— Votre mari, dit-il.
Winnie se crispa :
— Abdul ! Mais pourquoi ?
— Parce qu’il est l’organisateur d’un attentat contre Henry Kissinger, expliqua Malko tranquillement. Pour le compte d’extrémistes qui veulent abattre l’homme de la Paix, qui ne peuvent supporter qu’Israël se rapproche des pays arabes modérés. Les services spéciaux américains ont tout tait pour mettre hors circuit les auteurs présumés de cet attentat. N’y étant pas parvenus, la décision a été prise au plus haut niveau d’éliminer votre mari. Physiquement.
Les yeux de Winnie Zaki le scrutaient intensément, cherchant à deviner s’il bluffait.
— Comment savez-vous cela ? demanda-t-elle d’une voix étranglée.
— J’appartiens à ces services, avoua Malko.
Ce qu’elle savait déjà, de toute évidence.
Elle détourna les yeux, décontenancée, fit quelques pas dans la chambre. Se tourna vers lui, flamboyante de rage.
— Vous mentez ! explosa-t-elle. C’est du bluff.
Ses yeux scintillaient de haine. Sa bouche n’était plus qu’un trait mince, sa somptueuse poitrine se soulevait d’indignation.
— Libre à vous de le croire, dit Malko. Je vous aurai prévenue. Vous ferez une ravissante veuve.
Il crut qu’elle allait lui sauter à la figure.
— Salaud ! Vous ne pouvez rien contre Abdul. Personne n’osera s’attaquer à lui.
— Ceux qui doivent le tuer sont déjà en route, dit Malko. Souvenez-vous du raid de Beyrouth.
À Beyrouth, les services secrets israéliens étaient venus liquider une dizaine de chefs palestiniens. En toute impunité. Malko sentit qu’il avait enfin touché la jeune femme. C’est d’un ton plus calme qu’elle demanda.
— Si c’est vrai, pourquoi me dire cela ? Puisque vous êtes l’ennemi d’Abdul.
— Pour empêcher cette exécution.
— Comment ?
C’est là que Malko avait intérêt à peser ses mots.
— Je ne veux la mort de personne, dit-il. Pas plus celle de votre mari que celle d’Henry Kissinger. Mais je suis chargé de la sécurité de ce dernier et je ferai ce qui est nécessaire. Voilà ce que je vous offre : vous me permettez de mettre la main sur les hommes qui se préparent à assassiner le Secrétaire d’État, je les fais mettre hors circuit le temps de sa visite, et, en contrepartie, votre mari ne risque rien.
Il y eut un long silence. Winnie Zaki était visiblement impressionnée par le ton froid et détaché de Malko. Pourtant, elle secoua la tête, en se mordant les lèvres.
— C’est impossible, dit-elle. Vous les tuerez.
— Sûrement pas.
— Je ne peux pas vous croire, fit-elle. Et s’ils apprenaient que je les ai trahis, c’est eux qui me tueraient. Et puis d’ailleurs, vous bluffez.
D’un pas rapide, elle se dirigea vers la porte, l’ouvrit, se retourna. Malko n’avait pas bougé.
— Vous le regretterez, dit-il lentement. Toute votre vie.
Il vit la brusque lueur d’angoisse dans les yeux de la Danoise. Elle hésita, referma la porte, revint vers lui. Cette fois, il la sentait convaincue. Le cercle blanc de la peur cernait ses lèvres. Elle demeura un long moment silencieuse, face à lui, le regard dans le vide, visiblement en proie à un profond désarroi, puis elle leva les yeux.
— Je peux vous proposer quelque chose, dit-elle.
Malko dut faire appel à tout son sang-froid, pour ne pas hurler de joie.
— Je vous écoute.
— Les hommes auxquels vous faites allusion n’auront pas d’armes, dit-elle. Une femme doit les leur apporter à l’aéroport. Au dernier moment. Je sais où sont ces armes. Ils n’auront pas le moyen de s’en procurer d’autres. Si vous les interceptez…
Le cerveau de Malko travaillait comme un ordinateur. Une idée le traversa, fulgurante.
— Cette femme, dit-il, ce n’est pas une Japonaise nommée Chino-Bu ?
Une lueur de panique traversa brièvement les yeux noirs de Winnie Zaki.
— Comment… comment le savez-vous, souffla-t-elle.
Le puzzle se mettait en place.
— Nous savons beaucoup de choses. Très bien, j’accepte votre proposition. Où sont ces armes ?
— À Goa.
Malko crut avoir mal entendu.
— À Goa, en Inde ?
— Oui.
— Qu’est-ce qu’elle fait là-bas !
— Il y a un centre de hippies, expliqua Winnie Zaki, plusieurs centaines de tous les pays. Souvent les commandos palestiniens s’y reposent entre deux missions. L’Inde a toujours eu une attitude très pro-arabe. Et il est facile de sortir d’Inde avec des armes.
— Où vais-je trouver cette Japonaise ? demanda Malko.
— Je vous ai dit : à Goa. Dans un village qui s’appelle Calangute. C’est tout ce que je sais. J’ai entendu Abdul en parler.
Malko réfléchissait. Si la Danoise disait vrai, c’était la solution inespérée à son problème.
— Allez-vous parler de notre accord à votre mari ?
Winnie secoua la tête :
— Il faudrait que j’avoue vous avoir cru. Vous savez bien que c’est impossible.
— Très bien, dit Malko, je choisis de vous croire. Que savez-vous de cet attentat ?
Winnie se raidit, aussitôt sur la défensive.
— Je ne vous dirai rien de plus. Et si, en dépit de cela, il arrive quelque chose à Abdul, je vous tuerai moi-même.
Il l’en sentait parfaitement capable. Malko décida de ne pas insister.
— Vous avez ma parole.
— Très bien, dit-elle. Je dois partir maintenant.
Il la raccompagna jusqu’à la porte. Au moment où elle allait ouvrir, il ne put résister.
— J’ai reçu une autre visite que la vôtre, tout à l’heure, dit-il. Est-ce vous qui m’avez envoyé cette ravissante et si impétueuse jeune femme ?
Elle se troubla, lui jeta un regard ambigu, lâcha d’une voix étouffée.
— Oui.
— Par quel miracle ?
Il crut qu’elle n’allait pas répondre. Mais leur pacte avait créé une sorte de complicité entre eux.
Elle expliqua rapidement :
— Lorsque nous nous réunissons, il arrive que certaines d’entre nous en profitent pour s’offrir un peu de liberté. Il est facile, dans un grand hôtel comme le Sheraton d’aller frapper à la porte d’une chambre. De n’importe quelle chambre… Beaucoup de mes amies sont traitées par leur mari moins bien que des chameaux. Elles ont droit à des revanches… Qu’elles ne pourraient prendre ouvertement, sans courir de gros risques à cause des mœurs arabes. Il n’y a pas si longtemps, en Saoudie, on lapidait encore les femmes infidèles.
— Mais, que font-elle ? demanda Malko suffoqué, si elles tombent sur un poussah ou une femme ? Le Sheraton n’est pas peuplé que d’étalons.
Winnie s’extirpa un sourire contraint.
— Elles s’excusent et vont à une autre chambre. Et si c’est une femme, ce n’est pas forcément désagréable. Il m’arrive d’en ramener à Abdul. Au moins, je sais avec qui il me trompe. Et cela m’excite de le voir faire l’amour à une autre femme.
Elle se découvrait, d’une voix monocorde, impersonnelle.
— Qui est votre amie ? coupa Malko.
— Je ne vous le dirai pas, dit fermement Winnie. Vous ne la reverrez jamais. Elle habite Ryad. C’est la femme d’un Saoudien très riche, et très jaloux. S’il le savait, il la tuerait. Son frère voyage avec elle pour veiller sur elle. Il était dans le hall. D’ailleurs elle ne s’est pas absentée longtemps.
— Je sais, dit Malko.
— Au revoir, dit Winnie.
Leurs regards se toisèrent.
— Vous auriez dû venir, au lieu d’envoyer votre amie, dit Malko.
Winnie referma la porte sans répondre.
Richard Green rayonnait Littéralement. Comme s’il avait perdu vingt kilos d’un coup.
— Ça va être facile, dit-il, et j’en connais qui vont être contents, ce sont les Japonais. Cette Chino-Bu, cela fait un bon moment qu’ils la cherchent.
Malko tâta un de ses bleus sous sa veste.
— Vous allez prévenir l’antenne de Bombay de la « Company » ? Ou les Indiens ?
Le chef de station de la CIA secoua la tête.
— No way[9]. Vous avez commencé, vous continuez. Je n’ai confiance qu’en vous.
— Vous voulez dire que je dois aller à Goa ?
— Exactement, fit l’Américain. Bien entendu l’antenne de Bombay sera à votre disposition.
— Et que voulez-vous que je fasse exactement à Goa ?
Richard Green eut un geste expressif des mains, balayant le bureau d’une mitraillette imaginaire.
— Liquidez-moi cette dingue et foutez ses armes à la mer. On vous donnera ce qu’il faut à Bombay. Si vous en avez besoin.
Malko demeura silencieux. Plusieurs années de missions pour la Central Intelligence Agency ne l’avaient pas habitué au meurtre de sang-froid. Et pourtant, il reconnaissait le bien-fondé de l’ordre de Richard Green. En éliminant cette fanatique Japonaise et les armes qu’elle apportait, il évitait un carnage au prix d’une seule vie humaine.
Pourtant, il se sentait incapable de cette élimination. Il eut soudain une idée, se remémorant tout ce qu’il avait appris sur cette affaire depuis le début.
— Il y a peut-être une solution meilleure, proposa-t-il. Richard Green le regarda par en dessous, plein de méfiance :
— Laquelle ?
Malko commença à lui expliquer son idée. Au début, Richard Green ne cachait pas son scepticisme. Puis, peu à peu, il s’enthousiasma pour le projet de Malko. À la fin, il ne tenait plus en place :
— Fantastique ! fit-il. Je vais prévenir Bombay et Bonn. Mais vous ne pouvez pas partir avant demain soir. Il leur faut le temps de travailler. Si cela ne marche pas vous aurez toujours la ressource de revenir à la première solution.
— Exactement, fit Malko.
Lui aussi était ravi. Les solutions sophistiquées lui semblaient toujours meilleures que la force brutale. Ou alors on se rabaissait au niveau des terroristes qu’on voulait combattre.
— Encore une chose, demanda-t-il. Je pense que Miss Ricord pourrait m’être utile à Goa. À deux, nous nous ferons moins remarquer. Et je peux avoir besoin d’un agent de liaison.
— Absolument, approuva Richard Green. Je la préviens immédiatement. Je vais la mettre en congé de l’ambassade.
Son œil gris fixa Malko avec une imperceptible ironie. Malko baissa pudiquement les yeux. Pensant à la tête de l’ombrageuse Eleonore. Mais les règlements de la barbouzerie internationale n’avaient jamais interdit de joindre l’utile à l’agréable.
Richard Green se leva et passa devant le calendrier où il ne restait plus que cinq jours en blanc avant le carré rouge marquant l’arrivée de Henry Kissinger. Il avait envie de l’embrasser.
L’odeur ignoble des bidonvilles s’infiltrait dans la voiture, bien que les vitres soient hermétiquement closes.
La route de l’aéroport à Bombay était une longue descente aux enfers. Un enchevêtrement de cahutes de bois, de tôles de carton et de feuilles, grouillant d’une humanité déchue, affamée, have, déguenillée. Des milliers d’yeux noirs sans expression regardaient passer la voiture luisante de propreté, monstre mécanique totalement étranger à leur vie misérable.
Eleonore Ricord frissonna :
— C’est atroce.
Le jeune analyste de la « Company », qui conduisait, hocha la tête :
— À Bombay, ils ont trois roupies[10] par jour pour faire vivre une famille. Mais à Calcutta c’est pire.
Même dans les villes les plus sales d’Extrême-Orient, Malko n’avait pas respiré cette odeur de putréfaction. En sus des bidonvilles, des milliers d’Indiens dormaient à même le sol, sur les trottoirs, au milieu de la rue, enveloppés dans leurs guenilles.
Le jeune Américain ralentit ; ils rejoignaient le bord de mer, tournant à angle droit. Malko aperçut dans la brume matinale un temple bleuâtre isolé au milieu d’une sorte de marécage nauséabond où pataugeaient des Indiens à la recherche de coquillages : la mer. Autour de Bombay, l’Océan Indien était gris, sale, comme si l’Inde n’était qu’une gigantesque poubelle qui se déverse dans la mer. L’aéroport lui-même tombait en ruine : de vieillesse, de manque d’entretien, d’humidité… Dieu merci, ils avaient un avion pour Goa dans la journée. Un simple DC3 un peu pourri des Safari Airways. Indian Airlines étaient en grève. Les employés, qui ne faisaient que trois repas par semaine, refusaient bêtement de ne plus en faire que deux à cause de la hausse des prix. Le India Time annonçait gaillardement quatre-vingts millions de chômeurs, une croissance zéro, et des grèves un peu partout, dues à la famine.
Malko se dit que Chino-Bu, la Japonaise, aurait pu choisir un autre pays.