Seul à sa table, au milieu des brouhahas, des rires et des conversations, des serpentins et des crécelles, Malko commençait à trouver le temps long. Les guirlandes de la décoration du réveillon n’arrivaient pas à empêcher la salle à manger du Koweit-Sheraton de ressembler à une piscine avec ses panneaux de mosaïque bleue, et ses vitres assorties.
Une piscine où s’ébattaient joyeusement deux ou trois cents hôtes à quinze dinars la place.
Pour tromper son impatience, Malko se remit à guetter la porte. Justement un jeune Koweiti de haute taille venait d’entrer, drapé dans une dichdacha noire, il s’arrêta près de la porte et, d’un signe, appela le garçon. Sans ostentation, mais sans se cacher, il extirpa successivement de sa dichdacha une bouteille de J & B et une de cognac Gaston de Lagrange.
Le garçon prit respectueusement les bouteilles, s’approcha d’une desserte, y prit une grande théière et une immense cafetière. Puis, il déboucha les bouteilles, remplit les récipients avec leur contenu et vint les déposer sur la table où se trouvait Malko. Le jeune Koweiti s’approcha, souriant, et tendit la main à Malko.
— Je m’appelle Mahmoud Ramah, dit-il. Je suppose que vous êtes le Prince Malko Linge ?
Il parlait un anglais parfait. Avec son grand nez pointu et ses yeux rieurs, il fut tout de suite sympathique à Malko. Ce dernier demanda, un peu surpris quand même.
— Si je comprends bien, c’est votre table ?
Mahmoud Ramah s’assit et sourit.
— Exact. Il était très difficile de trouver des places pour le réveillon ce soir. Je suis très heureux de vous accueillir au Koweit. La personne que vous attendez sera là bientôt.
Il prit la théière et versa de larges rasades de J & B dans les verres. Puis il leva le sien.
— Bienvenue au Koweit.
L’alcool fit du bien à Malko. Il dormait littéralement debout. Le Boeing de Air India qui l’avait amené de New York n’avait eu que neuf heures de retard. Mais il n’avait pas eu le choix. Les Kowait Airways n’allaient pas jusqu’à New York. Elles avaient du pétrole, des avions, mais pas assez de pilotes… La CIA avait envoyé un télex à Malko qui se trouvait à New York en train de négocier l’achat de kilomètres de moquette pour son château, lui enjoignant de gagner le Koweit et de s’installer au Sheraton. Sans préciser pourquoi. C’était la deuxième mauvaise nouvelle de la journée. En téléphonant à Liezen, Alexandra lui avait appris une catastrophe : durant son absence, Krisantem, croyant bien faire, et en bon musulman ignorant en vins, avait offert à l’équipe de couvreurs qui refaisaient l’aile nord, une bouteille de Château-Margaux 1937 ! Un nectar, une merveille, que ces rustres avaient trouvé « pas mal ». Malko avait mis deux heures à récupérer. Son Château-Margaux était ce qu’il avait de plus précieux, dans sa cave. La perte était irremplaçable. Krisantem avait proposé d’étrangler les couvreurs, mais, en plus, il n’aurait pas eu de toit.
Arrivé au Koweit le 31 au matin, il avait trouvé dans une enveloppe à son nom une invitation pour le réveillon à la table 23. Avec la carte de visite de Richard Green, chef de station de la « Company » au Koweit. L’ambassade était fermée et la ligne directe de l’Américain ne répondait pas…
Malko avait fait repasser son smoking et attendu le soir. Il regarda autour de lui. Curieux réveillon…
— C’est la prohibition, remarqua-t-il. Si on nous voit boire de l’alcool, nous risquons d’être lapidés.
Mahmoud Ramah eut un gloussement joyeux.
— Pas ici. En Arabie Saoudite peut-être… Ou au Yémen. Regardez, autour de vous.
Effectivement, le réveillon du Sheraton ne respirait pas la bigoterie sinistre de l’Arabie Saoudite… Certes on ne voyait sur les tables que des bouteilles de Perrier, de Vichy St Yorre ou de Gini. Et des cafetières d’argent à l’infini… Ou des théières, comme celle posée sur la table de Malko… Mais la franche et bruyante gaieté qui régnait au Sheraton ne venait pas que de la chaleur communicative des banquets ! La moitié des assistants étaient déjà saouls comme des cailles. Sur une estrade un orchestre massacrait allègrement de la musique pop moderne. La salle était bourrée. Des étrangers et aussi beaucoup d’Arabes. Les femmes croulaient sous les bijoux et les brocarts. De vrais arbres de Noël.
Malko n’avait pas faim. Le grand buffet froid était superbe, mais l’anxiété lui serrait l’estomac. Il avait horreur de perdre son temps à banqueter.
En plus, une soirée de réveillon n’était pas la circonstance idéale pour rencontrer discrètement le chef de station de la CIA au Koweit. Même si les barbouzes locales étaient passablement éméchées…
Tout à coup, les lumières s’éteignirent complètement. Dans un concert de cris chatouillés, l’obscurité demeura totale quelques secondes puis un projecteur se braqua sur une scène où se trouvait l’orchestre.
« Nous sommes bons pour la danse du ventre », pensa Malko.
Il ne pensa pas longtemps. Une sculpturale silhouette vert lézard surgit dans la lueur du projecteur. Une Noire au visage harmonieux, moulée dans un long fourreau de paillettes vertes qui semblait cousu sur elle. Une longue fente découvrant des jambes fuselées, jusqu’en haut des cuisses, à la limite de l’indécence. Derrière Malko, une grosse Libanaise grinça distinctement des dents tandis que son mari avalait d’un coup le tiers d’une « théière ».
Déjà la Noire commençait à chanter : Killing me softly. En fermant les yeux, on aurait dit Roberta Flack… La voix chaude couvrit les grincements de dents. Les paillettes ondulaient dans la lumière comme un long serpent vert, avec parfois l’éclair noir, fulgurant et provoquant des longues jambes.
Mahmoud Ramah se pencha vers Malko.
— Elle est belle, non ?
Difficile de le contredire. La Noire acheva sa chanson dans un tonnerre d’applaudissements, Malko consulta discrètement sa montre ; minuit moins trois… Des cris de joie commençaient à fuser un peu partout. La chanteuse salua et, du podium, plongea dans la foule, se dirigeant droit vers la table de Malko. Les lumières s’éteignirent. Aussitôt le barman derrière Malko vociféra :
— Happy New Year !
Dans le noir, les gens s’embrassaient, essayant parfois de se tromper de voisine. Toutes les lumières se rallumèrent d’un coup. La Noire se tenait debout devant Malko. Elle souriait. Encore plus belle de près que de loin.
Elle plongea ses yeux dans les siens :
— Happy New Year ! dit-elle d’une voix mélodieuse.
Elle s’assit avec grâce sur la chaise voisine, avança le visage et l’embrassa légèrement sur la bouche. Il entendit dans un murmure :
— C’est avec moi que vous avez rendez-vous.
Déjà, elle se tournait vers Mahmoud Ramah. Leur baiser fin nettement plus consistant. À la limite de l’attentat à la pudeur. La longue main fine du jeune Koweiti avait trouvé l’ouverture des paillettes et en profitait largement.
Derrière, le Libanais troublé renversa une cafetière. La bonne odeur du cognac Gaston de Lagrange s’éleva aussitôt de la nappe.
À bout de souffle, Mahmoud Ramah et la Noire se séparèrent enfin. Le Koweiti se tourna vers Malko :
— Je vous présente Éleonor Ricord, la vice-consul des États-Unis à Koweit.
Malko ne put retenir un sourire surpris. Le corps diplomatique prenait une forme inattendue.
L’ambassadeur devait faire des claquettes…
— Vous chantez toujours seule, demanda Malko, ou vous faites des duos avec l’ambassadeur.
Éleonor Ricord éclata de rire.
— La chanson, c’est mon hobby ! Mais je ne me produis jamais en public. Ce soir, c’est exceptionnel. À cause du réveillon.
Malko admirait pensivement le visage fin et sensuel. En plus, c’était une barbouze… Pour peu qu’elle sache faire la cuisine, elle était complète…
Le baiser-ventouse avait rendu Mahmoud Ramah nerveux. Il remua, mal à l’aise sur sa chaise.
— Ce n’est pas très drôle, ici, dit-il. Si nous allions chez moi ?
C’était aussi l’avis de Malko. Il se leva. Mahmoud Ramah appela le garçon d’un geste impérieux. Aussitôt, ce dernier ramena les bouteilles vides de J & B et de cognac Gaston de Lagrange et reversa dedans le contenu de la cafetière et de la théière… Un peu partout, ceux qui partaient l’imitaient.
— Vous avez une voiture ? demanda Éleonor Ricord à Malko.
— Avec un chauffeur, précisa Malko.
Le tout fourni par le Sheraton.
— La maison se trouve dans l’avenue Istiqual, numéro 132, expliqua la Noire. Juste en face d’une autre qui a une immense antenne de télévision. C’est un Iranien fou… Ou un espion, je ne sais pas.
La conversation ne manquait pas de sel… Mahmoud enfourna ses bouteilles dans sa dichdacha et ils sortirent Laissant Mahmoud et Eleonore disparaître la main dans la main, Malko traversa le hall désert du Sheraton et réveilla son chauffeur qui dormait dans la Chevrolet bleue. La nuit était fraîche, presque froide. Il donna l’adresse et se laissa aller sur les coussins, perplexe.
Des confettis étaient encore accrochés à son smoking. Il avait encore dans les oreilles le joyeux tintamarre du réveillon et à la bouche le goût suave des lèvres de la belle vice-consul… Pourtant la CIA ne l’avait pas envoyé à Koweit pour jouer les fêtards. Le réveil risquait d’être douloureux.
Il aurait fallu être sourd, muet et aveugle pour rater l’antenne de télé : elle devait mesurer le tiers de la Tour Eiffel ! Si l’Iranien était un espion, la discrétion n’était pas sa qualité première… L’avenue Istiqual, ressemblait à Park Avenue, avec les buildings en moins. Mais une bonne vingtaine d’ambassades jalonnaient les cinq kilomètres. En venant du Sheraton, Malko n’avait pas vu un seul piéton.
C’était la Californie arabe.
Au moment où il descendit de la Chevrolet, la porte de la maison s’ouvrit sur la silhouette verte d’Eleonore Ricord.
— Entrez vite, dit-elle.
La pièce immense, toute en longueur, disparaissait sous les coussins, les tapis profonds, les amoncellements de poufs. Au fond, il y avait un petit bar où Mahmoud officiait. La Noire s’excusa d’un sourire.
— Il faut que je me change. Ces paillettes me grattent.
Tournant le dos à Malko, elle se tortilla, ouvrit sa fermeture Éclair et se retrouva vêtue d’un minuscule slip de dentelles blanches, un petit tas vert à ses pieds. Mahmoud en avala un glaçon. Mais déjà, Eleonore Ricord enfilait une jupe de cuir et un pull Courrèges blanc, très moulant. Elle avait un corps musclé de sportive, à la poitrine haute, plutôt petite. La Noire se laissa tomber sur un pouf. Malko s’assit à côté d’elle. Mahmoud avait mis de la musique arabe et continuait à farfouiller dans le bar.
— Je suis contente que vous soyez arrivé, dit Eleonore, d’une voix soudain grave.
Malko était encore sur le coup de sa surprise.
— Je m’attendais à trouver Richard Green, remarqua-t-il.
Eleonore Ricord hocha la tête.
— Richard est à Dubaï jusqu’à demain. Il essaie d’empêcher l’émir d’acheter des Mirages aux Français… Nous n’avons qu’une seule ambassade pour les six émirats du golfe. Cela fait beaucoup de travail. D’ailleurs ce n’est pas mal que l’on nous ait vus ce soir avec Mahmoud. Il est architecte et, pour les Koweitis, vous représentez un groupe financier U.S. désireux de construire un complexe touristique au sud de Koweit-City.
— Vous avez confiance en lui ? demanda Malko.
— C’est mon amant, dit-elle. Mais je ne lui dis pas tout.
Elle déplaça ses jambes, montrant un peu plus de cuisse. Elle n’avait vraiment rien d’un diplomate traditionnel.
— Vous savez pourquoi je suis au Koweit ? demanda Malko.
Elle hocha la tête affirmativement :
— Bien sûr, Richard me laisse beaucoup de choses. J’ai parfois plus de succès que lui dans mes contacts. Les gens se méfient moins…
On ne pouvait les blâmer !
— Que suis-je censé faire ici ?
La musique arabe commençait à le bercer de sa monotonie, et il sentait qu’il allait s’endormir. Eleonore Ricord se rapprocha :
— Empêcher une catastrophe, dit-elle à voix basse.
Le regard de Malko fila vers le bar. Elle sourit.
— Mahmoud n’écoute pas. De toute façon, il vomit les Palestiniens et en a une frousse bleue. Il est sûr qu’un jour ils essaieront de s’emparer du Koweit…
— Revenons à nos moutons.
Le regard de la Noire s’assombrit.
— Henry Kissinger arrive ici dans dix-huit jours. À la demande de l’émir. De plusieurs côtés, la CIA a appris qu’un groupe de terroristes allait tenter de l’assassiner pendant les deux jours de son séjour ici. Un groupe mixte, palestinien-japonais. Le groupe « Armée Rouge », vous savez, ceux du massacre de l’aéroport de Lod.
— La police allemande avait retrouvé la trace d’un de ses leaders, une certaine Chino-Bu, ex-étudiante en sociologie. Ses complices ont dérobé la semaine dernière plusieurs pistolets-mitrailleurs et des grenades dans un dépôt de la Bundeswehr près de Frankfort Depuis, Chino-Bu et les armes ont disparu.
— C’est loin du Koweit, remarqua Malko.
— Attendez, fit Eleonore Ricord. J’avais un informateur ici, un cousin éloigné de l’émir. Jouisseur, corrompu, mais avec des contacts chez les Palestiniens. Je lui avais déjà acheté quelques informations : la semaine dernière, il m’a téléphoné : contre cinquante mille dollars, il offrait de me dénoncer un groupuscule palestinien qui se préparait à assassiner Henry Kissinger.
— Je ne pouvais pas débloquer une somme pareille sans le feu vert de Langley. J’ai tergiversé. Finalement on m’a laissé les mains libres. J’ai prévenu mon informateur.
— Nous avons pris un rendez-vous. Et je suis arrivée trop tard. On l’a sauvagement assassiné. Avant qu’il ne parle.
Il y eut un long silence, rompu par Malko.
— Vous pensez que les Palestiniens veulent vraiment assassiner Henry Kissinger ?
Eleonore but une gorgée de son J & B.
— Pas tous. Nous avons des informateurs dans certains groupes. Les Koweitis aussi. Mais certains groupuscules refusent toute négociation entre les Arabes et Israël… Pour eux, Kissinger, l’homme du rapprochement, est l’homme à abattre… Il y a un risque suffisant pour qu’on ne puisse pas le prendre… Vous connaissez ces terroristes. Ils sont capables de tout. De TOUT, répéta-t-elle.
— Impossible de remettre la visite ?
Elle secoua la tête :
— Le State Department en ferait une maladie. C’est l’émir qui prendrait cela comme un affront. Il faut qu’Henry Kissinger passe deux jours en paix ici. Ensuite, il va à Ryad. Mais ce n’est plus notre problème.
Malko ne put retenir un demi-sourire.
— Au fond, tout ce que vous demandez, c’est qu’il ne se fasse pas trucider dans les eaux territoriales koweitis.
La vice-consul sursauta, choquée :
— Mais, je n’ai pas dit cela !
— Je plaisantais, rectifia Malko. Mais, dites-moi, Henry Kissinger doit être mieux gardé que Nixon et Brejnev réunis ?
— Bien sûr, approuva Eleonore Ricord. Près de cent agents du Secret Service. Mais vous savez bien qu’on ne peut pas tout prévoir. Et ici, nous ne sommes pas aux U.S.A. Les Koweitis sont très jaloux de leurs prérogatives. Par exemple, près de l’aéroport, il y a une ferme collective palestinienne. Nous avions demandé à ce qu’elle soit évacuée le jour de l’arrivée du Secrétaire d’État. Les Koweitis ont refusé. Ils ne veulent pas vexer les Palestiniens… Ici, l’assassinat politique est le moyen normal d’hériter ou de monter sur un trône… Alors, un étranger, et un Juif de surcroît…
— Il a quand même eu le Prix Nobel de la Paix, soupira Malko, mi-figue, mi-raisin.
— Les Palestiniens sont des martyrs aux yeux du monde arabe, continua Eleonore Ricord. Intouchables… Bien sûr, les Koweitis feront tout pour empêcher un attentat. Mais personne ne peut arrêter un commando-suicide. Il faut agir avant.
— Comment ?
— En les éliminant physiquement, dit la vice-consul presque sans bouger les lèvres.
Ses beaux yeux marron n’avaient pas cillé.
Malko ne dissimula pas sa réticence. Jamais encore la CIA ne l’avait utilisé comme tueur à gages.
— Il y a des hommes de main, pour cela, dit-il.
— Avant de les tuer il faut les trouver, soupira la Noire. Vous pourriez au moins servir à cela.
Les yeux dorés de Malko virèrent au vert.
— Qu’avez-vous comme indices ?
Elle le fixa candidement.
— Rien.
— Rien ?
— Absolument rien. Il y a ici deux cent cinquante mille Palestiniens avec des permis de séjour renouvelés tous les trois mois. Sans compter ceux qui se promènent avec des faux passeports délivrés par la Libye, l’Irak ou les émirats. Même les Arabes ne s’y reconnaissent pas.
— Vous n’avez pas infiltré les groupes d’action du F.P.L.P. ou du Fath ?
— Si, mais ce ne sont pas ceux-là qui nous intéressent.
Malko se laissa bercer quelques minutes par la musique arabe. Cela ressemblait fort à une mission suicide. Les Palestiniens traitaient le meurtre avec la charmante légèreté des ballets russes. Et un agent de la C.I.A, même authentique prince autrichien, faisait une cible parfaite…
— Vous ne craignez rien vous-même ? demanda-t-il.
Eleonore Ricord eut un sourire timide, attira son sac à elle, l’ouvrit et en sortit la crosse en bois d’un petit Magnum 357 Smith et Wesson au canon de 2 pouces, le museau dans un étui de cuir noir. Malko regretta soudain d’avoir laissé son pistolet extra-plat au Sheraton.
Enhardi par leur silence et jugeant probablement qu’ils n’avaient plus de secrets à se confier, Mahmoud quitta son bar, vint se laisser tomber sur les coussins, de l’autre côté d’Eleonore et posa une main fine sur son genou café au lait.
Malko pensait à l’assassinat du Premier Ministre jordanien Washfi Tall, pendant sa visite officielle au Caire. Les terroristes l’avaient criblé de balles à la sortie de son hôtel et avaient ensuite trempé les mains dans son sang devant les badauds.
Arrêtés, ils avaient discrètement été remis en liberté trois mois plus tard…
Dans les pays arabes, tout ce que les Palestiniens risquaient, c’était cinq minutes d’indignité nationale et cent sous d’amende… Et encore… Les menaces contre Henry Kissinger n’étaient pas à prendre à la légère. Les jeunes Palestiniens qui avaient grandi dans les camps ne croyaient qu’à la violence. Haïssant aussi bien les Arabes modérés que les Israéliens. Malko avait appris par la CIA que la plupart s’étaient réfugiés en Libye où on leur donnait des armes et de l’argent… Kadhafi ne voulait pas d’Israël.
Eleonore leva son verre.
— Buvons à la paix !
C’était vraiment le moment…
— Happy New Year ! fit Mahmoud.
— Happy New Year, répliqua Malko en écho.
Le silence retomba, bercé par les mélopées du golfe Persique. Sur la cuisse d’Eleonore la main de Mahmoud remontait lentement et patiemment. Pour une soirée de réveillon le Koweiti avait été plutôt frustré…
Malko se leva. Inutile de s’aliéner un ami possible.
— Je vais me coucher, annonça-t-il. Demain sera un autre jour…
Il serra la main de Mahmoud, et Eleonore l’accompagna jusqu’à la porte.
— N’oubliez pas que nous avons très peu de temps, murmura-t-elle. Venez demain matin à l’ambassade. Richard sera là. Il faut absolument retrouver ces gens.
— On pourrait leur envoyer Nixon, suggéra Malko. Au lieu de Kissinger.
Eleonore sourit discrètement.
— Bonne nuit, dit-elle. Faites attention. Nous allons nous revoir.
Malko se laissa tomber sur les coussins de la Chevrolet avec des sentiments mitigés. Certes, Eleonore Ricord était charmante, mais la CIA semblait s’être fâcheusement laissé prendre de court à Koweit. C’était une gageure de lui demander de trouver des terroristes dont on ne savait rien, même pas ce qu’ils avaient vraiment l’intention de faire…
— Au Sheraton, dit Malko au chauffeur.
La voiture cahota sur le bas-côté boueux avant de prendre de la vitesse sur la grande avenue déserte, roulant vers les lampes à vapeur de sodium du second ring. Malko, épuisé, ferma les yeux.
Lorsqu’il les rouvrit, il aperçut à sa gauche la mer. La Chevrolet roulait à toute vitesse. Koweit était une ville étrange, coupée d’énormes espaces non construits.
Malko regarda à travers la vitre, ne se souvenant pas d’être passé par là. Il se pencha vers le chauffeur :
— Nous allons au Sheraton !
L’autre se retourna, un long sourire sur ses traits sombres.
— Yes, yes…
Son anglais était limité. Malko commença à regarder plus attentivement autour de lui. Cela devenait inquiétant. Soudain, la Chevrolet ralentit et tourna à droite dans une petite ruelle sombre. Malko se raidit : il n’aimait pas cela du tout. La main sur la poignée de la portière, il guetta les réactions du chauffeur. Maudissant son imprudence.
La voiture ralentit encore et, brusquement, s’engouffra dans une petite cour puis stoppa. Le chauffeur resta à son siège sans se retourner. Malko bondit aussitôt dehors, aperçut dons la lueur des phares une voiture arrêtée et plusieurs silhouettes.
Il eut le temps de faire trois pas avant d’être ceinturé par plusieurs hommes. Des Arabes en civil qui le maintinrent solidement. Aucun ne répondit à ses protestations. Ils entreprirent de le traîner vers la seconde voiture. Une Buick rouge dont la portière avant gauche était ouverte. Les phares de la Chevrolet éclairèrent un étrange personnage debout, appuyé à l’aile. Fruit de l’union d’un crapaud et d’une motte de beurre. Un Koweiti rondouillard en dichdacha marron, au visage tout rond, avec des yeux proéminents, à la peau très sombre. Un verre dans la main droite, une cigarette dans la gauche. Il dit quelque chose en arabe, et les hommes qui tenaient Malko le lâchèrent.
Aussitôt, deux nouvelles silhouettes sortirent de l’ombre. Directement de l’an Mille. Des Noirs immenses, pieds nus, vêtus de pantalons bouffants et d’une veste brodée. Tenant chacun dans la main droite un lourd cimeterre à la lame légèrement recourbée.
Visiblement ravis d’avoir à s’en servir.
L’homme en dichdacha sourit, découvrant une éblouissante rangée d’incisives en or.
— N’essayez pas de vous enfuir, dit-il en anglais d’une voix pâteuse. Sinon mes gardes vous coupent en morceaux.
Il tituba et dut s’appuyer à la carrosserie pour ne pas tomber : visiblement ivre mort.
Malko se figea sur place. Il ne fallait jamais contrarier un ivrogne. Surtout accompagné ainsi.
— Je suis ravi de vous rencontrer, assura-t-il de sa voix la plus mondaine. Mais à qui ai-je l’honneur ?