— Le sheikh Sharjah veut vous voir, annonça Richard Green.
— C’est pour cela que vous m’avez sorti du lit ! protesta Malko. À sept heures du matin.
L’Américain fit la grimace en avalant une petite pilule rose.
— Saloperie, grommela-t-il.
— Vous vous droguez ? demanda Malko.
— … truc pour maigrir, fit Richard Green. Je suis déjà à deux cent quarante-cinq livres, je voudrais m’arrêter là avant d’éclater. Mais dès que j’ai des soucis, je grossis. Alors, en ce moment… Le seul pays qui me va, c’est le Japon. J’ai perdu quarante-cinq livres en six mois, en ne bouffant que du poisson et du riz…
— Sharjah vous a dit pourquoi il veut nous voir, demanda Malko. Il a du nouveau ?
Richard Green soupira, son front bas plissé de rides.
— Je ne crois pas. Il veut nous montrer où le Secrétaire d’État va résider, et décider des mesures de précaution à prendre. On va lui parler du type d’hier soir… Sans lui, on ne le retrouvera jamais…
— Avec lui non plus, coupa Malko. À propos, Eleonore Ricord veille toujours sur Marietta ? Bien que les autres se soient sûrement aperçus qu’on leur avait tendu un piège. Nous allons sûrement entendre parler de la belle Winnie.
— Sharjah s’en est occupé, dit Green. Je ne pouvais pas laisser Eleonore indéfiniment à l’hôpital… Surtout après le trou qu’elle a fait dans le mur avec le Magnum…
Malko se leva.
— Allons rassurer Marietta Ferguson. Nous lui devons bien cela.
Richard Green fronça les sourcils.
— Maintenant ?
— Maintenant. Sharjah attendra.
Avant de sortir, Richard Green ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil au calendrier. Il restait quinze jours avant l’arrivée de Henry Kissinger.
Deux policiers en casque rond et ciré noir étaient affalés sur des tabourets, dans le couloir, en face de la chambre de Marietta. Sans armes… Ils ne bougèrent même pas quand Malko et Richard Green ouvrirent la porte.
Malko s’arrêta net Winnie Zaki était assise sur une chaise à côté du lit, penchée tendrement sur la call-girl ! Elle se retourna, aperçut les deux hommes. Un éclair de fureur passa dans ses beaux yeux sombres, vite effacé par un sourire mondain.
— J’avais promis à Miss Ricord de passer voir Miss Ferguson. Malheureusement, je n’ai pu venir avant. Puisque vous avez pu obtenir la permission de la voir, je vais m’en aller.
Elle se leva. Une robe de soie imprimée moulait son corps épanoui et élancé. Mais ses yeux étaient froids comme de la glace lorsque Malko s’inclina sur sa main pour la baiser… Elle sortit de la chambre après un bref signe de tête, raide comme la justice. Malko la laissa refermer la porte, la regarda pensivement sortir, puis s’approcha de Marietta Ferguson. La jeune femme semblait avoir toute sa connaissance. Les bandages couvraient tout son visage, ne laissant apparaître que l’œil gauche. Il s’assit sur la chaise encore chaude de Winnie.
— Vous allez mieux ? demanda-t-il.
Elle hocha la tête.
— Un peu. Je voudrais bien rentrer chez moi.
— Ce n’est plus qu’une question de jours, assura-t-il avec un sourire encourageant. J’espère que la visite de Mme Zaki vous a fait plaisir…
— Je ne comprends pas pourquoi elle est venue, avoua Marietta. Je ne la connais pas. Mais c’est gentil… Elle est très curieuse, elle m’a posé des tas de questions auxquelles je n’ai rien compris.
Les yeux dorés de Malko pétillèrent :
— Tiens. Quoi, par exemple ?
Marietta toucha légèrement le bandage de sa joue avant de répondre. Sous le tissu léger de la chemise de nuit, on voyait pointer sa poitrine pleine et haute, avec de larges aréoles. C’était une belle plante, avec un corps lourd et sain…
— Elle m’a demandé depuis combien de temps je connais sais le prince Saïd. Ce que je savais de ses activités politiques, s’il m’avait parlé des gens qui en voulaient à sa vie.
— J’ai dû la choquer, car je lui ai dit qu’il ne me parlait même pas quand nous faisions l’amour ! J’étais un bel objet pour lui. Un point, c’est tout. Qu’il essayait d’amortir au maximum…
Brusquement, des larmes jaillirent de son œil découvert par le bandage, et elle gémit :
— Maintenant, je… suis défigurée ! Je ne…
Malko l’interrompit gentiment :
— Dans quelques semaines, vous serez aussi belle qu’avant, affirma-t-il. Le sheikh Sharjah vous fait dire que le Koweit prend à sa charge tous les frais chirurgicaux occasionnés par votre blessure. Même le traitement en Europe. Pour que vous ne gardiez pas un trop mauvais souvenir de son pays.
Cela sembla consoler un peu la call-girl qui sécha ses larmes en reniflant.
— Mais qui êtes-vous ? demanda-t-elle. Qui est le sheikh Sharjah ? Que s’est-il passé hier soir. J’ai été réveillée par un coup de feu. J’ai peur.
— Vous n’avez plus rien à craindre. Vous avez été mêlée par hasard à une histoire très dangereuse. Mais c’est fini. Je reviendrai vous voir.
Il se leva, se pencha sur le lit pour lui baiser la main, sortit, suivi de Richard Green qui semblait énorme dans la petite chambre. Dès qu’ils furent dans le couloir, l’Américain remarqua :
— Je crois que ce n’est plus la peine de la faire garder…
— Effectivement, dit Malko. Je suppose que si Marietta avait révélé quelque chose à Winnie, elle l’aurait liquidée elle-même ou ordonné une tentative. Maintenant, elle ne craint plus rien. Il faudra dire à Sharjah de retirer ses hommes.
— À propos de Sharjah, dit l’Américain, il doit nous attendre depuis une heure… au Palais de la Paix ?
— C’est l’O.N.U. locale ?
Richard Green daigna sourire.
— Non, Juste un grand truc qu’ils ont construit à coup de marbre et d’or pour les visiteurs de choix.
Le visage rond et noiraud du sheikh Abu Sharjah s’éclaira en voyant Malko et Richard Green. Appuyé à sa Buick garée dans le jardin du Palais de la Paix, il fumait une de ses éternelles cigarettes.
— J’étais inquiet, dit-il. Je pensais qu’il vous était arrivé quelque chose.
Les Koweitis sont ponctuels comme des Zurichois.
Le Palais de la Paix, érigé au milieu d’un superbe jardin, ressemblait à une mosquée avec son énorme dôme circulaire et ses ouvertures en ogive… L’autre face donnait sur le golfe Persique.
— D’habitude, expliqua le sheikh Sharjah, nous ne logeons que les chefs d’État dans ce bâtiment, mais mon oncle l’émir a tenu à ce que Mr. Kissinger y couche, étant donné sa grande renommée.
Si Nixon apprenait cela, se dit Malko, cela le ferait grincer des dents. Ils pénétrèrent dans un hall circulaire qui avait l’intimité d’une cathédrale gothique, dont l’autel aurait été remplacé par d’immenses jets d’eau. Le lustre qui se balançait au-dessus de leurs têtes aurait suffi pour éclairer une ville moyenne…
— C’est la pièce pour méditer, commenta Abu Sharjah.
Un vrai appel à la mégalomanie. Un chef d’État ne pouvait avoir que des rêves grandioses… Cela ruisselait de marbre, de mosaïques, de marqueterie. On devinait encore la patte d’architectes égyptiens obsédés par les pyramides. Tout autour du hall gigantesque s’ouvraient des salons hideusement meublés, tous semblables…
— Allons voir les chambres, proposa le sheikh.
Ils montèrent un escalier monumental, traversèrent d’interminables couloirs et arrivèrent dans ce qui sembla à Malko être un court de tennis tendu de velours rouge…
— Ce sera la chambre de Mr. Kissinger, annonça modestement le sheikh. Nous venons de la refaire après le passage du président pakistanais.
Malko s’approcha des fenêtres : elles donnaient sur le golfe Persique. Aucun vis-à-vis.
De ce côté-là, au moins, Henry Kissinger serait tranquille. Déjà Sharjah l’entraînait vers ce qui lui parut être la réplique des Thermes de Caracalla. Une immensité de marbre et d’or où il y avait même peut-être de l’eau…
— Vous croyez que cela plaira au Secrétaire d’État ? demanda anxieusement le sheikh.
— Sûrement, si vous ajoutez quelques esclaves nubiles ou circassiennes, fit Malko. Sinon le Secrétaire d’État risque de se sentir un peu seul…
— À côté, il y a la chambre de Mme Kissinger, continua le sheikh.
— Mme Kissinger ne fait pas partie du voyage, coupa Richard Green.
— Ah !
Le sheikh Sharjah était visiblement déçu. Malko se hâta de le rassurer.
— Le Secrétaire d’État voyage d’habitude avec son harem, expliqua-t-il. C’est la raison pour laquelle il ne se déplace qu’en Boeing « 707 »…
Abu Sharjah ne mit que trois secondes à éclater de rire. Il poussa Malko du coude.
— Je m’occuperai de cela… Le Secrétaire d’État sera bien traité…
Richard Green prit l’air choqué et se caressa la barbe.
Il se demandait vraiment ce qu’ils faisaient là. Le seul endroit où il aurait aimé voir Henry Kissinger coucher était une chambre forte dont il aurait eu la clef…
— Le Secrétaire d’État sera sûrement heureux d’être l’hôte du Palais de la Paix, dit-il, à condition de ne pas servir de cible aux Palestiniens.
Sharjah le fixa de ses bons gros yeux proéminents.
— M. Green m’a dit que vous aviez laissé échapper l’agresseur de Miss Marietta. C’est regrettable. Cela va être très difficile d’agir, dit-il avec réticence. Même si nous sommes persuadés que Winnie Zaki a averti ce tueur. Abdul Zaki est très puissant. Notre oncle l’émir lui fait l’honneur d’écouter ses conseils parfois.
Richard Green murmura une obscénité à propos de l’émir que Sharjah s’appliqua à ne pas entendre. Voyant l’air soucieux de l’Américain, il le prit par le bras, protecteur et rassurant :
— Ne craignez rien. Je réponds de la sécurité du Secrétaire d’État. Même si vous n’identifiez pas les terroristes…
— Pourriez-vous au moins surveiller Abdul Zaki ? demanda Richard Green.
Sharjah eut un geste fataliste.
— Bien sûr ! Mais c’est délicat. Et il doit se méfier.
Son visage s’éclaira brusquement.
— Je donne demain une petite fête dans mon bungalow de la zone neutre, dit-il. Voulez-vous être mes hôtes ?
Richard Green ne dissimulait pas son agacement.
— Ce serait avec plaisir, Excellence, dit-il, mais je suis au régime…
Le sheikh se tourna vers Malko, vexé. En bon Bédouin, il ne comprenait pas qu’on puisse refuser un banquet.
— Et vous, vous n’avez pas de régime ?
Malko sourit :
— Non. Je viendrai avec plaisir… (Il hésita.) Si j’osais, je vous demanderais bien une faveur.
Sharjah écarta ses petites mains boudinées en un geste signifiant sa bonne volonté.
— Tout ce que vous souhaitez !
— Hier soir, j’ai vu une fantastique danseuse orientale au night-club du Phoenicia, une certaine Amina. Ne pourriez-vous la faire venir ?
Le sheikh Sharjah s’étrangla de joie.
— Rien de plus facile ! Je vais téléphoner tout de suite…
Il s’engouffra dans la Buick et se mit à taper frénétiquement les touches de son téléphone… Puis il eut une courte conversation en arabe, raccrocha et fit face à Malko, de la joie plein ses gros yeux.
— C’est arrangé ! Je vous enverrai une voiture demain matin à neuf heures au Sheraton. Nous nous baignerons. J’ai une piscine chauffée.
Il remonta dans la Buick, tout guilleret, démarra en trombe et disparut. Richard Green frottait sa barbe d’un air furieux.
— Si seulement il mettait un peu d’enthousiasme à nous aider ! fit-il. Vous savez ce que c’est sa « petite fête » ? Il se marie, comme tous les jeudis !
— Pardon ? fit Malko croyant avoir mal entendu.
— Il se marie, répéta Richard Green. Cette vieille fripouille adore la chair fraîche. Vous savez que les musulmans ont droit à quatre femmes…
— Sharjah en a une vraie. Et presque chaque jeudi, il en épouse une autre dont il divorce le samedi, en lui faisant un somptueux cadeau…
— Ce sont des Égyptiennes, des Yéménites ou des Saoudiennes, ravies d’avoir été remarquées par un personnage aussi puissant. Et lui passe un bon week-end…
— En tout cas, ce week-end risque d’être intéressant pour nous.
— J’espère que vous tirerez quelque chose de cette fille, dit avec scepticisme Richard Green.
— Vous avez une autre piste ? demanda doucement Malko.
— O.K., soupira Richard Green. Passez un bon vendredi. Moi, je vais essayer de ne pas trop manger.
Malko se pencha vers Eleonore Ricord.
— Voulez-vous m’accompagner chez le sheikh ? C’est un peu triste d’y aller seul.
La vice-consul sourit, sans répondre. À quelques mètres d’eux, son amant, enveloppé dans une superbe dichdacha, jouait du tambourin, le regard dans le vague. Il les avait invités tous les deux pour une soirée calme chez lui. Malko n’ayant rien d’autre à faire, avait accepté.
— Si je peux me libérer, je viendrai, répondit Eleonore Ricord. Vous en avez parlé à Richard Green ?
— Cela fait partie de notre enquête, insista Malko.
Le sourire de la Noire s’accentua.
— Je n’en doute pas, dit-elle.
Malko se leva. Cette soirée triangulaire était un peu frustrante. Il savait que dans quelques minutes, dès qu’il serait parti, Eleonore allait faire l’amour avec Mahmoud, probablement sur les coussins où ils se trouvaient en ce moment.
Koweit recelait peu de ressources féminines pour l’étranger de passage. Les Koweïtiennes étant invisibles, et les étrangères toutes jalousement gardées par leurs amants respectifs…
Eleonore le raccompagna, lui donna une poignée de mains très protocolaire.
— Peut-être à demain.
Dehors, l’antenne gigantesque de l’excentrique Iranien s’élevait vers le ciel étoilé. Koweit était calme. Pourtant quelque part dans cette ville éparpillée, des terroristes se préparaient à assassiner Henry Kissinger.
Malko se demanda quelle idée saugrenue avait poussé l’émir à inviter le Secrétaire d’État américain. Sans lui, il serait dans la neige à Liezen avec Alexandra. Il repensa à Winnie Zaki. Comment pouvait-elle vivre dans un pays où la femme se situait socialement entre le chameau et le chien, avec sa fierté ?
Les femmes étaient décidément illogiques.
— Venez ! cria Abu Sharjah à Malko et Eleonore.
Un verre de whisky à la main, son corps rondelet débordant d’un maillot de laine noir, le sheikh Sharjah gambadait dans sa piscine à 35°, une fille à chaque bras : sa nouvelle « femme », une brune maigre avec un bikini de faux léopard, et sa sœur, presque aussi grassouillette que le sheikh, boudinée dans un maillot une pièce dorée d’où débordaient ses formes généreuses.
La piscine était creusée dans un patio, face au golfe Persique, qui s’ouvrait directement sur une plage déserte. Les invités étaient essaimés autour du patio sur des dizaines de coussins, de tapis et de tables basses.
Une demi-douzaine de mâles et de femelles, dont une vieille maquerelle libanaise organisatrice du « mariage ». Depuis des années, elle s’occupait avec succès de l’exportation de vierges et de petits garçons chez les sheikhs du golfe Persique. Sa fille de seize ans l’accompagnait. Le sheikh la taquinait sans arrêt. Une belle fille mince et grande aux yeux de gazelle, au corps délié et sensuel, qui, paraît-il, était vierge. Plus, les deux inévitables Yéménites et leurs cimeterres, accroupis dans un coin, absents, dans un autre monde. Ce que le sheikh Sharjah appelait une « cabane » avait dû vider une carrière de marbre.
Malko admira le corps d’Eleonore. La Noire était superbe, avec des reins cambrés, une poitrine petite et haute, des cuisses longues fuselées, des épaules larges, le ventre plat… Les yeux fermés, elle somnolait, à l’ombre bien entendu, pour ne pas bronzer.
Depuis qu’ils étaient là, ils n’arrêtaient pas de boire. Le sheikh était dans l’état où Malko l’avait connu. À croire qu’il ne pourrait honorer sa nuit de noces.
La danseuse du ventre n’était pas encore arrivée. Un énorme buffet se dressait dans le patio, avec un mouton entier, des pyramides de fruits et une dizaine de bouteilles d’alcool.
— Vous devriez chanter, dit Malko à Eleonore, je suis certain que cela ravirait le sheikh.
— Il n’a vraiment pas besoin de moi, fit la Noire d’un ton pincé.
Abu Sharjah émergeait de la piscine, tirant les deux filles. Pour rire, il arracha le soutien-gorge en léopard de sa « femme » qui se mit à pousser des cris aigus, en se cachant la poitrine. Aussitôt, la vieille maquerelle mit une minicassette de chants du Golfe et commença à frapper dans ses moins. Le sheikh excita la fille d’une voix gutturale.
Elle éclata de rire, puis commença à onduler sur place, en une danse du ventre approximative et franchement obscène. Ravi, le sheikh s’effondra sur les coussins dans un coin du patio, attirant contre lui sa plantureuse belle-sœur. Peut-être jalouse, sa « femme » vint s’effondrer à côté d’eux. Gamin, le sheikh fit glisser le maillot doré, libérant deux seins énormes. Ce qui s’appelle l’esprit de famille…
Comme elles se serraient l’une contre l’autre pour se dissimuler à ses regards, il prit une bouteille de Moët et Chandon, fit sauter le bouchon et arrosa de Champagne sa femme et sa belle-sœur !
— C’est froid ! hurla l’Égyptienne maigre.
— Réchauffez-vous en vous léchant, proposa Abu Sharjah, l’œil brillant.
Eleonore Ricord observait la scène, horrifiée.
— Elles n’ont pas beaucoup de pudeur.
— Je pense que cela tient à leur métier, fit Malko plein de diplomatie.
Sans préciser de quel métier il s’agissait. Les deux Égyptiennes s’étaient effondrées sur les coussins et s’amusaient à lécher mutuellement leurs épaules imbibées de Champagne… Très vite, elles ne se bornèrent pas là.
Complètement saoules, elles ne se préoccupaient aucunement des autres invitées, occupées à se donner mutuellement du plaisir. Le sheikh, ses bons gros yeux hors de la tête, les arrosait de temps en temps, comme un rôti à la cuisson. Soudain, il les sépara et attira sa légitime épouse dans un creux de coussins. La sœur ne lâcha pas prise et les trois corps se mêlèrent en une sorte de nœud obscène et surréaliste…
Malko et Eleonore détournèrent pudiquement les yeux.
Tout à coup, il y eut un bruit de voiture à l’extérieur et les deux Yéménites se levèrent d’un bloc. L’un d’eux, une mitraillette plaquée or en bandoulière, alla à la porte du patio.
Il revint, toujours impassible, et alla se pencher sur son maître, sans paraître remarquer ses activités. Aussitôt, le sheikh Sharjah se redressa sur un coude et cria :
— Voilà Amina : La Perle du Caire.
Un petit groupe apparut à la porte. Amina, en tailleur à la jupe super-mini, avec des bas noirs, et de hauts talons. Derrière elle, les trois musiciens du night-club. Elle était presque aussi maquillée que le jour où Malko l’avait vue… Elle promena un regard effaré sur les corps vautrés un peu partout.
Le plus âgé des musiciens vint se casser en courbettes devant le sheikh, l’assurant de son dévouement total et éternel. Abu Sharjah héla Malko.
— C’est bien d’elle qu’il s’agit ?
— Absolument !
Toutes les dents d’or du sheikh étaient dehors. Le bain, l’alcool et son mariage contribuaient à sa bonne humeur.
— Elle va danser pour vous, dit-il. Ensuite, elle vous offrira sa compagnie.
C’étaient les Mille et une Nuits !
La danseuse disparut dans la maison. Les musiciens s’installèrent dans un coin du patio, avec un regard dégoûté pour les bouteilles d’alcool. Ils devaient pourtant avoir l’habitude… L’épouse et la belle-sœur, à nouveau décentes, servaient de coussins au sheikh qui continuait à s’imbiber de scotch. Des serviteurs passaient sans cesse, avec du thé à la menthe, du café à la cardamome, des boulettes de viande aromatisées. Malko sourit tout seul. Si les comptables de la C.I.A. pouvaient le voir.
Il y eut un roulement de tambourin.
Et Amina apparut.
Superbe… Elle avait troqué ses vêtements européens pour une jupe de mousseline accrochée très bas sur les hanches. Les chevilles disparaissaient sous de lourds bracelets d’argent. Ses mains n’étaient plus que bagues. De toutes les couleurs.
Sa taille était incroyablement fine. En haut, elle ne portait qu’un soutien-gorge pailleté, très décolleté, en tissu transparent brodé d’or.
Ses cheveux coulaient sur ses épaules, accentuant son air jeune, fragile et sauvage. Le chef des musiciens poussa un cri rauque, frappa dans ses mains, le joueur de tambourin s’emballa.
Amina baissa la tête, gonfla sa poitrine, réunit les mains au-dessus de sa tête et commença à danser. Elle accomplit d’abord le tour de la piscine à petits pas, ondulant, s’arrêtant devant chaque spectateur, puis arriva devant Malko et Eleonore. Elle marqua un temps d’arrêt adressa à Malko un sourire éblouissant et froid puis reprit son exhibition sur un rythme beaucoup plus lent, presque à contretemps de la musique.
Virevoltant se reculant creusant le ventre, faisant onduler vertigineusement son bassin, ou restant presque immobile, avec des contractions du pubis parfaitement explicites.
Malko en était gêné. Il eut un coup d’œil en coin pour Eleonore Ricord. La Noire dégoulinait de réprobation. Son regard traversait Amina comme si elle n’existait pas. Il eut envie de s’amuser et se pencha à son oreille :
— Elle est superbe, n’est-ce pas ?
— Vous aimez les putains ! répliqua la vice-consul d’une voix cinglante.
À geler une banquise…
Ouvertement, elle s’écarta de lui. Aussitôt, Amina s’approcha encore, dansant à quelques centimètres de Malko. Les musiciens se levèrent et vinrent se placer derrière lui, l’assourdissant de tambourins.
C’était une danse à la fois extraordinairement sensuelle et chaste. Chaque fois que Malko avait l’impression qu’elle allait mimer l’amour jusqu’au bout ou se laisser tomber à ses côtés, Amina s’écartait brusquement et repartait sur un autre enchaînement de figures… Et Malko pouvait se prendre pour le khalife de Bagdad, trois siècles plus tôt.
Eleonore Ricord se leva, soudain, murmurant que la musique l’assourdissait, pour aller s’installer à l’autre bout du patio. Malko avait beaucoup de mal à garder à l’esprit les vraies raisons de sa présence avec cette fille superbe, à moitié nue, qui s’amusait à le provoquer.
La musique s’arrêta aussi brutalement qu’elle avait commencé. Il y eut des cris de joie, des exclamations. Le sheikh Sharjah applaudit bruyamment.
D’un geste naturel, Amina vint s’asseoir sur les coussins à côté de Malko, hiératique et lointaine, arrangeant soigneusement les plis de sa jupe. Avec un sourire mécanique, elle accepta un verre de « Seven-up ». Sa lourde poitrine palpitait encore de son effort et sa peau était couverte de fines gouttelettes de transpiration.
— Vous avez merveilleusement bien dansé, Amina, dit Malko en anglais.
La danseuse inclina silencieusement la tête. Les musiciens avaient recommencé à jouer en sourdine. Le patio était beaucoup plus sombre.
Silencieuse et immobile, Amina contemplait l’eau de la piscine de ses immenses yeux sombres en amande.
Malko ne savait pas très bien par quel bout la prendre. Il fit sourire ses yeux dorés et dit :
— Je vous ai vue l’autre soir au Phoenicia et je tenais absolument à vous revoir.
Pas de réponse. Elle le fixait, avec une amorce de sourire sur sa belle bouche. Et une ombre de mépris, aussi. Il l’attira sur les coussins, lui passant un bras autour des épaules. Elle se laissa aller passivement, sans résistance.
Il sentait son corps raide contre le sien. C’était clair. Le sheikh avait donné des ordres pour qu’elle honore Malko, et elle l’honorerait. Abu Sharjah était trop puissant pour qu’une danseuse de night-club puisse refuser une faveur aussi banale. Mais, ce n’était pas ce que Malko était venu chercher. Il se redressa.
— Vous ne parlez pas du tout anglais ? demanda-t-il, en détachant bien ses mots.
Elle secoua négativement la tête. Toujours sans un mot. Cela devenait agaçant Malko se leva et la prit par la main. De nouveau, elle se laissa faire docilement, allant d’elle-même vers l’intérieur de la maison. S’attendant visiblement à être consommée sur-le-champ. Sans même avoir littéralement échangé un mot.
Fermement, Malko dévia la danseuse vers le sheikh Sharjah et s’arrêta devant lui.
— J’ai des problèmes, annonça-t-il.
Abu Sharjah se redressa et apostropha violemment la fille en arabe. Malko se hâta de dissiper le malentendu. D’ici à ce qu’il lui coupe une main…
— Non, non, ce n’est pas cela, dit-il. Mais je n’arrive pas échanger un mot avec elle. Pouvez-vous servir d’interprète ?
Le sheikh n’eut pas le temps de répondre. S’apercevant de la discussion, le chef des musiciens était accouru. Après une courbette à ras de terre, il murmura quelque chose à l’oreille du sheikh. Ce dernier fixa alternativement la danseuse et Malko, avec un air d’intense satisfaction, puis il éclata d’un rire énorme. Pleurant de joie, il éructa.
— Je ne peux pas vous aider ! Elle est sourde-muette !