CHAPITRE X

Moi, vous me connaissez… Je me fous du camp des ratons, comme dit Béru qui s’est pris une fois pour toutes les pinceaux dans l’écheveau du vocabulaire.

Les zigs qui me revoient en pêcheur sous-marin doivent penser que je suis homme-grenouille de mon état. D’autant plus qu’au lieu d’aller vers la plage, c’est vers le port que je me dirige. Mais, contrairement aux recommandations que me faisait mon prof de math, je me soucie du tiers comme du quart. Les regards narquois de la domesticité, je m’assieds dessus.

Aussitôt arrivé à palmes-d’œuvre je pique the big tranche in the sea (comme ne dirait sûrement pas un Anglais) afin d’aller mater d’un peu plus près les fameux coffiots repérés par son Altesse Connardissime Béru Ier, roi des nouilles.

Au moment où j’opère mon immersion, l’endroit est désert ce qui ne laisse pas de me surprendre vu que pas plus tard qu’après la bouffe, trois yachts okapiens se laissaient bercer par la houle.

Il ne reste plus au port que quelques embarcations légères qui dansent le long du golfe clair. Que se passe-t-il ? Okapis a envoyé chercher d’autres invités ou bien a-t-il ordonné des manœuvres navales dans le Pacifique ?

C’est en me posant cette question que je m’enfonce dans l’eau, paniquant des petits poissons impertinents. J’ai eu du bol car j’ai plongé à l’endroit précis où gisent les coffres immergés. Ils sont deux. On dirait des coffres de corsaire avec leurs peintures de fer, mais je vois tout de suite à leur netteté qu’on les a mouillés là depuis assez peu de temps. Je m’approche du premier et j’essaie de le soulever : macache ! Il doit peser une tonne. Je me rabats sur le second : c’est du kif. « Bigre, me dis-je en aparté, comment apprendrai-je donc la nature de leur contenu, puisqu’aussi bien je suis dans l’impossibilité physique de les ramener à la terre[5].

Mais si le père Archimède me laisse quimper avec ses principes, je me débrouille pour le feinter en canard. Il me suffit d’ouvrir les coffres au fond de l’eau. Pas fastoche car la serrure est rébarbative. C’est pas du tout de la tirelire de bazar. J’utilise mon couteau pour essayer de la bricoler, mais la lame s’émousse sur le robuste acier. Je déplore de ne pas avoir apporté mon fameux sésame avec moi. Ce délicat objet m’eût permis de forcer ce coffre aussi aisément qu’un tronc d’église.

Je casse la lame de mon ya et continue avec le moignon. Mais à cette profondeur, l’efficacité de mes gestes est nulle. Je bosse au ralenti because la pression de l’eau.

Cette serrure dort sur ses charnières en toute tranquillité. Elle a déjà compris que j’aurai beau m’escrimer, je n’arriverai à rien. Je ne sais pas si vous avez piqué des crises de colère par dix mètres de fond, mais moi je peux vous dire que ça ne vous arrange pas le système nerveux.

Je vais pouvoir prendre des tranquillisants à tous les repas, avec de la salade ou du sucre en poudre.

— Espèce de garce, bullé-je (car dans la flotte on ne parle pas, on fait des bulles).

Et brusquement, je me dis que j’ai laissé mon fusil-harpon sur le quai. Peut-être qu’avec un peu de chance le harpon réussira là où ce que mon couteau a échoué.

Une détente, un battement de palmes et je fonce vers la surface lumineuse.

À la seconde où j’émerge, je me rends compte que quelque chose ne tourne pas rondeau. Seulement, à cause de l’eau remuée et de mon masque emperlé, je ne distingue pas tout de suite la catastrophe. Et puis tout devient à peu près net et je réalise dans quels vilains draps je me trouve. Des draps qui pourraient bien me servir de suaire, mes fils !

Rangés sur le quai, il y a quatre types équipés de la même façon que moi. Ils portent des combinaisons de caoutchouc noir, des masques et ils tiennent des fusils-harpons comme les guerriers de la dernière guerre tenaient leur mitraillette. Avec un ensemble parfait, les voilà qui me braquent. Pendant un quart de fraction de seconde (à peine) je crois que c’est une plaisanterie ; pendant le dixième de tiers de fraction de seconde (au moins) qui suit, je me dis que c’est une menace. Mais quand un premier harpon m’arrache un bout d’épaule, je pige que ma prochaine fête, on me la souhaitera à la Toussaint si je ne tente pas quelque chose d’urgence, et je tente quelque chose d’urgence.

D’un effort démentiel, je me jette contre le quai en opérant un plongeon. Le deuxième harpon me traverse une palme, après avoir percé une de mes bouteilles d’oxygène.

Admettez, lectrices chéries, que la situation n’est pas tellement à mon avantage. J’ai déjà essuyé des balles, mais la perspective d’être traversé par un harpon me rend tout chagrin. C’est jamais marrant d’être pris pour un congre. Si mes calculs sont exacts, deux zigs ont défouraillé, il reste donc encore deux arbalètes en état de marche.

Il s’agit d’éviter leurs dards. Je continue de descendre à la verticale. Tout mon être est contracté. Je m’attends à tout instant à morfler une tringle à rideau affûtée dans le prose. Ce serait charpiniesque comme mort, non ? Un type comme San-Antonio, finir de cette façon, vous vous rendez compte ! Y a de quoi aller se faire éplucher la prostate, non ? Mais rien ne se produit. Auraient-ils renoncé ? Leurs deux autres fusils se seraient-ils enrayés ? Ou bien ces canailles m’estimeraient-elles touché ?

Je descends, je descends éperdument, grenouille poursuivie par un brochet !

J’atteins les coffres sans encombre. Je risque un z’œil vers la hauteur et je vois piquer sur moi deux requins, en l’occurrence les deux plongeurs qui n’ont pas encore défouraillé. En même temps, je comprends pourquoi ils préfèrent me courser plutôt que de me harponner depuis le quai. Ma bouteille d’oxygène crevée provoque un tel bouillonnement que celui-ci constitue une espèce d’écran de bulles et ils craignent de me rater.

En tout cas, je peux dire que ce sont des plongeurs d’élite car faut voir à quelle vitesse ils m’arrivent sur le paltobok ! J’en ai marre de jouer Moby Dick en tenant le rôle de la baleine ! Ces deux torpilles sombres qui traversent l’eau pour venir me trouer par dix mètres de profondeur me glacent la gelée dans les conduits.

D’une détente, je me coule derrière les coffres. Abri provisoire ! Abri dérisoire ! Alors j’ai the big idée, les gars. En un tourne-pogne, je dégrafe mes boutanches d’oxygène et les accroche à une vieille ancre rouillée qui gît au fond de l’eau. Cela fait, en remuant le moins de flotte possible et en cessant de respirer, je nage au fond de l’eau le long de la digue du quai.

Les deux tordus, hypnotisés par l’effervescence de l’oxygène libéré, cernent les coffres. Ils ajustent leur fusil. La situation s’est un tantinet modifiée en ce sens que je suis maintenant dans leur dos. Seulement n’en déduisez pas hâtivement que mon sort est aussi enviable que celui du monsieur qui se fait bronzer sur la plage de Juan-les-Pins entre deux pin-up dorées. Oh ! que non ! Je n’ai plus d’oxygène, moi, mes pauvres chérubins. Et comme j’avais bêtement pris l’habitude de marcher à ce carburant-là, je sens que si je ne déniche pas très rapidos un peu d’air (frais de préférence) mes soufflets vont se mettre en chômage. J’ai jamais été pêcheur de perlouzes, moi, comprenez-vous. Paraît que ces messieurs arrivent à tenir trois minutes dans l’eau. Bravo. Seulement le record de bibi est plus modeste. Il va chercher dans les soixante-dix secondes, ce qui est nettement insuffisant pour faire une partie d’échecs ou pour relire l’œuvre de M. François Mauriac (sur papier bible).

Et ça fait quinze bonnes secondes que je me suis débarrassé de mes bouteilles. Ne gaspillons pas ce léger temps imparti par mes pauvres éponges et agissons. J’arrache le harpon qui est resté fiché dans une de mes palmes et je me précipite sur les deux requins. L’un d’eux vient de défourailler en plein dans le paquet de bulles, pensant me traverser le dos.

C’est donc l’autre que je me paie. Les Trois lanciers du Bengale version aquatique ! Je donne un coup de palme forcené et j’arrive, le harpon braqué dans le dossard du monsieur. Ça ne fait pas beaucoup de résistance. Je continue d’avancer jusqu’à ce que ma tête cogne la sienne. Le harpon lui a traversé la poitrine de part en part. Un filet de sang sourd du trou pratiqué dans sa combinaison et devient un nuage pourpre. Le gars est maintenant aussi flasque qu’un sac de linge sale. L’autre, qui s’est retourné, me visionne à travers son hublot. Je distingue deux yeux sombres, féroces. Il se jette sur moi, m’agrippe. Il a vu que j’étais démuni d’appareil respiratoire et comme lui en a un, le jeu consiste simplement à me maintenir une bonne minute au fond de l’eau pour être certain de me supprimer. Je me débats, mais je suis à court de souffle, vous vous en doutez. Mes gestes sont d’une mollesse terrifiante. Et cette peau de vache (ou plutôt de veau marin) me nargue en se gavant d’oxygène de la bonne année à mon naze et à ma barbouze.

J’ai une grosse caisse à la place du cerveau, et on y cogne dessus à coups redoublés. Je vois rouge, puis noir par secousses. Il me semble que je vais éclater, m’expulser dans un formidable et suprême renvoi de gaz carbonique.

« Vingt mille lieues sous les mers », ç’aura donc été ma représentation d’adieu. Je mollis, je prends congé de vous tous, mes bons petits camarades. Je vous secouais un peu, mais je vous aimais bien dans le fond. Ce que j’appréciais chez vous, c’était pas votre intelligence, bien sûr — et pour cause — mais votre condition de bipèdes, allaitants, haletants, soumis. Ce n’est pas un au revoir, mes frères, mais un adieu. Becqueté par les jolis poissons qui font si bien dans les aquariums du Cintra, voilà comment il s’achève, le San-A. Il a bien débloqué, renversé des tas de dames et accompli des tas d’exploits, tout ça pour se déguiser en daphnie à la fin du compte. De mammifère d’élite, il devient une sous-classe des branchiopodes. Ça fait branchier le marin, non ! Pauvre cher commissaire, si fort quand il était fort, mais si faible maintenant qu’il faiblit ! Ce qui me console, c’est la pensée qu’il ne restera plus rien de ma p… de carcasse. Emballage perdu, l’âme de San-A. ! Ça réconforte, dans un sens. Pour le banquet des asticots, s’adresser au Père-Lachaise !

Tout tourne… Je perds conscience. Je commence à claper de la tisane. Ce qu’elle est salée ! J’essaie une dernière fois de m’arracher à l’étreinte du gars. Je sens vaguement quelque chose de rond sous mes doigts engourdis par le froid des profondeurs. Je tire dessus. Je crois que c’est le tuyau de son inhalateur. Je tire plus fort. Ça doit être ça puisqu’il me lâche. À son tour, il va sentir ce que c’est que de manquer d’oxygène. Il veut remonter. Je m’agrippe à lui, c’est ma dernière chance. Il va me remonter, maintenant, puisqu’il a besoin de refaire surface. Nous luttons pour un objectif diamétralement opposé à celui qui nous mettait aux prises dix secondes plus tôt. Il me maintenait, maintenant il cherche à se défaire de moi. Moi, c’est scié, je me résigne. Car c’est cela la seule véritable force de l’homme : son acceptation de l’inévitable. Il tremble sa vie durant à l’idée qu’elle va cesser un jour, et quand le passage s’opère. Il dit O.K. Il est forcé de dire O.K., l’homme. Son privilège, c’est de ne pas avoir le choix.

Pas de choix, donc pas d’initiative à prendre. La forme suprême de la liberté, c’est l’abolition de la liberté. Toute sa vie il est tenté par ça, monsieur l’homme !

Il aspire plus ou moins ouvertement à n’avoir plus que la possibilité de dire oui. Finis les soucis, les crises de conscience, les alternatives, les dilemmes, les discussions contradictoires. Finie la fatigue d’assumer sa dignité d’homme. La liberté, je vous dis. La toute dernière. Souveraine puisqu’elle est vassale ! Je vous em… peut-être, non ? En ce moment je tartine pas pour les truffes mais pour certains petits gars qui savent ce que je cause, qui me pigent, qui m’acceptent tel que je suis, avec mon délire et ma volonté de vérité (pas seulement les quatre vérités, mais la Vraie, toute seule, à poil, ruisselante de la flotte de son puits).

Donc je m’évanouis, comme on disait dans les œuvres du siècle dernier. N’importe qui en ferait autant à ma place. Y a pas plus de superman que de gaieté dans la prunelle d’un sadique. Un superman maintenu sous l’eau, ça devient vite un noyé, mes loutes.

Je ne sais plus, j’explose, je me dilue. Je suis une grosse bulle qui crève, qui crève, qui crève…

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