Moi, vous me connaissez…
Je suis pas facile à neutraliser. Vous avez des zigs qui partent dans le sirop pour peu qu’on leur fasse « Hou ! » dans le dos. C’est pas le genre de San-A. Dès que j’ai pigé que le truc qu’on me souffle au nez est un narcotique puissant, je fais ce que je faisais naguère au fond de l’eau : je me retiens de respirer.
Mieux, j’expire doucement pour chasser les vapeurs nocives qui m’environnent. C’est reculer pour mieux sauter, penserez-vous ? Peut-être. Mais il faut toujours reculer ses échéances au maximum si l’on veut faire un bénéfice car la dévaluation est en marche et le temps travaille pour vous.
Ça tournique sous ma coiffe. Je vois douze pieds à mon tourmenteur, encore un et je suis preneur ! Les deux hommes discutent en grec. Et puis ils se taisent. Je perçois un claquement qui rappelle l’explosion d’un ballon rouge caressé par le bout incandescent d’une cigarette.
Un gros choc. Je prends un poids considérable sur le paletot et je réalise qu’il s’agit de la carcasse d’un des deux hommes. Ça m’oblige de prendre une grande gorgée d’air, seulement, comme l’air qui se trouve à ma portée est pollué, je perds la notion de tout.
Ça ne dure pas. Une minute tout au plus. Dans les limbes que je traverse, j’entends un second claquement, un second choc plus massif peut-être… Enfin, je m’extirpe du cloaque avec un monumental mal de cœur.
Je parviens à me tordre sur le côté, à ouvrir les yeux… Et que vois-je ? Vous le dis-je ? Des surprises pareilles pour vous autres, c’est bien de la marchandise gaspillée ! Enfin, il est dit que j’aurai avec vous toutes les faiblesses !
Quelqu’un se tient dans la pièce. Quelqu’un qui est entré par le balcon et qui s’est faufilé sous le store. Quelqu’un qui est armé d’un très joli pétard muni d’un silencieux. Quelqu’un qui n’a pas hésité à allumer et qui s’est offert mes deux boy-scouts comme on grignote deux cacahuètes ! Quelqu’un de bien quoi ! Et d’efficace surtout.
Qui ? Si j’étais vache, je vous le dirais pas !
Si j’étais cupide, je vous enverrais la réponse par la poste contre remboursement.
Si je n’étais pas sérieux, je vous inventerais n’importe quoi !
Mais quand on est San-Antonio, avec tout ce que ça représente[15] on ne triche pas, on ne brade pas, on suit le droit chemin ; on joue franc-jeu un point c’est tout ! On dit au lecteur qu’il est une crêpe certes, mais on agit néanmoins avec lui comme s’il était presque intelligent. La renommée avant tout.
Dans mon job, c’est comme dans la charcuterie : faut que ça soit de la première fraîcheur ! Oui, la renommée, y a que ça. Et puis d’abord, qu’est-ce que je ferais d’une ceinture dorée. Je suis pas de la jaquette ! Vous m’imaginez dans une robe de mousseline blanche avec ma ceinture dorée et mon colt à la main ? Ça ne serait pas sérieux !
Pardon ? Vous me causez ? Vous trouvez que je tarde trop à vous affranchir ? Bande d’impatients ! Vous serez bien avancés quand je vous l’aurai dit, le nom de la personne salvatrice. Un petit coup de surprise, et encore ! Je parie qu’il y a des tordus qui ont déjà deviné par inadvertance.
La personne, puisqu’il faut l’appeler par son nom, capable d’enrichir en un jour l’Achéron !… Mais qu’est-ce que je débloque ! V’là que je vous débite du La Fontaine. Notez que la citation s’applique à la situation. Tu parles que c’est une peste à elle toute seule, Gloria, quand elle s’y met ! La façon dont elle a culbuté mes deux gorilles en dit long comme le nez de Cléopâtre sur ses capacités.
— Comment vous sentez-vous, Tony chéri ?
Au lieu de répondre, le Tony se carapate jusqu’au lavabo le plus proche pour se libérer l’estomac. Les narcotiques frelatés et les grosses surprises conjuguées, ça donne des résultats de ce genre, parfois.
Tout en bradant mes surplus, je réfléchis. Moi, vous me connaissez… Je suis capable de réfléchir dans toutes les positions et pendant l’accomplissement des actes les plus divers depuis l’acte de chair jusqu’à l’acte notarié. Je pense que ce rodéo de Gloria est extraordinaire. Voilà une petite décervelée qui ne pense qu’à jouir des milliards de papa. À tout bout de champ, il faut la tirer des griffes du grand méchant loup et, tout à coup, alors que je me trouve dans une situation critique, elle s’annonce comme la fée Pimprenelle quand il a fallu changer cette fameuse citrouille en carrosse, avec une baguette magique qui me vient pas de chez Hermès mais plutôt de chez Castine-Rainette[16].
Je ressors du lavabo. La môme Victis m’attend, assise sur le lit, avec son tableau de chasse à ses pieds.
— Joli safari, Gloria, approuvé-je. Et bravo pour cette intervention. Vous jouez souvent les Jeanne d’Arc ?
— Toutes les fois qu’un grand idiot de flic français se laisse posséder par des gorilles comme ceux-ci, répond-elle du tac au tac.
Je désigne messieurs les décédés-sans-laisser-d’adresse et je questionne :
— Qu’est-ce qu’on fiche ? On les met en boîte ou on commande des faire-part ?
— Laissons-les ici, Tony. Leur maîtresse s’en arrangera.
Je suis barbouillé comme des murs de pissotière, les gars. Ils m’ont drôlement fadé avec leur soporifique, les écuyers de la petite Madame. En titubant, je vais vers le flacon d’élixir du Docteur Gilbey’s puisque je sais où il se niche et je m’en octroie un nombre respectable de centilitres dédouanés. Ouf ! Ça va mieux, je dois reprendre des couleurs.
Je considère Gloria et, ma parole, je la trouve presque jolie en guerrière. Elle n’a plus du tout son petit air futile et désœuvré. Son œil est aigu, son menton volontaire.
Un indéfinissable sourire joue sur ses lèvres.
— Vous semblez parfaitement connaître les lieux, murmure-t-elle.
Ou bien je me goure, ou bien cette petite en sait beaucoup plus que vous ne l’imaginez sur mes relations avec Eczéma.
— On se dit tout ou on continue de se faire croire que les petits enfants naissent dans les choux ? je lui demande tout de go.
Elle regarde son pistolet comme s’il s’agissait d’un tube de rouge à lèvres.
— Agent O.S.S. 116 ! annonce-t-elle.
— Il s’en est manqué de peu, remarqué-je.
Elle sourit et déclare :
— On me l’a déjà dit.
— Il existe une miss Victis pour de bon ?
— Bien sûr, Tony. Elle est dans une maison de repos et on lui sert un électrochoc et deux croissants chaque matin à son petit déjeuner.
— Vous me racontez tout avant que je dégringole à vos pieds, foudroyé par la curiosité ?
— Facile…
Pour m’épater, elle fait tourniquer son feu au bout de son doigt, comme jamais ce pauvre Gary n’a su le faire !
— Très joli, apprécié-je, vous passez quand à l’Olympia ?
Ce que les femmes sont coquettes tout de même !
— Une lettre anonyme est arrivée un matin au Département d’État, poursuit Gloria. Elle contenait en substance l’avis suivant : « Que les États-Unis empêchent coûte que coûte cette croisière à Konkipok, sinon elle aurait des conséquences effroyables. »
— C’est tout ?
— Pratiquement.
— Et le Département d’État a eu des vapeurs ? Je croyais les Américains plus calmes.
— C’est un détail qui les a fait tiquer, Tony.
— Lequel ?
— La lettre était anonyme mais elle avait été rédigée sur du papier à en-tête de l’ambassade américaine de Quito (Équateur). Une enquête menée dans ces services n’a rien donné. À toutes fins utiles, on a prévenu Okapis. Ça l’a inquiété, seulement tout était déjà organisé ! Alors, on m’a collée sur cet os, my dear.
— Il est au courant ?
— Bien sûr. C’est même lui qui a arrangé le coup avec le vieux Victis afin de me faire passer temporairement pour la fille du milliardaire. Victis a été tout heureux de pouvoir produire aux yeux du monde cette héritière de rechange. N’avoir qu’une fille et être obligé de la boucler secrètement dans une chambre capitonnée, c’est désespérant. À propos : il paraît que je lui ressemble, à la vraie Gloria.
— Magnifique ! Y a qu’aux States qu’on peut voir ça. Et San-Antonio, sans indiscrétion, que vient-il faire dans cette brouette ?
Elle me toise du haut en bas, puis de bas en haut.
— Une idée d’Okapis. Caprice de milliardaire !
— Vous vous foutez de moi ?
— Non. C’est un homme qui vous admire éperdument depuis que vous avez débrouillé l’affaire d’un de ses compatriotes, armateur lui aussi, un certain Bitakis[17].
— Pas possible ! Et alors ?
— Il ne jurait que par vous ; je crois qu’il n’a guère confiance dans les femmes agents secrets. Il a appris que vous étiez en vacances et m’a chargé de vous contacter.
— Les agents américains font du démarchage, maintenant ?
— Je dois dire que, dans cette affaire qui ne repose sur rien de tangible, j’avais carte blanche. C’était pour moi des espèces de semi-vacances… Tous frais payés ! Grassement payés ! Et puis moi aussi j’avais entendu parler de vous. J’ai donc joué la petite comédie que vous savez !
— Bravo ! Un de ces jours, vous devriez briguer un rôle à la Métro, ça marcherait sûrement. Mais alors, les agressions dont vous fûtes victime ?
— Excepté celle qui s’est déroulée à bord du yacht, les autres, c’était du vent !
— Y compris celle de la Côte d’Azur ?
Elle pouffe.
— Surtout celle de la Côte d’Azur ! Du cinéma, Tony. Y compris l’arrivée providentielle du camionneur !
Je dois pousser une sale vitrine car elle s’inquiète :
— Vous en faites une drôle de figure !
— Gloria, murmuré-je, je crois que jamais de ma vie je n’ai eu autant envie de flanquer une fessée à une fille !
— Essayez, murmure-t-elle d’une voix rauque ; venant de vous ça ne doit pas être si mal que ça ! J’ai toujours soif de sensations fortes, Tony, c’est ce qui vous explique que j’ai choisi cette dangereuse carrière.
J’abandonne ce projet pour me consacrer au présent.
— Où en êtes-vous de votre enquête, chère collègue et néanmoins fiancée ?
— J’attends ce soir. Je vous ai observé, surveillé, suivi. Ça m’a permis tout à l’heure de tout entendre. Je crois effectivement qu’Okapis aurait mieux fait d’épouser en secondes noces un boisseau de serpents-minute, il aurait été davantage en sécurité qu’avec la belle Eczéma.
— Vous savez que l’île est isolée complètement, à l’heure où vous me parlez ?
— Okapis me l’a dit.
— Je ne vois pas le rôle exact que joue sa femme. Pourquoi a-t-elle eu besoin de couper Konkipok du monde ?
— Si on allait le lui demander, Gloria ?
Elle se dresse et défroisse sa jupe.
— Embrassez-moi, Tony, soupire-t-elle, la frénésie de l’action, ça m’a toujours terriblement excitée.
— J’ai pas l’habitude de lutiner dans les cimetières, coupé-je en enjambant les deux cadavres.
— Vous êtes moins sensuel que moi ! reproche ma douce consœur.
Je hausse les épaules.
— Pas moins sensuel, mon petit cœur : moins compliqué. Je peux vous poser une question ?
— Allez-y.
— Vous ne seriez pas aussi dingue que l’autre Gloria, par hasard, sans en avoir l’air ?
Le plus marrant, c’est que ça l’amuse !