CHAPITRE V

Moi vous me connaissez… Je ne perds jamais la tranche. C’est pourquoi je prends la précaution de vider mon glass avant de sortir. Un whisky, je signale ça pour les amateurs, faut jamais en laisser fondre entièrement la glace avant de l’écluser. Vous le tournez lentement dans la main jusqu’à ce que le cube ait diminué de moitié et c’est à cet instant que vous devez vous le téléphoner en souplesse. Il doit toujours rester un morceau de glaçon au fond de chaque verre vide, c’est pigé ? O.K. ? Donc je biberonne mon sirop d’orge avec énergie et je quitte ma piaule rapidement.


Le couloir est tranquille vu que les chambres sont insonorisées. Je pige donc que si j’ai entendu le cri c’est parce que je me trouvais sur le balcon. Je sonne chez Gloria.

Le parlophone dit « Yes ? » et je réponds « Tony ».

La môme m’ouvre elle-même. Elle est en soutien-gorge et porte-jarretelles, ce qui n’est pas fait pour me choquer.

— Vous avez entendu ? lui demandé-je.

Elle fronce ses sourcils, dessinés main.

— Quoi donc, dear Tony ?

— Ce cri ?

— Quel cri ?

Je m’avance dans son appartement. La porte-fenêtre donnant sur son balcon est ouverte également.

Seulement sa radio joue à plein chapeau un air de jazz et avec une telle cacophonie, vous pourriez assister à la bataille de Pearl Harbor sans même vous en rendre compte.

— Pourquoi dites-vous que vous avez entendu un cri, darling ? qu’elle me demande, la lascive.

— Parce que j’ai entendu un cri, ma bien-aimée, riposté-je avec un chouïa d’irritation dans le laminoir à inflexions.

Je la cueille par la taille.

— Enfin, du moment que ce n’est pas vous qui l’avez poussé… Je lui distribue quelques baisers gentils, du genre de ceux qui, comme les petits cadeaux, entretiennent l’amitié et je lui demande ce qu’on fait.

— Que diriez-vous d’une partie de pêche sous-marine avant le déjeuner ? propose Gloria.

Ça me botte assez. J’ai idée que la faune aquatique doit pas être piquée des vers de vase, dans ce coin du Pacifique.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Une demi-plombe plus tard, nous avons revêtu l’attirail Nautilus. Le masque, les bouteilles d’oxygène, les palmes (non académiques), le fusil-harpon, et le poignard à la ceinture, v’là qu’on ressemble à deux gentils Martiens en voyage de noces.

Tout est tranquille chez Okapis. Dans le patio, les musiciens, assis en rond, jouent de la zizique de chambre pour noces et banquets. Sous des tonnelles de roses, quelques invités sirotent des boissons fraîches, tandis que Foscao Ier achève de se faire raser au soleil avec un tesson de bouteille, suivant l’habitude de son pays.

Nous prenons un sentier dallé avec du marbre et qui serpente à travers des pelouses jusqu’à l’océan. Quel plaisir de se replonger dans l’onde couleur d’émeraude, dont la tiédeur amollit le corps et l’âme[3]

— Le premier qui piquera un poisson aura droit à un cadeau ! lance Gloria en plongeant.

Je plonge à mon tour. Dans les profondeurs marines règne une clarté verdâtre, pareille à celle de certaines cathédrales. Quel étrange univers que le Monde du Silence ! Ici, le sol est composé de coraux saumon et verts qui paraissent donner aux eaux un éclairage par le fond. Les poissons grouillent. Leurs couleurs sont fabuleuses, il y en a des dorés, des bleutés, des rouges, des ocres, des jaunes, des noir et vert… À croire qu’un peintre, délirant, fou de couleurs, les a créés. Ils se débinent en nous apercevant. Mais, curieux comme tous les poissons, aussitôt ils reviennent nous dévisager.

En général, ils sont petits, c’est pourquoi nous les épargnons. C’est le gros bétail que nous cherchons, Gloria et moi. Le big morcif à côté duquel on a plaisir à se faire photographier. Je me déplace d’une allure irréelle dans cet élément fluide. Un coup de mes pieds palmés et je parcours une distance surprenante, à travers les colonnes de corail. La pente s’accentue très vite, à partir d’un certain point. Faut se gaffer car on risque très vite de morfler une pression abominable sur les endosses. Je ralentis. La lumière est moins nette à mesure que je descends. Je m’immobilise derrière un bloc rocheux, pareil au chasseur à l’affût. Après tout, pourquoi courser les poissons ? J’attends un instant en faisant plus de bulles que trente-six papes réunis. Au loin, je distingue la silhouette sombre et floue de Gloria poursuivant son exploration. Faudrait pas qu’elle aille trop loin. N’oublions pas que je suis payé pour la protéger. Il ne suffit pas de la défendre contre les truands, je dois assurer sa sécurité dans tous les domaines.

Me voilà parti à sa recherche. Mais, en cours de route, qu’avisé-je ? Un de ces mastars qui ne tiendraient pas, mesdames, dans votre turbotière ! Au moins un mètre cinquante de long, qu’il mesure, ce seigneur des profondeurs. Et il a de la moustache, comme Berthe Bérurier. Du reste, il lui ressemble, de face surtout.

Il me virgule un œil épaté, assez bon enfant. Je m’y connais pas des masses, en poisson, moi. Sorti du brochet, de la truite et du goujon, je donne ma langue aux poissons-chats !

Je me dis néanmoins que, comestible ou pas, ce gravos est une bonne prise. J’épaule mon harpon. On dirait qu’il a pigé mes intentions belliqueuses car le voilà qui se pique une plongée fulgurante. Je presse la gâchette de mon arme. Ça se débobine rapide, mais le poisson me dit « Bons baisers, à mardi ». Le harpon lui rase la nageoire dorsale et va se piquer dans le fond de l’eau. Comment qu’il se débine, le client ! Je tire sur mon filin, mais ça résiste. Alors je suis le fil pour aller décrocher le harpon.

Ce dernier est planté dans une espèce de tuyau recouvert d’algues qui gît sur le fond sableux. J’ai beau tirer comme un sourdingue, ça ne vient pas. Va falloir que je tranche le câble, ce qui est idiot, vu que ça condamne ma partie de pêche. Armé de mon couteau, j’essaie d’élargir le trou produit par la pointe du harpon. Je constate alors que le tuyau n’est pas un tuyau, mais un rouleau de grillage. Des couches d’algues ont composé une sorte d’enduit pardessus les mailles du grillage.

Le harpon s’est piqué dans cet écheveau de ferraille et pour l’en dégager, c’est la croix et la bannière. En tirant dessus, je déplace quelque peu le rouleau. Et je fais une étrange constatation : il est fixé au fond de la flotte par des gueuses de fonte attachées à chaque extrémité avec du fil de fer épais.

— Voilà qui est surprenant, non ?

Abandonnant provisoirement mes investigations sous-marines, j’entreprends de détortiller le fil de fer. Ça me demande cinq bonnes minutes. C’est pas pour dire, mais j’aimerais bien refaire surface car je commence à avoir des difficultés respiratoires.

Seulement, San-Antonio est le garçon le plus obstiné qui soit. Je m’escrime sur le gros fil de fer. Je détache une gueuse ; puis je m’attaque à l’autre. J’espère que Gloria sera raisonnable et qu’elle n’ira pas trop au large. À la seconde gueuse, ça va beaucoup plus vite car le fil de fer est devenu cassant.

Je me mets à haler. Comment halez-vous ? Très bien, merci et vous ? C’est lourdingue, mais je parviens à remonter le paquet de grillage jusqu’à la surface. Je suis moins loin du rivage que je ne le supposais. Comme quoi, sous la flotte, on perd la notion des distances. Je nage rapidement vers une petite crique où je finis par échouer, plus épuisé que Robinson Crusoé. Je reste un moment immobile au soleil, haletant comme une vieille locomotive texane. C’est bon de respirer en direct. Le masque sur le front, je regarde alentour. L’océan est aussi calme que la Méditerranée. Il n’y a pas plus de miss Victis à l’horizon que de fonds sur le compte en banque d’un producteur. Le traczir me biche. Vous ne voyez pas qu’elle ait eu une syncope, la chérie ? Du coup, j’aurais l’air finot ! Jouer les Zorro à deux reprises avec des bandits dangereux pour la laisser couler à pic presque sous mes yeux, ça la ficherait mal.

Mais qu’y puis-je ? Il faut attendre. Pour tromper mon impatience et calmer mes nerfs, j’entreprends de détortiller le rouleau de grillage. C’est pas commode car son séjour prolongé dans l’eau l’a pratiquement rendu compact. M’aidant de mon poignard, je cisaille les bords du rouleau. Je me dis que je vais peut-être découvrir un trésor au milieu. Ce coin du Pacifique n’est-il pas le quartier des trésors ?

Je me mets les doigts en sang à force d’arracher les mailles métalliques. Enfin je parviens à dérouler le grillage. Effectivement, il enveloppait quelque chose : pas un trésor, oh ! non ! mais un cadavre !

J’ai des parties de pêche très réussies, quand je m’y mets, reconnaissez-le !

À vrai dire, il ne reste du défunt qu’un squelette limoneux. J’ai idée que les petits poissons voraces ont dû se régaler. Les os se sont séparés. Je cramponne la tête et, à son volume, je comprends que ce fut celle d’un homme. L’os occipital est fracassé ; tandis que je le manipule, quelque chose de rond en tombe : une balle. Une balle de 11 millimètres, pour tout vous dire, ce qui confirme bien mon impression, à savoir que le quidam que voilà n’est pas mort des oreillons.

— Ho ! Ho !

Je regarde vers le large. Loin, très loin, un bras doré s’agite au ras des flots berceurs. Je pousse un soupir de soulagement : Gloria.

Je réponds à son geste par d’autres gestes, puis, prenant une brusque décision, je traîne ma macabre découverte dans une anfractuosité de corail et je me hâte de la recouvrir de sable. Ça ne me prend que quelques minutes. Lorsque ma « fiancée » sort de l’onde, naïade étincelante, le squelette est hors de vue.

Un peu joyce, la Gloria ! Elle s’est harponné un poisson gros comme un beau qu’elle a un mal fou à coltiner.

— Il m’a donné des émotions, assure-t-elle. Et vous, Tony, qu’avez-vous attrapé ?

Je m’abstiens de lui révéler la nature de ma surprise.

— Je suis revenu bredouille, Gloria. Après avoir raté un vilain moustachu.

— Aidez-moi à charrier le mien, il pèse au moins trente livres.

— C’est bon à manger, ce genre de cétacé ?

— Je ne sais pas. Avec de la mayonnaise, peut-être que oui.

Moi, avec de la mayonnaise et même de la sauce anglaise, on aurait du mal à la déguster ma prise. Pourquoi ai-je spontanément décidé de n’en pas parler ?

Mystère ! Parfois, j’obéis à des impulsions de ce genre et ça n’est qu’après, dans le silence confortable de ma conscience, que je me pose des questions.

Je me dis que c’est mieux de taire cette découverte. D’abord parce que c’est la moindre des politesses vis-à-vis du fastueux Okapis : à quoi bon attrister sa réception ? Et puis c’est de meilleure politique, à tout point de vue.

— Vous avez l’air morose, Tony ? remarque Gloria. Seriez-vous jaloux parce que j’ai péché une belle pièce et vous pas ?

Je me file un coup de talon dans le dargif pour me forcer à sourire.

— Je crois bien que c’est un peu ça, Gloria, je suis jaloux de vos prouesses.

Elle se plante devant moi et se met à couvrir ma poitrine nue de baisers.

— Nous dirons que c’est vous qui l’avez harponné, darling.

— Mais pas du tout ! Je n’ai pas l’habitude de me parer des écailles du congre !

— Si, si ! je veux ! insiste miss Victis. Vous êtes mon héros. Il faut que vous le soyez dans tous les domaines.

Ah ! les gonzesses, je vous jure !

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