CHAPITRE IX

Moi, vous me connaissez… Quand une dame me file la ranque, je mets un point d’honneur à ne pas arriver en retard. Aussi dès que le premier coup de fusil inaugurant le tir aux pigeons a retenti, je me faufile dans le château d’Okapis jusqu’à l’appartement de la dadame. Je suis adulte, vacciné, blindé même, et pourtant, chaque fois que je me rends à un premier rendez-vous, j’ai le palpitant qui fait sa culture physique. Les hommes ont beau grandir, vieillir, ils demeurent toute leur vie des collégiens.

La porte d’Eczéma n’est pas fermée. Je toque brièvement, juste pour que la chose de la politesse soit sauve, et j’entre.

Je relourde avec le maximum de rapidité et de discrétion et je m’avance vers la chambre. L’appartement comprend une antichambre, une chambre, une salle de bains, un dressing-room et un petit boudoir. Comme toutes les portes sont béantes il m’est aisé de m’en rendre compte.

La piaule à dorme de madame est un écrin dont elle est le joyau, comme oseraient l’écrire certains de mes confrères qui veulent entrer à l’Académie autrement que par la porte servant à livrer le charbon. Elle est tendue entièrement de peau de Suède immaculée. Le lit est rond comme une piste de danse, surmonté d’un ciel en fil d’or. C’est beau, hein ? Vous aimez ? Ah ! ça n’a rien de commun avec la Trappe ! Le dialogue des Carmélites, c’est pas chez Okapis qu’il faut le jouer, le cadre s’y prête mal.

Comme dans les films américains des années 30, la belle Eczéma est à sa coiffeuse. Elle porte un déshabillé qui mérite bien son blaze ; tellement transparent, il est, qu’on a l’impression que la dame s’est fringuée uniquement avec la fumée de sa cigarette. Le cadre de son miroir est en or massif, naturellement, vous aviez rectifié de vous-mêmes. Elle se tourne vers moi en m’apercevant et me virgule un sourire d’accueil qui ferait fondre l’obélisque de la place de la Concorde.

— Vous êtes gentil d’être venu, murmure-t-elle comme si je venais d’accomplir un fait d’armes.

Elle a la voix basse et bien timbrée (sans surtaxe). Elle se lève, va à sa porte et tourne le verrou, geste que je n’avais pas osé me permettre.

— Monsieur San-Antonio, murmure-t-elle, mon mari m’a appris que vous étiez un grand policier français.

Je chique à la violette modeste ; peut-être même que je lui offre un petit chouïa de rougeur, manière de la flatter.

Paisible comme Baptiste, j’attends la suite.

— J’ai peur, monsieur San-Antonio, me lâche-t-elle tout de go.

Elle s’assied sur son lit circulaire comme un gruyère pas entamé. Ce qu’on mate à travers le déshabillé translucide filerait le vertige au vainqueur de Lanna Purna, la célèbre montagne qui a su s’élever à la force du poignet dans l’échelle sociale et la chaîne de l’Himalaya.

— Asseyez-vous, je vais vous raconter ça, murmure-t-elle. (Des yeux, je cherche un siège, j’avise un pouf, je vais pour m’en emparer, mais Eczéma secoue la tête.)

— Mettez-vous là, nous serons mieux pour bavarder.

Là, c’est le plumard. Je dépose une grosse partie de ma personne auprès de mon accueillante hôtesse. Dans les zabords, ça pétarade. Verdun, les gars ! J’ai jamais pigé pourquoi des messieurs s’acharnent à défourailler sur de la terre cuite alors qu’il y a tant de salauds sur cette terre !

Son parfum me chavire un brin. Elle se renverse à demi, se maintient sur un coude et murmure :

— Oui, j’ai très peur.

— De qui, chère madame ?

— De cette île, fait Eczéma Okapis en libérant un frisson qui rampe sur le couvre-lit et arrive jusqu’à mon derme dont il fait rapidement la conquête.

— Pour quelle raison ?

— C’est inexplicable. Mon mari s’est obstiné à jouer les magiciens, mais quand j’ai vu cet îlot avant le commencement des travaux j’ai senti ma gorge se nouer. Il me faisait penser à la mort. Je l’ai dit à Okapis, il en a ri. C’est un homme si fort !

Un silence. Son regard admirable est perdu dans les méandres d’un rêve.

— Mais rien de particulier, hormis ce sentiment, ne s’est manifesté ?

— À Athènes, j’ai l’habitude de consulter une voyante. Je dois vous sembler ridicule à vous, homme dont le métier est d’être positif, n’est-ce pas ?

— Une jolie femme n’est jamais ridicule, madame Okapis.

Elle a un soupir pareil à un râle.

— Oh ! comme ce que vous me dites est joli, comme c’est français !

Je me dis que j’ai un truc encore beaucoup plus français à lui déballer, mais j’attends ma minute.

— Pour en revenir à cette voyante, c’est une femme extraordinaire. Tout ce qui m’est arrivé ces dernières années, elle me l’avait prédit.

Je retiens un sourire. L’homme a le goût du merveilleux, du mystérieux, de l’au-delà tellement chevillé à l’âme qu’il cautionne automatiquement tous les traducteurs de marc de café, tous les déchiffreurs de lignes de la pogne, tous les astrologues, les devins, les horoscopistes, les doublevuistes ; tous les frémissants du bulbe, tous ceux qui ont comme qui dirait pour ainsi dire une table ronde au bout des doigts et qui possèdent, prétendent-ils, le sombre privilège de pouvoir discuter le bout de gras avec les esprits ! Tu parles qu’ils ont envie de tailler une bavette, les esprits ! Quand on a le vase d’avoir largué cette vacherie de planète, comment qu’on doit prendre son essor ! Moi, je vous l’annonce, mes petits gars : le jour où j’aurai lâché la rampe, vous pourrez toujours venir me titiller l’ectoplasme à coups de guéridon ! M… que je vous répondrai si vous avez le mauvais goût d’insister ! Comme, dans les cagoinces, le monsieur qui est aux prises avec sa constipation répond aux énergumènes qui le supplient de se manier la tripe ! Ce que j’ai à vous bonnir, c’est maintenant que je vous l’offre. Mais n’espérez pas m’entendre débloquer après la fermeture. Sacha Guitry disait de Mozart que, lorsqu’on avait fini de le jouer, le silence qui suivait était encore de lui. Le silence qui suivra San-Antonio, mes amis, ce ne sera que du silence en blanc, du silence à l’état brut, du silence dans lequel une autre voix aussi mal embouchée que la mienne s’élèvera peut-être pour clamer la misère du monde.

Pendant cette vadrouille dans mon subconscient, la dame Okapis a poursuivi sa sérénade. Je refais surface.

— Excusez-moi, vous disiez, chère amie ?

— Que ma voyante m’a dit très exactement ceci : « Vous préparez un voyage là où la mer est verte. N’y allez pas, il arriverait de grands malheurs à votre famille ! »

— Bigre ! souris-je.

Elle me lance une œillade réprobatrice.

— Je savais que ça vous ferait hausser les épaules !

— Je n’ai pas haussé les épaules.

Eczéma posa sa douce main tiède et frémissante sur la mienne.

— Cette affreuse histoire de grenade, tout à l’heure, vous prouve que la voyante a vu juste !

Que répondre à cela ?

— Votre mari a des ennemis ?

Question stupide à laquelle elle fait une réponse pertinente :

— On ne devient pas l’un des hommes les plus riches du monde sans en avoir !

Elle refrissonne et répète :

— J’ai peur ! J’ai peur ! S’il n’y avait pas tous ces gens illustres chez moi, je partirais sur-le-champ !

Le moment est venu pour votre bien-aimé commissaire d’interpréter sa grande scène de l’acte II, dite scène du consolateur. C’est un régal que de réconforter une petite dame comme ça quand elle est dans l’ennui.

— Je ne veux pas que vous trembliez, Eczéma, soupiré-je, je suis là, je veillerai sur votre sécurité.

J’ai employé ma voix de basse-noble 54 bis, celle que j’utilise pendant les pannes de courant et dans les wagons-lits Cook ; autrement dit l’irrésistible, quoi. Les mots ne sont rien sans leur rampe de lancement. Ce qui compte c’est la façon de les susurrer. J’ai idée que mes cordes vocales sont bien accordées car elle a le souffle qui se précipite, la madame Okapis. Je me suis offert un coup de culot en l’appelant par son prénom, mais qui ne risque rien n’a rien ; or, moi je veux tout, c’est connu.

Ce qu’elle attend, ça se lit sur sa physionomie comme le score d’un match au tableau d’affichage : c’est l’encerclement bicepstique. La grosse infusion de muscles qu’il lui faut, à Eczéma ! Je me grouille de la cramponner par les épaules et je l’attire contre moi. Maintenant l’opération devient délicate. On bosse à cœur ouvert, le moindre faux mouvement peut avoir des conséquences désastreuses.

Un zig hardi, mais moins expérimenté que le San-Antonio bien-aimé, enchaînerait par le mimi mouillé ou la paluche exploratrice. Ce serait une erreur. Souvenez-vous toujours qu’une dame tient à son honorabilité, même s’il s’agit d’une femme du monde, et qu’en brusquant les opérations on risque de tout foutre par terre, sauf la dame évidemment.

Elle se dit, la personne en question, quand un zig la séduit au pas de charge, qu’il la prend pour une Marie-Couche-toi-là, et parfois elle ne peut pas tolérer. Le grand art, c’est de la conditionner respectueusement et de la laisser faire le plongeon. Pour ça, faut savoir attendre. Si Popaul est trop turbulent, pensez à la mort de cette pauvre Marie-Antoinette, décédée de si effroyable façon. Ou bien, si le guillotinage de l’Autrichienne ne vous calme pas, adressez une pensée aux petits Indous qui ont faim, ou à la mémoire de Jean XXIII qui fut un si bon pape. Au cas où vous n’obtiendriez pas encore le résultat escompté, ouvrez alors votre parachute de freinage.

Je la tiens serrée contre moi, sans faire le moindre geste inconvenant. Je joue les grands copains protecteurs. J’ai le côté « ne-tremblez-plus-petite-fille-si-le-méchant-loup-vient-rôder-par-ici-je-lui-filerai-un-coup-de-trique ».

Je compte jusqu’à vingt parce que c’est à cet âge-là que Voltaire est entré dans sa vingt et unième année ; puis je me risque à balbutier à son oreille, très bas afin de pouvoir lui instiller dans la trompe d’eustache mon souffle chaud comme le sirocco :

— Je ne permettrai jamais qu’une femme comme vous tremble, Eczéma. Jamais ! Tout mon être se révolte à cette pensée ! Ne sentez-vous pas comme il se révolte ?

Elle sent. Elle fait oui de la tête because elle a les rouages qui se prennent les pieds dans la courroie de transmission de son moulin à paroles.

La voilà qui frotte doucement sa joue contre la mienne. Et pendant ce temps, au-dehors, le tir aux plâtras continue. Je parie que le père Okapis gagne ! Je suis en train de lui fourbir sa bonne étoile, les gars.

Qu’est-ce que c’est qu’un chasseur, sinon une espèce de petit guerrier, hein ? Or y a rien de plus cocu qu’un guerrier. C’est une question d’équilibre. Le guerrier conquiert. Mais pour conquérir, nécessairement, faut sortir de chez soi. L’homme qui sort de chez lui est déjà un cocu en puissance.

Je la serre un tout petit peu plus fortement. Et je balbutie d’une voix qui se brise comme un biscuit sec sur lequel s’assiérait Bérurier :

— Je vis l’instant le plus merveilleux de mon existence, Eczéma. Plus rien n’existe que la chaleur de votre corps contre le mien.

Ça, ça figure à la page 24 du petit lexique illustré, distribué dans les facultés, et qui s’intitule « La Sexualité et la façon de s’en servir », par le professeur Durdu.

Elle a un petit râle, et ses lèvres avides se mettent à chercher à vide ma bouche, comme celles d’un veau cherche un pis à lait.

Elles ont de la chance puisqu’elles la trouvent. La jonction a lieu dans les deux secondes qui suivent. On assiste alors à un bref échange de vues, puis les troupes de réserve se regroupent. Au programme : « La guerre de l’étroit n’aura pas lieu », « Un si joli petit pelage », « La fièvre monte à El Pageot » et « La Chevauchée fantasque ».

Eczéma crie si fort sa joie de vivre que je suis obligé de réclamer un temps mort pour mettre un disque d’Halliday sur l’électrophone afin de couvrir sa voix. La pièce est insonorisée, heureusement, mais deux précautions valent mieux qu’une, hein ?

Une heure plus tard, elle a les yeux cernés jusqu’aux genoux, Eczéma et elle marche entre parenthèses, la pauvre chérie. C’est pas tous les jours que la pauvrette fait une partie de plumard avec le Stromboli !

Le Vésuve à petite dose, on le supporte, mais une irruption d’une plombe c’est pompéiesque, comme sensation ! Moi, en écoutant tirer les tireurs d’argile, je me dis que mon tableau de chasse est plutôt bath à côté du leur. Quelle est la sombre pomme qui a prétendu qu’avec deux chaises on s’asseyait par terre ? Avec deux chaises, on peut se coucher, au contraire, vous êtes bien d’accord ? Et avec trois chaises on accède presque au confort. Entre Gloria, Eczéma et Antigone, je suis paré pour le séjour à Konkipok. Sans compter que je pourrais à la rigueur faire des extras avec une des petites brunettes de Foscao Ier ! Donc, de ce côté-là tout va bien. Si des pignoufs se hâtent d’assurer leurs arrières, moi au contraire, j’assure mes avants, question de mœurs !

Une fois que la belle Eczéma est gavée de bonnes émotions fortes mais délicates, je drague dans sa carrée pour me trouver une boutanche reconstituante.

— Le frigidaire est sous la commode, me chuchote-t-elle, et pendant que vous y serez, servez-moi un verre de scotch.

J’écarte le juponnage froufroutant de la commode, découvrant encastrée dans le meuble, la porte d’un réfrigérateur. Et, en me baissant pour examiner le contenu de celui-ci, j’avise, gisant par terre sous la commode, une paire de gants. Ce sont des gants de soie pour le soir. Ils sont de couleur bise. L’un d’eux est troué et éraflé. Du coup, j’ai le gosier qui fait des 8, mes frères ! Un flic de la trempe de San-Antonio (je fais comme Charlot-les-grandes-étiquettes : je cause de moi à la troisième personne, ça pose) n’a pas besoin d’un microscope à turbine pour réaliser que les fils de soie prélevés après le grillage du tennis proviennent de ces gants.

Tout en sortant des flacons du frigo, je les mate d’un peu plus près, puis, ayant la preuve irréfutable que je ne me trompe pas, je glisse le gant déchiré dans ma poche. J’ai beau être cuirassé contre les surprises, je dois reconnaître que je suis un peu estomaqué.

V’là madame Saute-au-slip qui serait mon agresseuse, à c’t’heure ! Quand je vous le disais, que cette affaire dépassait toutes les précédentes en coups de théâtre. J’en suis comme deux sous de saucisson chaud dans du papier d’Arménie !

Ce que je peux me renouveler, tout de même !

Je nous sers deux beaux godets pour adulte et je rejoins ma belle enamourée. Son maquillage s’est un peu effiloché et sa coiffure filerait le cafard à Antonio (l’autre : le coiffeur).

Elle boit d’un trait et me sourit.

— Ça va mieux. Vous reviendrez, ce soir, après le feu d’artifice ?

— Parce qu’il y a un feu d’artifice ?

— Oui, c’est une surprise de mon mari. Ça va être féerique.

En tout cas, il ne faut pas qu’elle compte sur moi pour le bouquet final. Le grand soleil, elle vient de l’avoir, la chandelle romaine aussi. Mais le bouquet final, je le réserve pour ma Gloria de fausse fiancée qui doit commencer à se demander ce que je deviens.

— J’essaierai de revenir, belle Eczéma, menté-je, mais je n’en fais pas le serment car Miss Victis est terriblement jalouse.

Son regard mauve plonge jusqu’au fond de mon gros colomb.

— Vraiment ?

J’en rougis. Faudrait pas qu’elle s’imagine que le vigoureux San-A. est en rade de carburant, tout de même ! Qu’il cherche le chemin de la débine-toi !

« Je préfère rester plus longtemps maintenant, lui déclaré-je avec une pointe d’orgueil, c’est plus sûr. Comme dit le poète : « deux tiens valent mieux qu’un tu l’auras ».

Et je te lui administre une de ces preuves par multiple de 9 que je suis l’homme capable d’en remplacer trois ou quatre autres qui te la met carrément sur le flanc.

La petite médème va pas être des plus fraîches à sa soirée pétardeuse. Elle va pouvoir prendre son bain de lait d’ânesse et se faire masser les glandes scandale pour leur redonner du maintien.

Je lui demande enfin la permission de me retirer. Elle me l’accorde.

— Que faites-vous, maintenant ? me demande-t-elle. Quelques cartons ?

— Ça suffit comme ça.

— Un peu d’exploration sous-marine, dis-je. Y a rien de tel qu’une virée dans la paix des profondeurs pour retrouver sa sérénité.

Ultime mimi. Bonsoir madame, couvrez-vous pour ne pas prendre froid et mes amitiés à votre mari !

C’est agréable de se donner de l’extase en ayant le sentiment de ne pas perdre son temps.

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