CHAPITRE XII

Moi, vous me connaissez…

Je ne perds jamais mon sang-froid. Ce qui fait le charme de San-Antonio, c’est qu’au milieu des périls les plus inquiétants, il sait rester lui-même avec une constance qui assécherait le lac du même nom. J’ai merveilleusement récupéré mon épisode sauvage des Travailleurs de la mer, et, impec dans mon smoking bleu nuit, je déboule dans la salle des galas ruisselante de lumière.

Je marche aux côtés de Gloria Victis. Elle s’est mise sur son trente et un, ma fiancée ! Elle s’est loquée avec un fourreau de pébroque grand luxe, revu et corrigé par Cartier. Le nombre de cailloux cousus à ce machin-là est incalculable.

Elle ressemble au grand lustre du salon, en plus lumineux.

Faut dire que tout le monde a rivalisé d’élégance. La robe de chez Cardin, l’étole de vison sauvage, la rivière à estuaire girondesque abondent. La Cavale s’est harnachée avec le grand rideau de la Scala de Milan, ses flotteurs maintenus par un échafaudage spécial plongent en avant comme un capot de Porsche. Elle a un peigne en diamant découpé à la main dans les cheveux et porte autour du cou quarante-deux rangs de perles qui ne sont fines que par la qualité.

Béru, qui arbore pour la première fois de sa vie un smok blanc avec limace à plastron gaufré et nœud noir, s’approche de moi, raide comme un mannequin de la Samaritaine.

— Y en a pour du flouse, me dit-il en désignant l’assemblée en grande tenue d’un geste impudique.

Là-dessus, il pousse un petit cri plaintif. Je lui en demande la raison et il m’explique :

— Ça vient de mes targettes vernies. J’en ai pas trouvé à ma mesure alors j’ai dû me contenter de prendre du 44. Rappelle-toi que c’est pas aujourd’hui que je me farcirai Strasbourg-Paname à la marche !

— Ce serait difficile, ricané-je, faisant allusion à notre position géographique.

Il se rembrunit.

— T’as raison. Tu vois, gars, moi j’aime pas les îles, j’ai l’impression d’être bouclé dans les ouatères.

Il fait trois pas comme un qui serait nu-pieds sur un sol jonché de tessons de bouteilles.

— Rappelle-toi que mes nougats ne sont pas à la noce dans ces pompes, s’ils auraient la parole ils chanteraient « Dans tes bras je me sens si petite. » Tu crois que je peux me permettre de les délacer un peu ?

— Discrètement, alors !

Il se laisse choir dans un gracile fauteuil Louis XVI qui n’aura jamais la possibilité, lui non plus, de devenir Louis XVII vu que sous le poids du Gravos il s’agenouille.

Voilà le soi-disant M. Mahousse assis sur le parquet. Les dames se retiennent de pouffer et les larbins s’empressent pour l’aider à se relever.

Furax, Béru se tourne vers Homère Okapis qui se trouve à portée d’engueulade.

— Dites donc, fiston, l’interpelle-t-il ; c’est bien beau d’avoir du siège de collection, mais z’alors faudrait le carrer dans une vitrine, autrement sinon vos invités finiront le séjour avec des béquilles.

Okapis fils s’excuse au nom de papa. Tout rentre provisoirement dans l’ordre. Ma môme Gloria se suspend à mon bras et me chuchote dans l’entonnoir à calembours :

— Tony chéri, je vous trouve bien préoccupé, ce soir ?

— La séance sous-marine m’a un peu secoué, mens-je, ça va me passer.

Mais tout à fait entre nous et le tropique du Cancer (mon signe astrologique) je peux vous dire qu’il l’est, préoccupé, le Tony chéri. Il gamberge sec et il a la rate qui se met à faire de l’esbroufe. Tout est question de raisonnement, dans la vie. Si une entreprise occulte s’est employée à nous isoler du reste du monde sur cet îlot de malheur, c’est qu’elle prépare un coup assez carabiné. Or, on ne peut isoler longtemps un coin du monde qui sollicite à ce point l’intérêt de l’actualité, soyons logique ! Sans nouvelles du Konkipok pendant vingt-quatre plombes, on va s’émouvoir dans les salles de rédaction. En constatant que la liaison rompue ne se rétablit pas, on va envoyer des caravanes de secours, non ? J’ai idée qu’au petit morning, les avions de reconnaissance vont radiner à tire de réacteurs. Et si ça ne suffit pas, les Amerlocks qui ont toujours des barlus à la traîne sur toutes les mers du globe nous dépêcheront une escadre ultramoderne avec porte-avions, porte-serviettes, eau chaude et froide et magasins de surplus. Ils sont comme ça, les Ricains, le cœur sur la main et le petit doigt sur la détente du bombardier atomique, surtout, comme aurait dit mon ami Breffort, depuis qu’ils ont envoyé at home Ike[8] (1). Donc, y a pas que le pif à Béru qui annonce le vilain temps pour cette nuit ; la matière grise san-antoniesque itou ! Soyons vigilants, les gars, c’est le secret de la réussite.

Pour l’instant, ça m’a l’air de tourner rond. L’orchestre composé de premiers grands prix du conservatoire (tous des solistes réputés, c’est la première fois qu’ils jouent ensemble !) attaque avec brio le cinquième sémaphorique à angles obtus de Pétaouchenocov. C’est un morceau de qualité, surtout dans son troisième mouvement, tout en sol mineur pour célébrer la révolution d’octobre.

L’assistance écoute, yeux fermés, cet instant d’une haute élévation. Y a que le Gravos qui lutine ses escarpins pour essayer de se débloquer les radis.

— Si j’aurais su, fait-il, j’aurais mis mes après-skis.

— Avec le smoking, c’est tout indiqué, lui soufflé-je.

— Je voudrais bien en guincher une avec ces dames. Pour une fois que j’ai l’occase de prendre des reines dans mes bras, je veux pas la laisser filer. Tu juges de mon autorité sur ma Berthe, aftère, quand j’y annoncerai que j’ai tangoté avec la reine-vioque de brabance et que j’ai surfé avec Aloha Kélébatouze ? D’autant que je m’ai entendu avec un des photographes pour qu’il me réserve une série de clichés. Là, ce sera de l’incontestable, tu comprends. Y aura pas à terre-j’y-versais, la preuve que je fournirai à B.B. ! et je mettrai les photos au-dessus de not’ plumard pour qu’elle se souvienne bien que son homme, c’est pas du tout-venant et qu’en restant marrida avec elle, je lui fais la fleur numbère oine des Floralies ! La Berthy, c’est pas la mauvaise femme, mais elle a besoin d’être domptée. Toutes les bêtes de race c’est du kif : faut les soumettre sinon elles jouent les vedettes.

Il continuerait longtemps encore sur ce ton et ce sujet car, dès qu’il s’agit de sa baleine, vous le savez, Sa Majesté devient intarissable, mais je lui retire mon oreille pour inspecter les invités. Je note que la belle, l’incandescente Eczéma n’est pas encore descendue. J’admire le bel uniforme d’apparat en toile d’araignée de l’archiduc François-Joseph de Kronenbourg de Lux, la tenue du prince Sovetoa Vlalpouma toute en paille de riz brodée et celle du prince Konsör de fromagie. Des uniformes chamarras, dans une soirée en musique, c’est aussi nécessaire que des orgues à la grand-messe. M. Edgard Faible arbore sa cravate de commandeur de tournées générales, le général von Koklusch a sur la poitrine une plaque de blindage en forme d’étoile qui est la croix du mérite Humbompoin tandis que son compatriote Herr Hoplann porte en sautoir le grand cordon de Paul Hisse[9]. Foscao 1er a mis son pagne de cérémonie à carénage incorporé, sangle de sécurité et calbasse de protection. Bref, tout ce grand monde s’est surpassé.

Moi, qui ne véhicule aucune médaille, aucun cordon et pas le moindre bout de ruban, je me sens quasiment tout nu.

Je m’approche d’Okapis. Il est plus blanc que mon smok.

— Quel est le programme de la soirée ? lui demandé-je.

— On va me remettre quelques ordres étrangers, explique-t-il. Ensuite de quoi, pendant deux heures, nous danserons avant de procéder au feu d’artifice.

— Mme Okapis n’est point encore là ?

— Elle aime arriver la dernière, c’est une coquetterie de femme.

L’orchestre achève son morceau. On applaudit à la ronde. C’est sur ce fond de bravos qu’Eczéma apparaît. À côté d’elle, la plus fabuleuse des vedettes d’Hollywood ressemblerait à une exploreuse de poubelles. Eczéma est moulée dans une robe blanche, en soie surnaturelle tissée à la langue (c’est dur, déjà quand on veut faire avec la bouche un nœud à une queue de cerise, il faut s’évertuer pendant des heures !) Elle n’a qu’un bijou ; mais quel bijou ! La parure des Fouinozoff, c’est vous dire ! Trois rangs de pierres précieuses pour soutenir le célèbre « Balochard » le seul diamant du monde qui soit en bois véritable !

Des murmures admiratifs, flatteurs, jaloux, équivoques, tendancieux, contrits, dubitatifs, éloquents, escamotés, émerveillés, surpris, bouleversés, perfides, transportés, parcourent l’assistance sociable.

Elle a drôlement réparé les dégâts que je lui ai causés au cours de notre tête-à-tête à emboîtage automatique. Fraîche comme une rose, elle est, Eczéma !

Elle me virgule au passage un z'œil polisson, style : « C’était mieux qu’un concours de belote au café du Cadran et si tu n’as rien à foutre cette nuit, viens me trouver je te donnerai de quoi ! »

L’instant est grave. Voilà Son Altesse Machinchouettissime, la reine mère Mélanie qui s’avance, altière dans sa belle robe violette suramidonnée pour la faire tenir droite.

— Monsieur Okapis, dit-elle, en vertu des pouvoirs exceptionnels qui me sont conférés, je vous décore de la médaille du Héros Pétrifié de Zigomar-le-Consterné, pour services rendus au chef jardinier du palais[10].

Un domestique lui présente un coussin sur lequel repose la décoration décernée. Ça représente une cuillerée à soupe d’huile de foie de morue sur fond de baïonnettes, allégorie dont la signification profonde n’échappera je pense à personne.

Oubliant pour un bref moment ses soucis, Okapis fait une génuflexion devant la reine mère. Cette dernière veut épingler la décoration sur la poitrine de l’armateur, mais ça résiste. Elle réclame ses lunettes. On les lui passe, et elle peut enfin mener à bien sa délicate besogne. Le père Okapis pousse néanmoins un léger cri.

— Majesté, murmure-t-il, je m’excuse, mais vous m’avez épinglé la peau avec !

La vioque sourit avec sa bonté coutumière (son peuple ne l’a-t-il pas surnommée Mélanie la bonne à tout faire ?) et recommence l’opération.

C’est ensuite autour du prince Salim Tanksapeuh à élever notre hôte à la dignité de Grand Scarabée. La vice-reine Aloha lui décerne immédiatement après le ruban du Ténia-tronçonné, puis le prince Konsör de Fromagie lui remet au nom de la reine son épouse, la croix des Vaches Scandinaves. Le roi Farouche lui épingle le crachat étoilé du peuple Méprisant. Foscao le décore du Mérite National de la Banane et lord Loge-Parlente transmet de la part de la reine d’Angleterre une carte de réduction sur l’ensemble du réseau des chemins de fer britanniques. L’ambassadeur japonais cherche un peu de place sur la veste de smoking pour y fixer le Nâ-Bû-Ko-Do-No-Zor, décoration difficile à caser sur un complet de ville car elle mesure vingt centimètres de long sur quinze de large. N’en trouvant plus, il l’accroche au bouton du bas. Si bien que, lorsque le président Edgar Faible s’annonce pour décorer à son tour Okapis du Caulombé de Maideuzé, la décoration à la mode (se porte surtout avec le tweed, le Prince de Galles et le survêtement sportif), il est obligé de contourner l’armateur à deux reprises avant de se poser. Les emplacements non occupés ont été réservés par téléphone, et il ne reste de disponible que le dos, une manche et la braguette du pantalon. Le chef d’Edgar serait mécontent s’il trouvait son Ordre personnel aussi mal logé, c’est pourquoi le président Faible use d’une astuce bien française.

— Monsieur Okapis, dit-il, mon pays a tenu à vous honorer tout particulièrement en élevant à la dignité de Chevalier du Caulombé de Maideuzé madame Okapis !

Il fait un triomphe ! Tout le monde applaudit, sauf les décorateurs précédents qui l’ont dans le Laos, comme le fait si justement remarquer le prince Sovetoa Vlalpouma, lequel n’a pas encore promu Okapis grand Chancelier du Thé-des-Famines. Aussi cet astucieux Asiatique se grouille-t-il de cloquer son cordon à poulie au fils d’Okapis, le jeune Homère qui observait jusqu’alors un calme virgilien.

Edgar donne l’accolade à Eczéma. Il rayonne !

C’est l’Edgar d’Austerlitz[11]. La belle Mme Okapis en est émoustille. Elle a eu des tas de trucs sur le placard, déjà, mais jamais aucune médaille. Démarrer sa collection par une décoration française, c’est flatteur, non ?

Y a du remous côté des Illustres, c’est la vice-reine Aloha Kélébatouze qui pique une crise de jalousie. Elle voudrait le Caulombé de Maideuzé aussi pour mettre un petit tailleur de ville qui est presque du même ton. Le chef du protocole vient chuchoter à l’oreille d’Edgar. Heureusement, le président Faible ne s’embarque pas sans biscuits. C’est le genre d’homme qui ne roule jamais s’il n’a pas deux roues de secours dans sa malle arrière. En magicien qu’il est, il sort une seconde médaille de la boite à gants de son slip, défroisse le ruban en le lissant entre le pouce et l’index et, séance tenante, élève la vice-reine au grade sus-indiqué. Il a un bref instant d’embarras au moment de fixer la décoration sur la poitrine de la vice-souveraine, vu que le décolleté de cette dernière lui arrive au-dessous de la ligne de flottaison. Il veut l’accrocher à l’étroite bride de la robe, et c’est alors qu’une explosion se produit.

Il y a un début de panique dans l’assistance. Mais, renseignement pris, c’est le nichon gauche de la vice-reine qui vient d’exploser, car elle le gonflait au butane. Sa pression habituelle, m’a-t-on confié, était de 1,8 à l’avant et 1,9 à l’arrière. Béru s’approche de moi, les yeux brillants de larmes.

— C’est beau, non ? Toutes ces médailles, balbutie-t-il.

Je le sermonne :

— Faut pas te laisser prendre à cette magie fallacieuse, Gros. Tu n’as pas le culte du billet de banque, j’espère ?

— Non, à cause ?

— Une décoration, c’est de la monnaie, mon Béru. Mais une monnaie qui n’a pas cours chez ton boulanger. Elle paie certains services ; ou bien elle fait tenir tranquilles les gens turbulents. L’idée ne te viendrait pas de te mettre un flacon de tranquillisant à la boutonnière ?

— Tout ce que tu voudras, bougonne le terre-à-terre, mais ces rubans, c’est rudement bath !

— Si tu aimes les rubans, achète-toi un œuf de Pâques.

Il n’est pas convaincable. Un môme, comme la plupart des hommes. Prêt à intriguer déjà pour avoir le droit de coudre deux centimètres d’une quelconque ficelle de pâtissier à son revers. Voilà comment on tient les bonshommes ! Ça les prend tous aux approches de la quarantaine, lorsque leur brioche s’arrondit, que leurs valoches diplomatiques s’accentuent sous leurs lampions, que leur bonne femme trouve moins d’amants et que les jeunes sollicitent leur appui, une fringale de rubans les saisit. Ils feraient n’importe quoi (et ils le font, du reste) en échange d’une médaille quelconque. Au début, la plus confidentielle leur suffit. C’est le dépucelage qui compte. Mais l’appétit vient. Après la médaille des Compagnons de la Course à Pied 39–40, après la Croix d’honneur des Abonnés au téléphone, on louche sur les Palmes plus ou moins académiques. C’est la bonne route pour atteindre la Légion d’honneur sans trop d’encombres. Ou plutôt c’était vu que désormais, elle est devenue indécrochable. Quel manque de psychologie ! Ça peut provoquer la chute d’un régime, une initiative pareille ! S’il n’a plus à espérer la Légion d’honneur, le quadragénaire moyen va vite devenir intenable. Qu’est-ce qu’il va attendre de l’existence alors, hein ? La Croix du Patron ? Allons donc ! Faut des siècles pour placer une décoration sur sa rampe de lancement !

Le Napoléon savait bien ce qu’il faisait ! Le prix du sang, il en connaissait les cours, lui qui en faisait une consommation outrageuse. Et v’là qu’on flanque son système par terre. Mais démolissez le Louvre, la tour Eiffel, Versailles, pendant que vous y êtes ! L’énergie française, vous allez la voir panteler vite fait ! Faut avoir le sens de l’impopularité poussé jusqu’au sublime pour oser ça, non ? On va être obligé de s’évacuer en Angleterre, nous aussi, pour essayer de se faire cloquer la Jarretière !

Et puis, le pernicieux dans tout ça, c’est de la réserver pratiquement aux militaires, la Légion. Y a plus de colonies, partant plus de coins où se chicorner, comment qu’ils vont la mériter alors ? Ce sera la prime au rempilage, ou bien la récompense pour les ceux qui auront le mieux fait leur paquetage, dites voir ? On aimerait savoir. Voilà comment la France s’anémie. Un jour, on supprime les maisons closes, et un autre jour la Légion d’honneur. Un de ces quatre, le San-Antonio sera retiré du marché et la boucle sera bouclée. Vous habiterez enfin dans la lune, mes frères ! Aussi c… qu’elle, vous serez ! Peut-être que j’en choque, non ? Quelle vulgarité, ce San-A., tout de même ! Hein, avouez que vous vous le dites ? C’est vrai. C’est de l’autodéfense, ma trivialité. J’essaie de réagir contre votre couennerie, que voulez-vous ; et si je voulais vraiment la contrebalancer, je n’écrirais plus qu’avec des petits « c » ou des « m » à points de suspension.

Je me suis laissé emporter, pardonnez-moi. Où en étais-je ? Oh ! et puis tiens, on va changer de chapitre, histoire de s’aérer un peu les méninges.

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