CHAPITRE III

Moi, vous me connaissez… J’adore les voyages, c’est dans ma nature et mon horoscope.

Le surlendemain, c’est le big départ. J’ai téléphoné à M’man pour l’affranchir un brin ! Pas douée en géo, qu’elle est, ma Félicie. Les Galápagos ou l’île des Cygnes, pour elle, c’est bonnet-blanc et blanc-bonnet. Elle me recommande de ne pas prendre froid ; je lui promets et après la bibise miauleuse d’usage, je raccroche.

On y va en saut de puce, à Konkipok. Nice-Paris, puis Paris-Mexico. Ensuite Mexico-Quito où nous frétons un petit coucou d’amoureux pour le port de Guayaquil. Ça nous prend deux jours, ce vagabondage par-dessus océans et continents. À Guayaquil, un des yachts d’Okapis nous attend. Il en a seize, de tonnages différents. Il nous a dépêché son plus grand. Ah ! mes loutes, je voudrais que vous vissiez cette coquille ! On ne peut aller plus loin dans le luxe ! Ou alors, c’est plus cher ! Le barlu est peint en bleu ciel. Le pont est laqué rose praline. Les matelots sont habillés en blanc et rose et leur uniforme ravirait M. Maurice Lehmann, le directeur du Châtelet. Le futal s’arrête au mollet, comme les bermudas, et il est blanc avec une bande rose. La casaque rose est flottante, avec des poignets garnis de dentelle blanche. Un « O » (l’initiale d’Okapis) est brodé devant et derrière. Quant au béret, il ressemble à celui des gondoliers vénitiens et il est à rayures blanc et rose. Y a que la tenue du capitaine qui diffère. Lui, il est loqué d’une espèce de redingote empire bleu roi. Il porte un grimpant rose, des bottes de cuir verni noires, une chemise blanche à jabot et un képi noir orné d’une plume d’autruche. Ravissant ! Y a qu’à Hollywood qu’on peut voir ça. Je regrette pas d’avoir emporté mon Rolleiflex. En Gevacolor, que je les portraitise, les mecs de l’équipage. O combien de marins, combien de capitaines aimeraient avoir la tenue et la solde de ces braves gens !

L’intérieur du barlu est un enchantement. Les coursives sont tendues de soie rose, chaque porte est en palissandre avec des peintures en or massif. Par terre, point de la classique moquette ! Du Téhéran, mesdames ! Les cabines sont meublées en Louis XVI d’époque et il y a un Rembrandt dans chacune d’elles. Faut avoir les moyens, non ? Ça ne vous époustoufle pas ? Alors je continue la description du bâtiment. Les salles de bains sont en marbre avec une tuyauterie de platine… Et là ? Vous criez pas au charron ? Ce que vous devenez durailles à épater, vous, alors ! Est-ce que vous me balanceriez votre slip à travers la figure si je me hasardais à vous dire que la piscine du bord est taillée dans une émeraude ? Ah ! tout de même ! Eh bien non, elle est seulement en pâte de verre de Murano. Mais l’échelle est en or incrusté de diamants, ça je vous le jure sur la tête de votre petit frère, pas le demeuré qui est dernier de sa classe, çui qui a eu les oreillons en nourrice !

Sur le pont, il n’y a pas les classiques transats, mais des bergères Louis XV. Je commence à me féliciter d’avoir accepté la proposition de Gloria.

— Ravissant bateau, n’est-ce pas ? me demande-t-elle en entrant dans ma cabine, laquelle est contiguë à la sienne.

Je lui fignole une galoche façon croisière.

— Une pure merveille, mon petit cœur.

— Quelle merveilleuse lune de miel nous allons passer, s’extasie-t-elle en se suspendant à mon cou.

In petto, je regrette un chouïa de n’avoir pas une partenaire plus pin-up à me mettre sous le Rasurel. Notez qu’elle est pas tarderie à proprement causer, Gloria. J’en connais qui n’auraient pas honte de l’accrocher à leur palmarès. Par un après-midi pluvieux ou dans un chalet de haute montagne, on aurait même du plaisir à lui faire les cent dix-neuf coups de tringle. Seulement elle a pas le gabarit croisière de luxe, comprenez-vous ? Avec ses flûtes trop maigrichonnes et sa poitrine partie sans laisser l’adresse de Scandal, le décarpillage public la désavantage. Elle, ce qui lui convient, c’est le futal-fuseau et le pull à col roulé, nature ! Bref, faut la compléter avec les laines du pingouin, quoi ! Elle a le châssis, mais la carrosserie manque d’aérodynamisme, pour nous résumer. Vous pigez ?

Enfin, comme c’est la fille Victis, on passe sur bien des choses, y compris sur elle !

Je me loque en touriste super-luxe. Pantalon de lin blanc, chemisette de soie blanche, blazer de flanelle blanche avec un bath écusson qui représente un lion en train de faire sa fête à un boa sur fond d’incendie. Ça égaie. La môme Gloria a insisté pour que je m’offre une gâpette de yachtman, mais j’ai pas voulu. Quand on a mon physique de Roméo, on n’a pas besoin de se déguiser en employé du gaz pour plaire aux Juliettes.

M’étant ainsi fait beau, je grimpe sur le pont en compagnie de ma pseudo-fiancée. Le fils aîné d’Okapis nous attend. C’est lui qui est chargé de convoyer les passagers jusqu’à l’îlot paternel. C’est un petit macaque brun, au teint bistre, avec des cheveux frisottés, du poil aux oreilles, de gros sourcils touffus et un regard légèrement bigleux. Il a des bras de bossu, trop longs pour son buste étroit, mais c’est plus commode pour saisir son chéquier dans sa poche à revolver. Il saura faire son métier de milliardaire, plus tard, quand les pétroliers de papa auront suffisamment sillonné les mers.

En tout cas son vieux lui a fait enseigner les belles manières par des mecs compétents, car il nous reçoit avec une grande maestria. Par câble, il a appris que Gloria amenait son fiancé et il s’en déclare ravi. Il me questionne sur mes activités. Je lui réponds que je suis un grand écrivain français et que je publie mes ouvrages sous le pseudonyme de Jacques Chabannes, ce qui ne laisse pas que de l’impressionner.

L’arrivée d’une vieillarde met fin à notre entretien. C’est une grande dame toute ridée (tellement ridée que si on repassait sa figure elle triplerait de surface) et poudrée avec une sulfateuse mal nettoyée car elle a des reflets verts. Elle porte une robe noire garnie de dentelle qui contraste avec les couleurs fondantes du navire. Présentation, c’est la reine-vioque de Brabance. Elle nous tend sa main à baiser. Et on plonge, Homère Okapis et moi pour la courbette Grand Siècle améliorée yéyé.

J’ai idée que si tous les invités d’Okapis sont de ce tonneau, la fiesta crémaillère, ça va pas être du nougat ! Pourtant, comme je suis un garçon bien élevé, je me lance dans la converse édifiante avec Sa Majesté. Ma première reine mère, dites, je veux pas la rater. On cause tous les deux de l’article 24 bis de la constitution de la Brabance qui prévoit qu’en cas de mauvais temps un Premier ministre a le droit de dissoudre l’Assemblée. Puis on passe au paragraphe II de l’article 189 dans lequel il est dit que tout condamné à mort a le droit de faire une cure à Vichy avant son exécution. La reine en retraite n’en revient pas de mon savoir. Pour un étranger, c’est rarissime, des connaissances pareilles, faut convenir ! J’ai ligoté tout ça l’autre jour chez le dentiste en attendant mon tour. Comme quoi, on peut se faire plomber une molaire sans perdre son temps, hein ? Combien de gens ont complété leur éducation dans des salons d’attente ! Il y aurait une thèse à écrire là-dessus ! Dans le fond, la véritable instruction, c’est les gens qui font de l’arthrite dentaire qui la détiennent.

Quand j’en ai fini, la reine mère (excusez, j’oubliais de vous virguler son blaze, elle s’appelle Mélanie de Brabance) est prête à me faire cloquer la médaille de plomb du mérite brabançais, la plus haute distinction d’Europe après les palmes Académiques.

Quant à ma petite Gloria qui a beaucoup bâillé aux mouettes pendant l’entretien, elle est époustouflée.

— O Tony, gazouille miss Milliards, je ne savais pas que vous étiez aussi instruit !

Ne jamais perdre une occasion d’épater les femelles, les gars, n’oubliez pas ce que je vous dis. Ces petites gredines ont trop tendance à nous dominer ; aussi il est bon de leur montrer que la plus belle conquête du cheval, qu’on le veuille ou non, c’est encore l’homme !


Les hôtes de marque continuent d’affluer. M’est avis qu’il va faire le plein, le père Okapis. Je suis présenté tour à tour au Prince Salim Tanksapeuh, futur souverain de l’Arabie Bougnazé ; puis à lord Loge-Parlente, le ministre de Grande-Bretagne qui aurait pu être anglais s’il n’était déjà britannique ; ensuite je fais ma révérence à la Cavale, la célèbre cantatrice chauve dont le contre-ut a meurtri les tympans du monde entier ; on poursuit par un shake-hand à Ted Deulards, le roi de la tringle à rideau en bambou renforcé (ce dernier est accompagné de sa femme, une grande Américaine brune avec des cils comme des araignées à la renverse). On me présente ensuite à Herr Hoplann, le fameux constructeur d’avions allemand, l’inventeur du Chleux 39–44 à chambre à gaz transformée. Arrive alors Foscao Ier, proclamé roi du Banania Septentrional depuis que la France a reconnu l’indépendance du Territoire de Belfort ; le monarque est venu avec ses onze femmes et le fils de sa sœur, qui avait la rougeole et auquel un changement d’air était recommandé. Il est suivi de près par Son Excellence Yapa Lmétro Akyoto, ambassadeur du Japon à Pointe-à-Pitre ; lequel ne fait que précéder l’archiduc François-Joseph de Kronenbourg de Lux (cachet blanc) qui marchait devant le baron Samuel de Lévy de Télavoche, l’homme qui fit abattre le mur de l’Atlantique pour reconstruire celui des lamentations.

Tous plus moches les uns que les autres, ils sont. Je voudrais pas jouer les girafes et me monter le cou, mais jusqu’à présent je suis l’unique beau gosse du lot. Les bergères sont infumables. La moyenne d’âge des bonshommes est de soixante-cinq berges environ. Et ce n’est pas l’arrivée in extremis, comme on dit en latin, du général von Koklusch, héros de la guerre de 70 (qu’il fit en qualité de grand-oncle de Bismarck) qui serait susceptible de la faire tomber.

Il est quatre heures de l’après-midi lorsque nous appareillons. Une nuit de traversée et demain, à l’heure où blanchit la montagne, comme dirait Victor Hugo, l’île du Konkipok sera en vue. D’ailleurs, avec la réception monstrueuse qui se prépare, elle est très en vue dans les rédactions.

Chacun flâne sur le pont, se baigne, boit des choses délicates au bar ou écoute la philharmonique de Berlin dans le grand salon.

Un dîner merveilleusement composé nous réunit. On tortore dans de la vaisselle d’or incrustée de pierres précieuses. M’est avis que le plongeur doit filtrer son eau de vaisselle avant de l’évacuer dans le Pacifique ! Le menu ? Je vais le publier ici pour les gastronomes éventuels : caviar d’Iran sauce béchamel ; foie d’ortolan farci aux cœurs de truffe ; feuilles d’orchidées fourrées à la moelle d’oiseau-mouche (ça c’est une recette des îles, mais je me rappelle plus desquelles) ; et comme dessert, confiture de fleurs d’ananas sur timbale d’aile de libellule diabétique (on n’en trouve même pas chez Fauchon, place de la Madeleine !). Le tout est arrosé de Brut Impérial et d’une liqueur extraite de noyaux de fraise. Quand on sort de table, on se sent à la fois comblé, léger et euphorique. Je me dis que la richesse ne fait pas le malheur et qu’il vaut mieux un grand chez soi qu’un petit chez les autres.

Les ennoblis, les grossiums, les galonnés de la soirée sont des gens en vacances et se comportent comme tels (dirait Guillaume). La réunion n’est pas du tout gourmée. On est peut-être moins à son aise qu’au banquet des petits artisans du 14e, mais enfin ça n’a rien de déprimant, contrairement à ce que je redoutais.

Après le dîner, Gloria et moi, nous allons prendre le tiède sur le pont.

Vous verriez l’océan à cette heure crépusculaire, vous en baveriez des ronds de serviette, les gars ! Vert, qu’il est, le Pacifique, avec des tons saumonés à l’horizon. Un vrai chromo italoche ! On se laisse tomber dans des fauteuils. Illico, le steward de pont vient nous demander ce qu’on a envie d’écluser. On se commande deux scotches et on se prend la main pour faire comme si on s’aimait.

— Vous savez, Tony, que je voudrais réellement être votre fiancée, qu’elle me chuchote, la Gloria.

J’en ai le grand zygomatique qui prend du gîte !

Ce serait une expérience à tenter, non ? Larguer la poule pour se lancer dans les affaires de papa Victis, c’est sûrement payant. D’autant plus qu’il n’a que cette fille, le cher homme ! Vous l’imaginez, votre San-A., derrière un burlingue grand comme la place de la Concorde, avec une barrière de téléphones et de secrétaires pin-up sur les accoudoirs de son fauteuil ? La culture de la perlouze, ça rapporte plus encore que celle de la betterave ou de l'épinard en branche, moi j’ai idée ! Je m’imagine, radinant au pays à bord d’une Cadillac en or massif, sapé comme un dieu. La suite au Georges V ; ma table à demeure au Grand Vefour et…

Et après ? Je serais bien avancé ! Adieu mes bons potes, les petits bistrots sans histoire, les petites Parigotes délurées qui ont le slip consentant.

— Vous ne dites rien, Tony ?

— Je pèse vos paroles, mon petit cœur. Je pense que vous êtes bien trop riche pour moi. Je sais qu’aux States ça n’est pas un obstacle, mais en France, on a des idées plus étroites…

Le loufiat nous sert des whiskies et je ne sais pas comment qu’il s’y prend, cette pomme à l’eau, mais le voilà qui trouve le moyen de renverser un des godets sur la belle robe de Gloria. Elle l’enguirlande comme du poiscaille daubé.

— Si Mademoiselle veut bien me suivre, qu’il bredouille, je vais réparer ce malheur…

Je sais pas où il le recrute son personnel, Okapis, mais quand on se mêle d’inviter des rois, faut avoir de la main-d’œuvre qualifiée, non ?

Gloria se lève et suit le steward. J’ai un sourire vers le ciel. Quand je vais raconter à M’man que j’ai bouffé avec des rois et des reines, elle va pas en revenir, la pauvre chérie !

Drôlement chouette, le ciel, à cette latitude ! Violet sombre. Et la lune est pas pareille que chez nous, c’est poilant, non ? À croire que c’est pas la même. Elle est orangée avec une sorte de serti rouge comme sur les toiles de Picassiette.

Tout à coup, je perçois un plouff. Que dis-je, un ploufff (j’avais oublié un « f »). Et dans la fraction de seconde qui suit, je me dis que quelqu’un vient de se piquer un valdingue dans la flotte. À peine ai-je pensé ça qu’un deuxième ploufff (pardon, un deuxième plouffff, il est plus fort que le premier) retentit. Je bondis au bastingage, mais je ne vois rien. C’est alors que le fracas d’un moteur retentit vers l’arrière. J’y cours. Et qu’apercevé-je, mes chéries ? Une vedette automobile est stoppée, moteur au point mort, à quelques mètres du yacht d’Okapis. Dans l’eau, entre le yacht et la vedette, deux personnes nagent éperdument.

Chose curieuse, excepté le fameux commissaire San-Antonio, personne à bord ne s’est rendu compte de rien.

Je hèle, mais il n’y a pas un greffier à la poupe !

Je me demande ce qui se passe. Je retourne au bastingage. Le premier nageur vient de rallier la vedette. Des bras se tendent. Mes crins se dressent sur ma tranche. Le nageur que je vous cause, c’est une nageuse. Et quelle nageuse ! Gloria ! Vous entendez ? À bord de la vedette, deux zigs l’aident à y grimper. Cependant que le second nageur radine à son tour. Lui, c’est le serveur qui a renversé le scotch sur la robe de ma pseudo-fiancée.

Voilà que ça recommence, les gars. Et cette fois, l’enlèvement de Gloria semble avoir parfaitement réussi. Je pige ce qui s’est passé. Comme coup fourré, c’est un petit chef-d’œuvre. Le steward a ceinturé ma pauvre Gloria qui ne s’attendait pas à ça et l’a balancée par-dessus le bastingage ; puis il a plongé à son tour.

La vedette qui filait le train au yacht s’est précipitée. Et maintenant, ces crapules vont foncer à toute vitesse vers quelque île voisine où un avion doit attendre.

Et tout ce micmac s’opère à mon nez et à ma barbe.

Je ne peux qu’être le spectateur impuissant !

Ôtez-moi d’un doute, vous avez entendu parler de San-Antonio, non ? Vous savez, c’est ce ravissant commissaire qui n’a froid ni aux yeux ni au cœur et pour lequel les nanas ont un penchant certain !

Il n’écoute personne, San-Antonio, sauf son courage.

Et il lui arrive de le prendre à deux mains son courage.

Alors je fais un truc qu’un équilibriste russe lui-même n’oserait faire. Je me hisse d’un rétablissement prodigieux sur le toit des cabines de pont.

Je prends un élan maximum. Si je rate mon coup je me casse le cou. Deux écueils terribles : le bastingage d’une part, la vedette de l’autre. Mais qu’importe. Je tombe la veste, je largue mes targettes, je fonce et je me catapulte dans le vide. Ce qu’on peut demander à son pauvre corps périssable, tout de même ! La rampe du bastingage passe à quelques centimètres de mon abdomen. Les mains jointes, loin devant moi, comme pour la plus ardente des prières, je pique à la rencontre du Pacifique. J’ai la vedette en point de mire. Le temps se paralyse dans ma rétine. Comme tout cela est lent ! Incroyablement lent ! Un ralenti cinématographique !

Je me dis calmement que j’ai pris trop d’élan et que je vais me fracasser le museau contre la coque de la vedette.

Je donne un coup de reins. Dans le vide, c’est duraille, essayez, vous verrez !

Je tombe à un rien de l’embarcation. J’entre dans l’eau avec une telle force que je me permets une visite express des fonds marins. Je passe du coup sous la quille de la vedette en chantonnant « Tiens, voilà la quille »[2].

Ce détail me sauve la mise. Vous savez pourquoi ? Enlevez vos boules Quiès, je vais vous le dire… Quand j’ai fait mon valdingue, les zouaves de la vedette m’ont vu. Étant donné que j’ai plongé à tribord, ils s’y sont précipités et ont dégainé leurs rapières pour m’assaisonner lorsque je ferai surface.

Seulement j’ai passé par-dessous la vedette, ce qui me fait émerger à bâbord, you see ? Je chope le plat-bord et j’affûte ma détente. Vous pouvez me souhaiter un prompt et complet rétablissement, it is the moment !

Dans la vie, il y a la conjoncture. Si elle se fait porter malade quand vous entreprenez quelque chose, il vaut mieux que vous restiez chez vous à relire Zig et Puce.

Heureusement qu’aujourd’hui elle est fidèle au rancart. À l’instant où je m’hisse, le loufiat-agresseur s’hisse aussi de l’autre côté. Si bien que ma traction est compensée par la sienne et que les tordus continuent de se pencher de l’autre côté.

Je ne perds pas de temps à m’ébrouer ! Ah ! mes aminches, que ne pouvez-vous applaudir votre San-A. dans l’action !

Tarzan s’évade ! Le retour de Zorro et les Aventures de Trompe-la-mort ne sont que des prouesses d’unijambistes à côté de celle que j’accomplis. Comment vous raconter ça avec quelque chance de me faire comprendre ? Vous êtes si peu intelligents que, chaque fois, ça pose des problèmes d’ordre descriptif.

Voilà. Je fais donc mon rétablissement et je le réussis.

Par chance, je me retrouve à califourchon sur une banquette. Comme j’enregistre la situation avec la rapidité d’une machine I.B.M., je me dis qu’il faut continuer sur ma lancée et je continue. Des deux pinceaux violemment propulsés en avant, je vais frapper le dos des deux kidnappeurs penchés au-dessus du bord. Ils culbutent avec un ensemble parfait. On se croirait dans un film de Jerry Lewis. Gloria, qui suffoque au fond de la vedette, me jette un regard halluciné à force d’incrédulité. Maintenant, je m’offre quelques secondes pour essayer de retrouver ma respiration qui s’est fait la malouze. L’aurais-je définitivement perdue dans les eaux de l’océan ? Il me semble que mes soufflets sont devenus gros comme des noisettes. Je dois me payer une crise d’apoplexie, y a pas ! J’ai beau me comprimer les cerceaux, ça ne se rétablit pas et mon usine à distiller le gaz carbonique demeure en grève. J’ai dû avaler trop de flotte, m’abstenir de souffler pendant trop de temps et surtout plonger trop profondément. Ce que je viens de faire, mes chéries, personne d’autre ne le refera jamais !

Et soudain, le miracle s’accomplit. Je respire à nouveau. Le plus marrant dans tout ça, c’est que le loufiat qui vient d’aborder se trouve dans le même état que moi. Nous sommes deux adversaires face à face, incapables de se battre. Curieuse situation, convenez-en !

Pendant ce temps, les deux plongeurs d’élite barbotent autour de l’embarcation et essaient d’y remonter.

Si le gars San-A. ne récupère pas très vite, il risque d’y avoir un sacré sport, non ?

Mais comme je me sens mou et vidé, tout à coup !

La notion du péril me galvanise une fois de plus.

Je constate que je suis à quelques centimètres du volant. Je le saisis d’un geste fantomatique. Je pousse le levier de marche avant et la vedette fait un bond terrible en avant. Les deux ouistitis qui s’y agrippaient hurlent en s’y cramponnant de plus belle. Je constate avec horreur que le gouvernail était dirigé face au yacht. Comme quelques mètres à peine nous en séparent, je vais le percuter de plein fouet et ce sera la catastrophe. Je tourne désespérément le volant. La vedette amorce un léger arc de cercle et je heurte la coque du bateau par le flanc. Ça ne fait pas le bruit que j’escomptais. Et savez-vous pourquoi ? Non, faut décidément tout vous dire, tout vous mâcher… Parce que c’est tribord qui cogne le yacht et que les deux rigolos qui se cramponnaient à tribord effacent la secousse. Ils n’ont pas un cri. Ça craque salement et voilà tout. La vedette racle encore le flanc du yacht et parvient à s’en détacher. Je décris un large cercle pour laisser — comme dit l’autre — la situation se décanter. Je regarde. Il y a une monstrueuse tache rouge contre le barlu d’Okapis, juste au-dessus de la ligne de flottaison.

Un cri de Gloria me fait me retourner. Le steward est debout derrière moi. Il tient un poignard levé et s’apprête à me le plonger dans le dossard. Il s’en faut d’un rien. Je fais un saut de côté et la lame acérée se plante dans le tableau de bord de la vedette.

Une rogne terrible me prend. Je cramponne ce gugus par une aile et je le fais virevolter. Hélas, dans le mouvement, je bute du mollet contre un banc et tombe à la renverse. Il me saute dessus. Heureusement que son couteau s’est planté profondément dans l’acajou du tableau de bord, car sinon ça pourrait me valoir des ouvertures non prévues sur mon permis de construire.

On se bat comme deux bons petits chiffonniers. Et pendant ce temps, la vedette lancée à soixante kilomètre-heure fonce vers le large. Si jamais on rencontre un récif, ça va être le Te Deum pour tous les trois !

Je perçois des cris, tout là-bas, en provenance du yacht où l’alerte a enfin été donnée. Mais que peuvent-ils pour nous, ces pauvres biquets ?

Je morfle un bourre-pif très soigné qui me fait admirer la Croix du Sud en plusieurs exemplaires. Je tente de replier mes cannes pour pouvoir balanstiquer un coup de savate dans le coffret à bijoux du gars, mais il connaît toutes les astuces, ce petit futé. Une vraie anguille. Faut voir comme il sait vous glisser entre les cannes.

Il parvient à nouer ses mains à mon cou. Comme une patate je me suis filé sous le banc, si bien qu’il m’est impossible de lever les brandillons pour me dégager. Je suis coincé, quoi, y a pas !

J’essaie des reptations, elles ne donnent rien. Voilà que j’étouffe encore. Déjà que j’avais pas bien repris mon souffle. Mon sang cogne dans mes oreilles à tout va. J’entends des cloches ! Vous ne m’aviez pas dit que c’était dimanche et qu’on allait à la grand-messe, bande de petits cachottiers !

Mais voilà brusquement que l’étreinte du gars se relâche. Il tombe à genoux près de moi. Je m’offre un bol d’air et je me récupère. J’aperçois miss Victis, armée d’une pagaie, et je comprends qu’elle est intervenue pour éclaircir ma situation.

Alors je me lève. L’autre en fait autant.

Je passe une main dans mon dos.

— Donnez ! j’halète.

Je sens le manche rond et lisse de la pagaie dans ma main. Ça m’étonnerait pas que le brave San-Antonio prenne le dessus maintenant ; et vous ?

Comme l’autre plonge sur moi, je lui file, en coup de bélier, le bout de la pagaie dans l’œsophage. Il pousse un ahanement terrible et se fige. Faut pas lui laisser le temps de récupérer. Du plat de la pagaie, cette fois, manière de varier les plaisirs, je lui donne la plus monumentale des gifles en bois qu’on ait jamais inventée. Il culbute, tombe par-dessus bord et pique une tranche dans l’eau. Je saute au volant. Le yacht est minuscule, tout là-bas. C’est joli, du reste, toutes ces lumières qui miroitent dans le soir velouté. Je fais demi-tour. Je coupe un brin les gaz pour essayer de retrouver mon zigoto, mais il est difficile de repérer un point précis sur la mer mouvante. J’ai beau écarquiller les hublots, je ne vois rien.

Tant pis, hein ? Après tout, ce gentleman n’avait qu’à nous ficher la paix royale à laquelle nous avons droit. On l’avait sonné pour un whisky, pas pour nous jouer les nouvelles aventures de Fantômas.

Je coupe les gaz tout de même pour essayer de percevoir ses cris éventuels ; mais seule la grosse voix rabâcheuse de l’océan s’engouffre dans nos cornets. On s’est pas encore dit un mot, Gloria et moi. Elle est comme Manon, ma milliardaire : tout étourdie.

Quant à moi, j’ai l’impression que je viens de visionner un film à péripéties au Napoléon. Je suis groggy de l’intérieur.

Je contemple un instant les vagues frangées d’écume, comme on dit dans les romans qui coûtent plus cher que les miens mais qui sont moins intéressants, afin de m’assurer qu’aucun noyé en puissance n’y batifole. Puis, la conscience en bandoulière, je remets la sauce et je pique sur le yacht.

Le vent de la vitesse nous fouette le visage et nous ragaillardit. Gloria est presque bathouze au clair de moon, avec sa crinière flottante.

— Tony, me crie-t-elle tout à coup, je n’ai jamais vu un homme comme vous.

— Moi non plus, ma petite reine, je réponds en toute modestie.

Faut reconnaître que, cette fois, j’ai mis le paquet, non ? Je viens de les gagner, mes cinq mille dollars, y me semble ? Si vous êtes pas d’accord, dites-le-moi franchement, les gars, je consentirai un abattement au père Victis !

Toute cette bataille navale n’a pas duré plus de cinq ou six minutes ; mettons sept et n’en parlons plus !

En moins de temps qu’il en faut à votre fruitier pour transformer d’un coup de pouce discret huit cent cinquante grammes de prunes en un kilo de prunes, j’ai rétabli la situation, liquidé les trois gangsters, mis la main sur la vedette et sauvé Gloria.

Dommage que Gaumont-Actualités n’ait pas été là. Vous parlez d’une édition spéciale qu’ils auraient pu sortir, mes petits camarades de la caméra vadrouilleuse !

Un vrai festival ! Et ils cloquaient la bande à leurs confrères ricains vu que le sauvetage d’une milliardaire, ça plaît toujours chez les Dallassiens.

— Vous n’êtes pas blessée ? je questionne.

— Non, mais j’ai pris un bon bain.

— Vous avez reconnu les bandits ?

— Oui, c’étaient ceux de Cannes.

— Eh bien, ils ne vous embêteront plus…

Elle a un grand rire vorace.

— C’est bien fait pour eux !

On peut pas lui reprocher de pécher par excès de sensiblerie, à Gloria. C’est de la nature d’élite, ça. De la descendance de pionniers ! À voir ses réactions, on pige tout de suite que ses aïeux ont réglé le problème indien en deux coups d’escopette.

— J’ai dans l’idée, ma chérie, que vous allez être tranquille, désormais. Cette bande d’aigrefins est détruite. J’ai dans l’idée que ces trois vilains messieurs étaient nés sous le signe du poisson.

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