Moi, vous me connaissez…
Quand je viens de subir une grande surprise, je cherche toujours à en tirer des conclusions.
En l’occurrence, celles que j’extrais des événements sont assez contradictoires. D’un côté, nous avons donc des gens qui veulent empêcher le professeur E. Prouvette de venir à Konkipok et qui font le maximum pour l’en dissuader. D’un autre côté (de l’Atlantique) d’autres personnages, tout aussi occultes, écrivent au Département d’État pour annoncer qu’il y aura de la casse. D’un troisième côté enfin, cette Mme Saute-au-Slip d’Okapis qui balance romantiquement des balles de tennis piégées et plante des couteaux (ou les fait planter, ce qui revient au même) dans la poitrine de son beau-fils tout en donnant l’ordre à sa garde personnelle d’expédier le cher San-Antonio dans le cirage. Pour couronner le tout, les bateaux et les avions sont partis et nous n’avons plus de radio à Konkipok. Pour toute correspondance, prière d’expédier ses bafouilles par bouteille-à-la-mer ! La marée s’en chargera (deux levées et deux distributions par jour comme dans les fortes agglomérations !) Existe-t-il des liens entre ces différentes forces ci-dessus énoncées ? Les coffres immergés, par exemple, qui ont failli me coûter la vie, sont-ils des accessoires propres à Eczéma ? Les harponneurs agissaient-ils sur son ordre ? Tout ça, il va falloir qu’on le mette au net, mes petits choux ! On ne peut pas s’user la matière grise à vide ; c’est comme l’onanisme, ça finit par rendre pincecorné.
Gloria, alias O.S.S. 116, m’annonce qu’elle va déposer sa pétoire dans sa chambre, le colt étant pratiquement importable avec une robe de soirée.
— Confiez-moi ce petit camarade des mauvais jours, lui dis-je. Il peut encore servir. Vous n’avez consommé que deux prunes et il en contient huit, si mes connaissances en armurerie sont exactes.
Elle me le tend sans difficulté.
— Dites voir, toute charmeuse, y a un petit détail qui me turlupine. Quand j’ai effacé les voyous qui vous kidnappaient au large des côtes équatoriennes, vous m’avez dit que c’étaient les mêmes bonshommes que dans le midi, pourquoi ce mensonge ?
Elle a un sourire en biais.
— Parce que je vous croyais meilleur flic, mister San-Antonio et que je voulais endormir vos doutes pour le cas où vous en auriez eu.
Le violet de la honte me déguise en évêque.
— C’est-à-dire ?
— Lors de notre faux kidnapping, la police de Nice vous a annoncé qu’on avait retrouvé la voiture des soi-disant gangsters sur les lieux de l’agression, souvenez-vous !
Je bondis.
— O.K., poupée, j’ai été la crème des buses. L’attentat s’étant déroulé en pleine montagne, de nuit, sur une route peu fréquentée, ils n’ont effectivement pas pu repartir à pied.
— Ah ! Je savais bien que vous étiez un garçon futé ! ironise O.S.S. 116.
Je poursuis sur ma lancée, histoire de lui prouver que mes cellules ne sont pas constipées :
— D’autre part, comme ils me suivaient, et qu’ils ne pouvaient prévoir où j’allais, puisque je l’ignorais moi-même, ils n’ont pas pu non plus se préparer une bagnole de rechange. Donc c’est le camionneur qui les a emmenés. Puisque le camionneur était leur complice, pourquoi son intervention aurait-elle fait échouer le coup de main si tout cela n’avait été savamment prémédité ?
— Mais, bravo, Tony ! Il a raison, Okapis ; vous êtes un garçon tout à fait remarquable pour peu qu’on vous pousse un peu.
Nous sommes à la porte du grand salon où, vaille que vaille, le bal bat son plein.
— C’eût été tellement plus simple de jouer cartes sur table avec moi au lieu de faire tout ce cinéma !
Elle secoue la tête.
— Comme vous vous connaissez mal, San-Antonio. Si je ne vous avais pas excité avec ce cinéma dont vous parlez, jamais vous n’auriez accepté la proposition d’Okapis.
— Et pourquoi, s’il vous plaît ? Je ne suis pas contre les voyages, vous savez !
— Non, mais vous êtes trop fier pour accepter de faire équipe avec une femme : j’ai eu tout le loisir de vous juger !
Elle me dépose un petit baiser triste sur la bouche.
— Mon fiancé ! fait-elle.
— N’empêche que vous avez eu de la chance de m’avoir sur le bateau !
— Et vous ici ! Nous sommes quittes, non ?
— On le dirait. Vous avez une idée de ce que c’était, ces hommes du vrai kidnapping, miss Sherlock ?
Elle devient grave, très grave.
Comme un domestique radine avec un plateau chargé de champagne, elle baisse le ton pour me dire :
— Okapis a sûrement dû commettre des indiscrétions à mon sujet. On a cherché à m’éliminer avant que tout se déclenche.
Je secoue la tête.
— Pour vous éliminer, il suffisait de vous flanquer par-dessus bord avec un poignard dans le cou, ma jolie. Si ces hommes voulaient vous kidnapper, c’est qu’ils avaient leur idée !
Elle ne répond rien et pénètre dans le salon.
Avant que tout se déclenche !
Pourquoi cette petite phrase de Gloria me trotte-t-elle dans le cigare ?
L’orchestre est en train d’interpréter une valse lente sur linoléum intitulée : « Ta bouche est un collier pour moi. » Des couples se sont formés. Le roi Farouche tournoie avec la vice-reine du Ténia, et le général von Koklusch éprouve la résistance de sa jambe articulée en faisant valser Antigone. Je la trouve pâlie, la pauvrette. L’histoire qui est arrivée à son frangin lui a flanqué un coup au moral. En m’apercevant, elle me file un œil éloquent. Ce beau regard limpide signifie « Je compte sur toi pour me délivrer, beau chevalier. » Mais le beau chevalier (en l’occurrence San-Antonio) ; merci, je me fais livrer des caisses d’éloges directement depuis la fabrique) a d’autres chats à caresser. Il cherche des yeux la perfide Eczéma. Cette dernière ne danse pas, elle est en grande converse avec l’archiduc François-Joseph de Kronenbourg qui lui roule son œil de velours, style « Un de ces jours, faudra qu’on se paie une virée à Sarajevo. »
Je me dirige vers eux. La dame ne me voit pas car elle me tourne le dos.
— Alors, mon pote, on cherche l’âme sœur ?
Béru !
Il tient dans ses brandillons la Cavale, qui, crinière au vent et toute strasse dehors, joue les Manon.
J’adresse un hochement de tête discret au Gros. Il me fait signe d’approcher.
— T’as vu le gentil petit lot que je m’ai levé, fait-il devant la dame.
— Il est amor, amorrrr ! que roucoule la fignoleuse de si bémol.
— C’est it is in the pochette ! me murmure le Mastar en se pourléchant.
Il s’est exprimé dans la langue de Shakespeare, vous l’avez noté, afin de ne pas être compris de la dame. La Cavale qui parle couramment l’anglais n’a effectivement pas pigé.
— On s’est rencontré au buffet, moi et elle, explique Bérurier. On a trinqué, on s’est plu de plus en plus et je m’ai risqué à l’inviter pour une petite gambille. C’est pas que je soye Serge Riflar, mais la valsouze, je peux pas résister. Dès que le trois temps se met à musiquer, j’ai les pieds qui fredonnent, c’est automatique.
En plein délire, je vous dis !
— Madame est ritale, comme tu le sais, poursuit-il, c’est dire qu’elle a du tempérament. On est fait pour nous entendre.
Je les laisse donc « s’entendre » et je m’approche d’Eczéma.
— Voulez-vous m’accorder cette danse, madame ?
Elle se retourne et le sourire déjà amorcé disparaît. Mme Okapis flotte un peu. C’est sa raison qui bat de l’aile. Elle me voit là, devant elle, frais et rose, alors qu’elle me croyait embarqué dans le vide-ordures. Ça lui fait une secousse, comprenons-la, cette pauvrette !
— Je vous en prie, chère madame, que s’empresse du bout des chailles l’archiduc, mortifié.
Me voilà avec les bras écartés et Eczéma à l’intérieur. On valse. C’est comme la piperade, ça ne manque pas de piment !
Bien entendu, j’exploite à mort la situation, passant sous silence l’intervention de ma chère fiancée.
— La prochaine fois que vous m’enverrez votre escadron noir, belle amie, amenez-en douze, que les forces soient un peu mieux équilibrées.
Elle ne répond rien. Elle emploie toute son énergie à sourire. Mais je sens ses ongles de tigresse qui s’enfoncent à travers la soie de mon smoking.
— Ne le crevez pas, je l’ai payé deux cent mille balles, lui gazouillé-je à l’oreille, et on ne trouve plus de bonne stoppeuse, à notre époque !
On se fait un tour de salon, provisoirement unis par la danse comme nous le fûmes par l’amour (je m’exprime pas mal hein ? C’est quand, le Goncourt, à propos ?)
— Il faut que je vous apprenne une chose, chère Eczéma : il y a deux cadavres dans votre chambre en ce moment. À mon avis, ça fait trop désordre pour qu’Okapis vous croie si vous lui jurez que ces messieurs sont décédés de la scarlatine.
— Et alors ? me brave-t-elle.
— Alors voilà, ma jolie, si vous ne répondez pas à mes questions, je provoque séance tenante la grosse explication familiale.
— Et qu’aimeriez-vous savoir ?
Elle possède un rude sang-froid, cette dame. Du nerf, du self-control avec tous les accessoires.
— Ce que contenaient les coffres immergés ; je ne sais pas pourquoi, mais cette question me trotte par la tête !
— Je ne suis pas au courant !
— Si vous le prenez ainsi, je sens que nos rapports vont se détériorer à la vitesse grand V, mon chou.
Elle écarquille les yeux.
— Je vous dis que j’ignore tout de cette histoire de coffres.
La valse finit ; comme nous sommes à proximité du buffet, je décide d’écluser une coupe bien fraîche. J’en propose une autre à Eczéma qui refuse.
— Vous avez tort, faites comme chez vous, je vous sens un peu crispée ?
La main de Béru s’abat sur mon épaule.
— T’as trouvé l’âme sœur, toi z’aussi ? remarque-t-il.
— Tu ne saurais mieux dire, Gros (Je baisse la voix et j’ajoute, en désignant la Cavale :) Surtout, ne t’endors pas sur ton soprano à bandages, faut rester vigilant, Gros, des choses peuvent se produire.
— Encore ?
— Oui, comme disait Damien, la journée sera rude !
Le Béru hoche la tête :
— Je trouve que ça commence à pas mal faire, si tu songes qu’on est arrivés de ce matin seulement !
Soudain, il me pousse du coude :
— Dis voir, y a ta sirène qui gagne la haute mer, on dirait.
Effectivement, profitant de mon bref colloque avec Béru, Eczéma a opéré un mouvement tournant autour du buffet pour gagner une porte-fenêtre. Je me hâte de la rejoindre sur la terrasse.
— Hello, chérie ! fais-je, vous allez prendre le train ?
Elle se retourne. Puis, soudain, se met à courir. Elle est véloce, mais pour semer un garçon qui fait le cent mètres en onze secondes avec une malle-cabine pleine de cailloux sur les endosses, faut s’être fait masser les jarrets à l’huile de léopard. Je cramponne ma belle fuyarde par son voile qui volait au vent.
— Par ici la bonne soupe, baby !
D’un geste sec, elle arrache le voile de mousseline, puis elle enjambe la balustrade et saute dans le vide. Non, mais vous vous rendez compte ? Me faire ça à moi ! Je reste comme un kilogramme de truffes avec le morceau d’étoffe mousseuse à la main. Ça fait un bruit plat et flasque en dessous. De ce côté-ci, la terrasse surplombe des rochers d’une hauteur d’au moins vingt mètres.
Je me penche et le clair de lune me permet d’apercevoir la forme claire tout au fond du ravin.
N’écoutant que mon courage, j’enjambe à mon tour la balustrade et je cherche un coin pas trop escarpé pour dévaler jusqu’à la jeune femme. Il me faut cinq bonnes minutes pour y parvenir. Elle respire encore, mais y a pas besoin de sortir de la faculté de médecine pour piger que c’est du peu au jus.
En me penchant sur elle, je m’aperçois que son regard a conservé une lueur de lucidité.
— Eczéma, je murmure, vous m’entendez ?
Elle gargouille quelque chose. Je mets mon oreille tout contre ses lèvres.
— Que dites-vous ?
— Sale flic !
Y a qu’une bonne femme pour avoir le courage de balancer une insulte en expirant.
Elle me fait pitié. C’est la joueuse qui a fait un banco gigantesque et qui l’a perdu.
— Pourquoi vouliez-vous me tuer, ce matin ?
— Pas vous ; Antigone…
— Et ce soir, Homère ?
— Oui.
— Vous vouliez tout le gâteau pour vous, hein ? Après c’eût été le tour d’Okapis ?
— Oui.
Je me frotte le front avec ma pochette. Je sue sang et eau.
— Je vais chercher du secours, lui dis-je mollement.
— Non !
Sa voix est d’une faiblesse infinie, et pourtant on y décèle encore une volonté farouche.
Elle se paie le luxe d’ajouter :
— Plus la peine.
Ses yeux se révulsent.
— Eczéma ! fais-je, c’est vous qui avez isolé l’île ?
Elle ne répond pas. Je lui prends la main et je la serre entre les miennes. Quelqu’un qui va caner a droit à un peu de sollicitude, non ? C’est dur à avaler cette pilule.
— C’est vous qui avez isolé l’île, Eczéma ?
Je crois pas me gourer, mais je jurerais qu’elle vient de dire non.
— Les coffres, les hommes-grenouilles, vous n’y êtes pour rien ?
— Non.
Ce deuxième non est nettement formulé.
— Eczéma, écoutez, il faut absolument que vous me disiez…
Mais à quoi bon poser des questions à une morte ?
Eczéma est morte !
Je ferme ses paupières, comme il se doit.
Je pense qu’il a raison, Béru : ça commence à pas mal faire si on songe que nous sommes arrivés du matin. Quelle densité, hein ? Je suis un auteur qui concentre.