Moi, vous me connaissez… j’aime pas « pintariser », comme on dit en Savoie. Jouer les Tartarin en brandissant un poisson que je n’ai pas péché, c’est pas dans mes possibilités.
Tout ce que je fais, c’est d’aider Gloria à coltiner sa pêche jusqu’au palais pétrolier. Et en marchant, je pense à la mienne. Je me demande si mon mort est dans la flotte depuis longtemps. À cause du limon qui recouvrait le grillage lui servant de suaire, je serais porté à le croire. Mais là, faudrait un expert en macchabées pour me tuyauter efficacement. Sans doute s’agit-il d’un règlement de comptes entre contrebandiers. Paraît que le Pacifique en fourmille. Ces îles Galápagos sont bourrées de trafiquants qui font des affaires avec l’Amérique du Sud.
Dois-je causer de ma macabre trouvaille à Okapis ? That is la question.
J’en suis encore à me la poser en long, en large et en bandoulière quand nous débarquons triomphants sur le patio. Marée fraîche et vin de champagne, qu’il a écrit, Pierre Hamp. Ça résume l’instant présent. Nous, on amène la marée et messieurs-dames les invités éclusent du champ’ sous les ombrages odorants du paradis okapien. Ce Grec, il a su reconstituer l’Olympe, moi je vous le dis.
De nouveaux invités viennent d’arriver en hydravion.
Okapis termine les présentations. J’ai l’honneur et l’avantage de presser la louche de Salvador Sanzunpélo, l’ancien dictateur du Bozon-Verduraz, celle de la reine Pédok de Buitoni, une gravosse dont les vingt-deux rangs de perles n’arrivent pas à camoufler le goitre et enfin les deux mains de MM. Nocey et Bankey, de la banque Goldanbarre.
Je me crois enfin quitte, mais pas du tout, il y a encore deux messieurs à une table, Okapis nous dirige vers eux.
— Voici deux compatriotes à vous, mon cher ami, que me zézaie le Grec. Le professeur E. Prouvette, de l’institut, et son fidèle collaborateur Mahousse.
Je salue le professeur dont le nom m’est familier. N’est-ce pas lui qui a découvert le marteau à deux têtes, la poudre éléphanticide, la poinçonneuse à gruyère, le conduit à double orifice, la tasse à café pour gaucher, le chewing-gum à la nicotine permettant aux non-fumeurs de pouvoir s’intoxiquer, le tire-bouchon inversé, la tringle à rideaux verticale et la machine à épiler les cœurs d’artichauts ? Une gloire, quoi ! D’ailleurs, il a la rosette sur canapé, plus la nouvelle décoration pour enfants de Marie. C’est un petit homme déplumé qui ressemble à une courgette.
Lui ayant présenté mes devoirs, je me tourne vers son féal adjoint et alors, là, c’est la commotion de gala, mes frères. L’homme corpulent, impec dans un costar blanc, qui se tient devant moi est le sosie de Bérurier. À croire qu’ils sont issus, soit de la même paire, soit du même maire ! Un Béru cultivé, manucuré, rasé, talqué, épilé, maniéré, bichonné, mais un Béru, quoi !
Il porte de grosses lunettes achardiennes aux verres jaunes et à la monture plus large que l’autoroute de l’Ouest. Un petit chapeau de paille jaune, agrémenté d’un ruban lilas, couronne sa grosse tête. Sa chemise de soie aux poignets mousseux lui confère un aspect précieux.
Il a la poignée de main molle, ce qui le différencie de ce broyeur de cartilages qu’est Bérurier, le vrai.
On s’affirme mutuellement qu’on est ravi. Sa voix n’est pas non plus celle du Gros. L’organe de ce monsieur est plutôt fluet.
On échange trois mots, juste pour dire :
— Nous arrivâmes à Guayaquil ce matin, m’explique ce sosie. Nous prîmes un hydravion appartenant à M. Okapis qui nous amena ici en un temps record. Je pensais le règne de l’hydravion révolu, mais j’ai pu mesurer toute son utilité dans une région d’archipels.
Si un instant j’ai pu avoir un coup de chaleur en le prenant pour Bérurier, mon doute s’est volatilisé. Jamais le Gravos n’aurait été capable de ciseler une phrase pareille.
Cela dit, je ne vois guère ce que l’illustre Bérurier viendrait fiche aux Galápagos, hein ? En ce moment, il est au turf à la Grande Cabane puisqu’il doit partir en vacances lorsque je rentrerai.
Je m’excuse car je suis en slip de bath et je vais me changer.
Je me déguise en gravure de mode et je m’esbigne à la suave avant que Gloria m’ait remis le grappin dessus. Un peu de liberté ne fait pas de mal. Et je me suis mis dans l’usine à phosphorer de retrouver Antigone Okapis afin de lui offrir deux doigts de cour dans un grand verre.
Les invités papotent par petits groupes, selon leurs affinités. Les reines sont entre elles, les rois aussi et les financiers pareillement. Foscao Ier apprend à la reine mère Mélanie de Brabance comment éplucher une banane avec ses pieds, tandis que l’archiduc François-Joseph de Kronenbourg de Lux explique au prince Konsör de Fromagie comment on fait blondir le houx lorsqu’on veut obtenir du houblon sans se lancer dans la culture. Le baron Samuel de Lévy de Télavoche donne à MM. Nocey and Bankey les raisons de la chute du papier hygiénique à la Bourse de New York ; tandis que M. Pédal des Nations-Désunies fait un doigt de cour au maître d’hôtel des Okapis.
Vous voyez que notre armateur est obéi lorsqu’il recommande à chacun de faire ce que bon lui semble. Ainsi, moi, San-Antonio, le champion du mystère toute catégorie, la première chose que je fais, c’est d’aller dégauchir un cadavre au sein des eaux profondes. C’est rien, mais ça dénote une certaine constance dans la manière de se distraire, vous ne pensez pas ?
À force de musarder, de patio en salon et de jardin en court de tennis, je finis par me dire que cette réunion ressemble un peu à Pont-aux-Dames. La vioquerie des invités m’incommode. J’aime bien les vieux, mais à petite dose. Un bon grand-père en parfait état de marche, c’est formide, mais une épidémie de mirontons cacochymes, ça me fiche des complexes.
Le sosie de Bérurier, le corpulent M. Mahousse, feuillette une revue technique imprimée en chichoit.
— Vous lisez le chichoit ? admiré-je.
— Couramment, me répond avec une certaine suffisance M. Mahousse. Nous sommes six en France à parler couramment cette langue.
Plus je le mate, plus je me dis que la ressemblance avec Sa Majesté est fabuleuse.
— Ne seriez-vous pas apparenté à un de mes bons amis nommé Alexandre-Benoît Bérurier ? risqué-je.
Il fait la moue.
— Pas à ma connaissance !
Comme j’ai l’air de le faire tartir, je poursuis ma balade à la recherche de la belle Antigone. C’est marrant comme elle m’a percuté la prunelle, cette mignonne. Faut dire aussi que c’est pas un lot à réclamer comme Gloria.
Je suis resté sous le charme du bref regard qu’elle m’a accordé.
Je ne sais pas si ça vous est déjà arrivé, à vous qui êtes aussi romantiques qu’un traité sur l’électricité statique, ce brusque déchaînement de votre potentiel affectif ? Hein ? N’ayez pas d’arrière-pensées à cause de vos bouilles défraîchies et répondez-moi franchement. Vous boudez ? Parce que je viens de vous dire que vous avez des bouilles défraîchies ?
Faites pas les cabochards, quoi ! D’autant plus que bronzés et avec un masque à gaz, vous seriez presque présentables. Mais enfin, puisque vous chipotez sur les confidences, je m’en passerai. Je vous interrogeais par politesse ; y a des gens qui adorent ça. La prostitution marcherait moins bien si les hommes n’avaient pas besoin de se confier à tout prix. La plupart des messieurs qui grimpent ne le font pas seulement pour emmener Popaul au cirque ; mais surtout parce qu’ils veulent raconter à quelqu’un de compréhensif la manière dont ils font reluire Bobonne, leurs vacances au Danemark, la vacherie de leurs chefs de burlingue, l’otite pernicieuse de leur petit dernier et le patacaisse résultant du testament de grand-papa. Une pute, c’est la confidente idéale puisqu’on la paie. Dans la vie, mes fils, on ne jouit vraiment que de ce qu’on achète. Tout le reste est source d’ennuis. Que ça soit une femme, une bagnole, une maison ou la conscience d’un électeur, si vous ne l’achetez pas, vous vous caillez le lait.
À force de chercher ce qu’on désire on finit par le trouver. « Donnez-moi un point d’appui et je soulèverai le monde », qu’il disait, Machin. Le levier, je l’ai déjà (merci) avec son roulement à billes et sa calandre grand luxe. Il me reste plus qu’à dégauchir mon point d’appui : en l’occurrence : la très ravissante et très percutante miss Okapis (Antigone pour les familiers et pour Sophocle.) Je me la découvre sur un court de tennis. Et moi je vous le dis sans préambule, vu que j’ai oublié mes préambules dans le tiroir de ma table de nuit, mais avec sa jupette blanche, elle est en train de faire monter les cours, Antigone.
Des cuisses comme les siennes, y a qu’au Lido qu’on peut trouver les presque mêmes, et encore, pas par paquets de douze, croyez-moi ! Cette peau ocrée, lumineuse, soyeuse, où mousse un duvet blond ; ce beau visage éclairé par des yeux couleur de Zappy-la-Julie, comme le dit si justement Béru, ses dents éclatantes de blancheur persilienne, ses bras plus dorés que je ne sais pas quoi (zut, voilà que j’ai une panne d’épithète) vous ensorcellent et vous captivent.
Comme j’arrive vers le court, elle vient de filer une rouste à son adversaire. Ce dernier est un homme grand, maigre, avec des valoches sous les lotos, une naze comme une petite trompe et une barbouze carrée, collée à son menton comme les poils d’un pinceau à vernis. Cette bouille pas croyable me dit quelque chose. Il s’agit d’un homme célèbre, mais en tenue de tennisman, je le remets difficilement. Et puis, ça me vient d’un seul coup ; il s’agit d’Équateur Sali, le peintre. Vous savez ? Celui qui peint des escargots géants sur fond de becs de gaz éclairés au néon ou des bicyclettes dont les roues sont en guirlandes de roses ?
— Votre revanche, maître ? lui propose Antigone.
— À mon grand regret, j’abdique, vous êtes beaucoup trop forte pour moi, répond Équateur.
Un qui ne perd jamais une occasion de placer sa bonne marchandise dans les familles, c’est le cher et vénéré San-A., vous ne l’ignorez pas ? Je me hasarde.
— Si vous n’êtes pas trop exigeante sur le choix du partenaire, mademoiselle, je suis à votre disposition.
La toute belle me file un regard que les mailles du grillage ne sont pas assez étroites pour arrêter. Je pige illico que ma proposition lui agrée.
— Volontiers.
Et me voilà dans l’arène, aussi sec. J’ai bien fait de passer un futal blanc et une Lacoste. Le peintre, sans qui l’escargot ne serait que ce qu’il est, me refile sa raquette avec un sourire ambigu (comme disent les habitants de la Porte Saint-Martin).
— Mon garçon, me dit-il avec un accent indéfinissable qu’il a eu tant de mal à mettre au point, je vous souhaite bien du plaisir !
— Merci, papa, que j’y rétorque, du tac au tac.
Il manque en arracher ses poils d’artichaut, le Maître. Ordinairement, les foules se prosternent sur son passage. Les dames balancent leurs soutien-truc sous ses pas pour donner du velouté à ses déplacements, et les hommes jouent de la trompette dorée. Il me cloaque un regard noir. Ma parole, il aurait sa palette sous la pogne qu’il me portraitiserait méchamment pour me faire expier ce crime de lèse-augustée. Il me représenterait en chien galeux, ou en moulin à légumes, c’est recta, vindicatif comme il a la réputation d’être un vrai teigneux, cet Équateur Sali !
Un éclat de rire rentré d’Antigone m’indique que je viens de lui faire plaisir.
On commence à faire quelques balles. Mais je pige illico que ma forme est restée au vestiaire. Comment diantre voulez-vous parer les balles d’une souris dont vous ne fixez que le visage et les flotteurs, hein ? Elle est tellement belle qu’on a envie de lui jouer de la mandoline sur sa raquette. Et pourtant, j’aimerais lui faire voir mon lob. J’ai un lob qui fait l’admiration des foules, parole ! Il fut un temps, à Roland-Garros, on m’avait surnommé San-A-le-beau-lob, c’est concluant, non ?
On démarre. Je suis un peu ridicule au début. L’autre patate de Sali ricane comme un Méphisto de patronage, de l’autre côté du grillage. S’il continue commak, il se pourrait qu’il finisse la journée avec une raquette autour du cou. Le premier jeu est à ma ravissante partenaire, le deuxième aussi. Et facile ! Mais au troisième, je sors mon lob et la gosse n’en revient pas.
Je me fais le troisième jeu, puis le quatrième, le cinquième et finalement je remporte le set. Un qui a cessé ses gloussements, c’est ce dindon-barbouilleur.
Sa barbichouze pend comme une médaille sur la poitrine d’un gars voûté. Va falloir qu’il se l’amidonne dare-dare s’il veut remonter son standinge.
Nous attaquons le second set. C’est pour bibi le service. Je ramasse deux balles et j’engage. Mal parti : je loge dans le filet. Je m’apprête à envoyer la seconde balle lorsque, à l’ultime fraction de seconde, je suspends mon geste. Un réflexe fulgurant. L’avenir appartient à ceux qui réagissent vite. Figurez-vous qu’au moment précis où j’allais la lancer en l’air pour taper dedans, quelque chose m’a surpris : son poids. Elle m’a paru légèrement plus lourde que les autres balles. Je fais un signe d’excuse à Antigone et je soupèse la balle. Pas d’erreur, il s’en faut de quelques grammes et puis elle n’a pas non plus la même consistance.
— Que vous arrive-t-il ? demande la chère petite en s’approchant.
Je lui montre la balle.
— Soupesez, elle n’est pas semblable aux autres !
Elle opine.
— Sans doute a-t-elle été mouillée ?
— Je ne crois pas. Son élasticité diffère également.
— C’est vrai, reconnaît Antigone.
Et, pour éprouver le rebond de la balle, elle la lance à la main, de toutes ses forces dans le court.
O, madame, ce travail ! La guerre du Pacifique, version revue et corrigée ! Une explosion épouvantable ! Une gerbe de feu ! Une grêle d’éclats ! Une colonne de fumée ! Nous sommes sourdingues. Nous sommes secoués par le souffle ! Nous sommes meurtris ! Nous sommes en sang !
En sang et peut-être aussi en mille, non ?
Non ! Entiers ! Pressés l’un contre l’autre. Antigone est blême. La surprise (en anglais : surprise, merci, Berlitz vous l’offre !). La surprise qui fait qu’un accident n’a pas le temps de faire peur. Cette balle bidon était une charmante petite grenade.
— Vous êtes blessée, petite fille ? je demande à la môme Okapis.
Elle me regarde de ses grands yeux de tapis-la-jolie (comme dit également le Gros). Elle ne semble pas avoir pigé ma question. Moi, vous me connaissez… Les gerces et les mouflets d’abord. J’aurais dû être capitaine de naufrage, dans le fond. Pour ce qui est de la chaloupée et de l’organisation S.O.S., je ne crains personne, mon autorité fait loi.
Comme elle est incapable d’en bonnir une broque, je fais son petit inventaire de fin d’année. Elle a une entaille au bras, une autre au mollet plus une éraflure au front. Je mate sa jupe et sa chemise : pas de perforations sournoises, tout est O.K. On va s’en tirer avec du mercurochrome. Du moins j’espère qu’il en est de même pour le dévoué San-A. Rapide inspection de l’athlète. J’ai pris un éclat à la hanche et un autre dans le gras de la main gauche. La petite aurait jeté la balle à nos pieds, on aurait eu de chouettes orifices dans l’abdomen. Moi je risquais, avant de canner, d’apercevoir mes bijoux de famille dans le filet ! Une navrance horrible pour les pauvres dames dont le cœur est lourd et la vertu légère.
Et imaginez un chouïa ce qui se serait passé si je n’avais pas eu le prodigieux réflexe de ne pas cogner la balle en constatant qu’elle ne pesait pas son taf homologué. Ce que c’est que d’avoir une balance romaine au bout des doigts, hein ! Sans ce don de Dieu, c’est le fils unique de Félicie qui allait être bon comme la romaine !
La déflagration a attiré la populace et ça radine coudes au corps dans le stadium (Faut les voir, les encouronnés, les blasonnés, les titrés, les gradés, les réputés, les fortunés dans le déboulé anxieux. C’est l’ambassadeur japonais qui franchit le premier la ligne d’arrivée, le père Yapa Lmétro Akyoto possède une foulée jazyenne. Il glapit comme un rat qui s’est fait coincer la queue dans l’engrenage d’un moulin à caoua !
— Miss Okapis ! Miss Okapis, qu’elle s’égosille, l’Excellence !
Et de presser frénétiquement dans ses bras de mauviette la môme Antigone qui se trouve ainsi entachée d’embrassades.
Je tapote l’épaule de celui-ci.
— Remettez-vous, Excellence, je lui dis, c’est pas télévisé.
La vice-reine du Ténia, Aloha Kélébatouze éclate en sanglots, c’est nerveux : on peut être vice-reine et n’en être pas moins femme, après tout. La Cavale pousse un contre-si qui fait tomber douze poires-avocats inscrites au barreau. La confusion, la contusion, le désordre règnent.
Le court de tennis ressemble à la Bourse. Il est plein de gens qui vitupèrent et gesticulent. On nous demande des explications, je les donne. Gloria Victis fait une arrivée tardive et remarquée. En me voyant ensanglanté, elle joue les moulins à vent et annonce qu’elle va s’évanouir. Personne ne lui prêtant assistance, elle décide de remettre ça à une date ultérieure. Des larbins qu’on presse s’empressent d’amener des compresses. Le médecin privé d’Okapis radine. Il nous désinfecte, nous cautérise, nous panse, nous sparadise. On ressemble vite fait à un dessin de Dubout.
— Mesdames et messieurs, fais-je, oubliant dans la frénésie du moment de leur encaustiquer le blason à coups de Sa Majesté, de Votre Altesse et autres termes triés sur l’arbre généalogique, mesdames et messieurs, il se pourrait que d’autres balles de tennis fussent piégées ; en conséquence nous vous serions reconnaissants de sortir du court en bon ordre et avec précaution.
C’est magique. Cours-moi après, Totor ! Y a pas de trône qui tienne. L’honorable société met les adjas et je me retrouve en compagnie d’Okapis, d’Antigone et du docteur. Digne homme, ce toubib. Bonne situation, faut dire. Il doit palper une tuile par mois pour administrer de l’aspirine vitaminée aux migraineux de la maison et pour coller des bandes adhésives sur les brûlures.
— C’est un attentat ! qu’il fait, car, outre ses diplômes, il possède un esprit de déduction surmultiplié.
— C’en est un, que je réponds.
Antigone hocha sa jolie tête aux traits crispés par l’émotion.
— Je n’ai pas encore compris, avoue-t-elle.
— Voyons, réfléchis-je tout haut, toutes les balles du court avaient servi depuis le temps que vous jouez. Si encore j’avais ramassé la balle piégée dans un coin, mais non, elle se trouvait à mes pieds. J’en conclus donc qu’une main criminelle l’a déposée là.
La gente Antigone soupire.
— Mais personne n’a pénétré sur le court pendant notre premier set, voyons !
— Conclusion, on a fait rouler la balle par-dessous le grillage.
Je les quitte pour aller mater le bas de l’enclos métallique. J’en fais le tour, lentement et, tout à coup, mes tifs se mettent debout sur mon dôme comme des élèves à l’entrée de m’sieur l’inspecteur. Je viens d’apercevoir, gisant sur le gazon, le pauvre Équateur Sali. Il se trouvait près de l’endroit où Antigone lança la balle et il a morflé la grosse portion. Sa chemise est rouge de sang. Et il a une joue complètement ouverte.
— Docteur ! appelé-je, j’ai un client sérieux pour vous !
Je lui montre le peintre et l’homme de l’art fait une épouvantable grimace. Il sort du court en courant comme un dératé qui a des ratés. Le pauvre armateur fait sombre mine. Elle tourne au désastre, sa crémaillère à grand spectacle. Pour comble de malheur, les envoyés spéciaux qui devaient se piquer la ruche dans un coin frais rappliquent avec leur matériel photomatonesque.
— Messieurs, messieurs, je vous en prie, qu’il les implore, Okapis.
Mais autant essayer de persuader un taureau honorant une vachette qu’il ferait mieux d’aller s’acheter les œuvres complètes de Daniel Rops ! Ça mitraille à tout va. Et clic ! Et clac ! Et encore une ! Et je te la redouble sous un autre angle !
Pendant que ces braves garçons font leur boulot, moi, je fais le mien, c’est-à-dire que je continue d’explorer le bas du grillage.
Un qui prétendrait que le commissaire San-Antonio n’est pas le flic le plus futé d’Europe mériterait douze mille paires de tartes, dont la dernière à la crème afin de cautériser ses blessures. Il a vu juste, une fois de plus, le génial San-A. (Mais c’est moi, au fait ?)
Avec des cisailles, on a découpé une minuscule ouverture au ras du sol. Et je pige pourquoi on a pratiqué cette minuscule brèche à cet endroit-là précisément : c’est parce qu’il y a un massif de Strogonoff-Pigmentés[4] contre le grillage. Un type s’y tenait tapi (comme on dit en Orient) et, lorsqu’il l’a jugé bon, il a fait rouler doucement la balle piégée sur le court. Conclusion, c’est vraisemblablement le gars moi-même qui était visé. Voilà qui me chiffonne un brin. Ça ne me chiffonne certes pas parce que j’ai les flubes, vous me connaissez suffisamment pour savoir que le gars qui me guérira le hoquet en me faisant « hou ! » dans le dos n’est pas encore né, ou au contraire qu’il est encorné. Seulement je me dis que si on s’attaque à moi, c’est parce qu’on connaît ma profession et qu’on s’imagine des choses. Et si on s’imagine des choses c’est parce qu’il se mijote des trucs pas très catholiques dans l’île du Konkipok.
Je vais fureter dans le massif. Effectivement, les tiges brisées attestent du séjour ici d’un individu. Je renifle. Je crois vous l’avoir signalé en maintes occasions, j’ai le sens olfactif aussi développé que l’intelligence. Or mes narines exercées captent un parfum bizarre. Il ne s’agit pas de l’odeur de Strogonoff-Pigmenté, non ; cette plante dégage une odeur fade assez semblable à celle du Karabinier-Dofenbach. Le parfum que je renifle est celui d’une femme. D’ailleurs, en investiguant d’un peu plus près, je découvre quelques fils de soie bis accrochés au grillage cisaillé. Je les recueille précieusement et les range dans une pochette d’allumettes.
— Vous avez trouvé quelque chose d’intéressant ? me demande Okapis.
— Ça se pourrait, rétorqué-je, sans me mouiller.
Je désigne le groupe penché sur Équateur Sali.
— Comment va le Maître ?
— Il est très mal. Je vais le faire diriger par avion sur l’hôpital de Quito.
— Et vous prévenez les autorités ?
— Naturellement, je vais envoyer un câble à la police de San Cristobal. Je suis désespéré, mon cher, fait-il d’une voix sincère. Quelqu’un cherche à me déconsidérer aux yeux du monde en créant chez moi un immense scandale.
Ça m’en a tout l’air.
— Il faut découvrir l’agresseur, reprend Okapis.
J’ai l’impression qu’il n’a pas balancé cette dernière phrase dans le vague mais qu’il s’agit d’une supplique adressée à ma personne.
Je le regarde. Il me regarde. On se sourit brusquement, malgré la gravité des circonstances.
— Si on allait discuter à bâtons rompus dans un endroit tranquille ? suggéré-je.
— J’allais vous le proposer, riposte l’armateur.
Je réprime une grimace car ma blessure à la hanche me fait mal. Ça me gêne un peu pour marcher.
Je regarde Antigone qui vient à moi en boitillant. Elle a repris ses merveilleuses couleurs. C’est de la souris d’élite. Le gars qui se la coltinera chez m’sieur le maire aura droit, non seulement à une centaine de pétroliers à titre de prime, mais à une existence captivante.
— Ça va ? je questionne puérilement.
— Je crois que oui.