Moi, vous me connaissez…
Je collectionne les tranches ahuries.
La tête de ce digne Okapis, quand il fait retour au sous-marin ! Un poème, comme dirait le poète.
Sa mimique effarée, tourneboulée, vidée, incrédule, pendante, délabrée lorsqu’il me voit au sommet de l’échelle, tenant sa grande fille par la taille !
— Voilà le travail, monsieur Okapis, dis-je.
Le pauvre chou ! Il tient dans un sac, pêle-mêle les joyaux de Brabance et du Ténia, ceux du comté de Godemishire, ceux du royaume de Fromagie, ceux d’ailleurs, aussi. Des gemmes, des diams, des cailloux, des perlouzes, de la joncaille à ne plus en pouvoir, à rendre neurasthéniques les gars de chez Van Cleef. Plus ses chéquiers, en bon petit archi-milliardaire obéissant, toute sa panoplie de grossium. Ses bons du Trésor, ses actions (les bonnes et les mauvaises), ses obligations (quand on est père de famille, c’est pas ce qui manque), son emprunt S.N.C.F., ses titres de rente et les titres de noblesse de ses invités. La corne d’abondance, c’est sa suprême à ce pauvre cornard. Il a fait la grosse razzia. Quand c’est la peau qui est en jeu, on ne plaisante plus et les biens matériels, on les colle à la poubelle. Il a fait du zèle, le cher Grec, pour essayer d’amadouer l’organisation « Z ». Il a dû chouraver jusqu’aux dents en or de ses maîtres d’hôtel pour qu’il y en ait davantage, que ça fasse plus sérieux. On lui aurait laissé une plombe de plus comme délai, qu’il aurait emballé les tableaux.
— Vous, vous ! répète-t-il.
— Oui, oui ! que j’y réponds. Tout est rentré dans l’ordre, monsieur Okapis. Les méchants sont punis et les gentils continueront de s’entre-médailler.
Pendant que ma douce Antigone le met au parfum de mes exploits, je vais récupérer mon prisonnier.
— Maintenant, lui dis-je, tu vas venir avec nous. À terre, on aura le temps de s’expliquer.
Des coups de feu nous parviennent à ce moment précis.
Ma parole, ce serait pas la voix de Béru ? La façon de défourailler à la va-vite, y a que le Gros. Il te vous balance le potage comme un pommadin de village vous vaporise de l’eau de lavande moisie après la barbouze. Et le plus bath, c’est qu’il fait mouche !
— Tu entends, lui fais-je, ça s’explique même déjà. Allez, tu vas te mettre aux rames, mon petit galérien, et souque ferme, je suis pressé d’aller me zoner, j’ai eu une journée chargée.
Chemin faisant, je lui pose des questions. Comme il a pigé à qui il avait affaire, il ne rechigne pas pour répondre.
— Cette combine de bombe atomique, c’est vrai ? je questionne.
Il acquiesce.
— Je voulais pas, fait-il. J’ai marché avec les autres, mais je ne voulais pas.
— Mais bien sûr, Mignon. Fais porter le chapeau aux morts, c’est de bonne guerre ! Tous les gars dans ton cas agissent de même.
— Mais c’est vrai ! Tenez, la preuve, j’ai écrit au Département d’État pour le prévenir qu’un sale coup se mijotait.
« Je ne pouvais pas faire plus sans trahir les copains ! »
Okapis pousse une exclamation.
— Ah ! C’était vous ?
— Sur du papier à en-tête de l’ambassade américaine de Quito, complété-je ; comment te l’étais-tu procuré ?
— Comme ça, en allant faire viser une pièce, le secrétaire est sorti un moment, j’ai fauché du papier. Je me suis dit que ça ferait plus sérieux.
— Eh bien, faudra déballer tout ça au jury, tu récolteras peut-être les circonstances. Et c’est toi, aussi, qui voulais empêcher le professeur Prouvette de venir ?
Il rame comme un perdu.
— Je ne suis pas au courant…
— Pourquoi avez-vous essayé de kidnapper miss Victis en plein océan ?
Il baisse la tête.
— Les autres ont appris qu’un agent des Services secrets venait à Konkipok. Ils ont craint que la combine n’ait transpiré et ils voulaient s’emparer de la fille pour la questionner. Moi, je me doutais bien pourquoi elle était là, mais si je les avais prévenus, ils m’auraient liquidé !
— Les coffres immergés, ils contenaient quoi ?
— L’appareillage-radio pour communiquer avec le château. Il fallait placer le centrifugeur de connexion à ondes bivalvaires au dernier moment, car on l’aurait découvert, c’est gros !
— Vois-tu, mon pote, conclus-je, dans le monde, les gens les plus dangereux c’est les gars comme toi qui n’osent pas aller jusqu’au bout des choses, les demi-durs, les faux timorés, les lavedus, quoi ! Si tu avais vraiment eu peur, tu aurais craché le morceau carrément pendant qu’il était temps. Au lieu de ça, t’as fait un geste pour ta conscience, et puis tu as suivi le peloton. Et tout a foiré !
Il ne répond rien : il rame !
Un grand concours de peuple (si je puis dire en parlant de reines et de princes) se presse sur le port. Ces gens sont crispés et silencieux.
On dirait les habitants de l’île de Sein guettant le retour des morutiers.
— Ils sont plusieurs, remarque la voix de Gloria.
Un organe puissant domine le bruit du sac et même celui du ressac.
— T’es là, San-A. ?
— Oui, la Grosse, j’y suis.
— Quand je vous le disais, bande d’endoffés ! hurle le partenaire d’un soir de la Cavale.
— Modère-toi, Béru, tu causes à des monarques !
— Et comment que ça s’est passé ? insiste le Frémissant.
— Comme une lettre à la poste, Gros. Sur sept personnes, six morts et un prisonnier.
— Mince, tu me bats ! bougonne l’Enflure.
La barque accoste. J’aide Antigone à en descendre et je saute sur le quai.
— Comment ça, je te bats ?
— Viens voir !
— Un instant, fais-je. Gloria, vous qui êtes douée, surveillez mon prisonnier !
Je file le train au Gros.
— T’avais vu juste, San-A. Juste sur toute la ligne. Ces canailles avaient bel et bien planqué un canot automobile dans les rochers. Moi et Gloria on l’a déniché presque tout de suite et on s’est embusqué avec chacun une seringue. Ça n’a pas raté, voilà un moment, quatre bonshommes s’annoncent au pas de course.
« Ah ! tu m’aurais vu, Gars ! »
— Je ne t’ai pas vu, mais je t’ai entendu. C’est toi qui les as couchés ?
— Tous les quatre ! La môme a même pas eu le temps de comprendre que déjà ces gentèlemanes mordaient le corail.
— Et qui sont-ils ?
Là, le Gravos se gondole.
— Trois sont des larbins d’Okapis, mais pour ce qui est du quatrième, espère un peu, tu vas avoir le vertige.
— Mais non, Gros, je m’en gaffe que c’est le professeur E. Prouvette !
Il s’immobilise. Il a les lèvres, les paupières, la langue et le glotemuche à bec verseur qui pendent.
— Toi, alors… Ah oui ! toi, San-A., t’es le Sphinx en personne ! Comment tu peux savoir ?
— Mon petit doigt, Gros, toujours à la pointe de l’information. Et comme je me gratte l’oreille avec lui, il me raconte, c’est normal.
Préservons notre prestige vis-à-vis de nos subordonnés. Je me doute que Prouvette a trempé dans le coup depuis que mon rameur solitaire vient de me dire qu’il n’avait pas prévenu le savant. Il était douteux que, parmi ce ramassis de canailles, il y ait eu un deuxième indécis, amoureux de la science jusqu’à buter la secrétaire d’un savant pour intimider ce dernier !
— T’as beau être devin, reprend le Gros, je peux quand même t’en apprendre à propos de Prouvette…
— Tu me mets l’eau à la bouche, Gros.
— Avant de clamser, il m’a confidensé. Il m’a dit que c’était sa collaboratrice qui inventait. Lui il exploitait surtout. Il avait plus de pognon. Un jour, des gars de l’organisation « Z » sont venus lui demander si il saurait brancher une vieille bombe anatomique. Ils lui proposaient un pont d’or.
— Et il a marché ?
— Oui. Mais la vieille assistante qui avait surpris le truc est venue au renaud. Alors…
— Pas mal, l’histoire de cette menace. Le meurtrier se mettait sous la protection de la police avant d’avoir accompli son forfait.
— Et tu penses que ça ne le gênait pas qu’on lui foute un policier d’élite pour le grand voyage, étant donné que cette île devait partir en fumaga.
Nous voici sur le terrain de ses exploits. Béru me montre les quatre corps alignés au clair de lune.
— … Et quatre qui font dix, fait-il. Et dire que tout ce carnage, on se le paie dans le Pacifique ! Tu te rends compte !