Moi, vous me connaissez… Je sais être sérieux dans les cas d’exception.
Voilà pourquoi le San-Antonio qui s’assied dans le burlingue d’Okapis n’est pas le San-Antonio vermotesque que vous appréciez. J’ai mis ma figure des grands jours, agréée par la Préfecture de Police : front soucieux à double ride transversale, bouche hermétique, nez pincé, œil froid, geste mesuré, maintien rigide.
— Vous appartenez à la police française, n’est-ce pas ? m’attaque l’armateur.
— C’est Gloria Victis qui vous l’a dit ?
— Non, mais je sais qu’un policier français devait participer à cette croisière.
Je fronce les sourcils, ce qui ajoute une troisième ride soucieuse à mon front. À vrai dire, cette troisième ride n’est pas soucieuse, mais étonnée, un tasterides diplômé de l’État saisirait immédiatement le distinguo.
— Comment le savez-vous, monsieur Okapis ?
— Mon cher, disons que c’est un secret.
Au ton, je pige qu’il n’y a pas à y revenir. Nous serions en France, j’userais de certains arguments pour insister efficacement, mais après tout, ces événements se déroulent sous un pavillon qui n’est pas le mien.
C’est pourquoi je laisse flotter les brides du soutien-gorge.
— Nous sommes sur un îlot, reprend mon hôte. Personne ne l’a quitté depuis l’agression de tout à l’heure, par conséquent…
— Par conséquent, monsieur Okapis, vous estimez que le criminel est parmi nous et vous me demandez de le démasquer ?
— Exactement.
Il se dresse, autant que le lui permet sa petite taille.
— Dix mille dollars si vous y parvenez aujourd’hui même, mon cher.
Ma parole, mais si ça continue, je vais faire fortune dans cette aventure rocambolesque, moi ! Dix mille dollars, ça fait cinq briques anciennes, ça. En rentrant, je vais pouvoir offrir un vison à Félicie !
Il baisse le ton.
— Comprenez qu’un événement de ce genre doit trouver très rapidement sa solution. La police de San Cristobal ne fera que brouiller les cartes. Je voudrais pouvoir lui fournir l’agresseur lorsqu’elle arrivera.
Il fait claquer ses doigts.
— C’est tout !
Un petit Napo, quoi ! Il en a de savoureuses ! Trouver l’agresseur aujourd’hui même ! Le Vieux, que je trouve despotique parfois, n’oserait pas me poser une colle pareille.
— Très bien, monsieur Okapis, je vais faire mon possible.
Je quitte son bureau avec le cerveau pareil à un beignet dans de la friture bouillante. Je crois qu’avant toute chose, il faut que je m’écluse un double scotch.
Je prends le chemin du bar d’été, un endroit formidable, creusé dans le roc et dont la terrasse donne sur la mer.
Il est presque deux plombes et je me demande si on va pas bientôt passer à table, vu que j’ai les crochets.
Tandis qu’on me verse mon long drink je sors ma pochette d’aloufs pour examiner les fils de soie prélevés sur le grillage du tennis. Ils sont au nombre de cinq, ces fils. J’arrache un morceau de sparadrap à mon pansement et je les dispose en coquille d’escargot sur la toile gommée, de manière à leur donner une surface. Je parviens de la sorte à reconstituer un échantillon de l’étoffe d’où ils proviennent. Le barman me regarde œuvrer en ouvrant des carreaux gothiques. Il se dit qu’ils ont de drôles de jeux de patience, les invités du patron !
J’étouffe mon double scotch, ce qui me remet instantanément de l’optimisme dans l’armoire à idées et je m’esbigne, car la cloche annonçant la tortore vient de carillonner.
Jusqu’alors, nous n’avons pas encore aperçu la maîtresse de maison. Or je meurs d’envie de la connaître vu que j’ai maté souventes fois des photos d’elle et qu’elle paraissait plutôt pas mal. Eczéma Okapis est la seconde épouse de l’armateur. Il l’a connue alors qu’elle était simple lécheuse de timbres à la perception d’Athènes. Frappé par sa beauté, il a joué les Pygmalions et en a fait l’une des femmes les plus en vue des cinq continents.
C’est dans la salle à briffer que nous avons ce privilège. Elle se réservait pour la bonne bouche en somme. (Le prince Salim dirait pour la bonne babouche, car il a beaucoup d’esprit.) Quelle femme de rêve ! Imaginez Sophia Loren, en mieux. Blonde, avec un regard fascinant de statuette égyptienne. Elle a le nez aquilin, la bouche charnue et un buste à côté duquel celui de Marianne ressemble à deux œufs durs sur une soucoupe.
Nouvelle série de présentations. C’est le maître de maison qui les fait. Il a une drôle de maîtrise, Okapis. En le voyant exécuter son cinoche, on ne croirait jamais qu’il est dans la mélasse jusqu’au gésier.
Chacun à son carton devant son auge. Moi je me trouve placé entre ma pseudo-fiancée et Antigone, ce qui, vous en conviendrez, est une position enviable.
Vous devinez ce qui défraye la converse, pendant la bouffe ? On ne parle que de l’attentat, chacun émettant son opinion, of course. Les uns pensent que c’est l’œuvre d’un fou, d’autres qu’il s’agit d’un coup monté par les Soviets. Votre gars San-Antonio, pendant ces palabres stériles, se déguise en grenouille par le bas, vu qu’il réussit la prouesse de faire du genou à ses deux compagnes à la fois. C’est duraille, croyez-moi. Beaucoup plus que le piano.
Le repas se déroule sans incident. Les mets sont de qualité et Okapis possède une des meilleures caves qu’il m’ait été donné de rencontrer sur mon chemin. Comme nous atteignons le fromage, une voix domine le gentil ronron des conversations de bonne venue pour héler le garçon :
— Hé, le loufiat ! File-moi encore un gorgeon de Saint-Emilion, c’est ma fête !
Tout le monde se tourne vers le mal poli. Vous l’aurez sans doute déjà deviné, car vous êtes beaucoup moins bêtes que vous en avez l’air, c’est M. Mahousse, l’adjoint du professeur E. Prouvette, qui vient de s’exprimer. Il a la trogne congestionnée, le convive. Et cette fois y a pas d’erreur : le Gravos ne peut plus celer son incognito. Trop de vin rouge : son standing en contreplaqué est parti en brioche. Béru ! C’est bien lui ! Mon Béru, le vrai !
Je vois le professeur qui lui virgule des signes désespérés depuis sa place. Mais Sa Majesté n’en a cure. Beurré à bloc, qu’il est, le Mastar !
S’apercevant que l’attention de toute la tablée est fixée sur lui, il cligne de l’œil à la ronde et déclare :
— Mande pardon, mes rois, mes reines, mais si qu’on se détendait pas en vacances, à part les vouatères, où qu’on pourrait le faire ?
Le sommelier lui ayant rempli son godet, il se le téléphone en priorité et clape de la menteuse.
— Béru, soupiré-je. Béru…
— Que dites-vous ? demande Gloria.
— Rien, fais-je, béru est une expression qui signifie horrible butor. Il s’agit d’une contraction du nom de Bérurier, le célèbre cancre français, l’homme qui a mis au point le jaune d’œuf sur la cravate, la barbe mal rasée, les chaussettes trouées et les imperfections de l’imparfait du subjonctif. Depuis, il existe maintenant chez nous le verbe bérurier, lequel appartient au premier groupe puisqu’il se termine en « er ». On dit qu’un enfant « bérue » quand il renverse son potage sur son pantalon ou qu’il s’oublie au lit.
Ce cours de grammaire donné, je regarde de nouveau le Mahousse. Il me file une œillade que je feins de ne pas voir. Je pige maintenant pourquoi Okapis m’a dit qu’il savait qu’un policier français faisait partie de l’expédition. Il s’agissait du Gros ! Cher Béru, il a dû être bigrement conditionné pour tenir ce rôle ! Il ne l’a pas tenu longtemps, soyons juste, mais l’illusion a été parfaite puisque j’ai moi-même renoncé à croire que ce M. Mahousse était mon brave Ignoble. Je cherche ce qu’il a fait pour se transformer. Il s’est rasé les baffies, bon. Et puis il porte des lunettes teintées, c’est vrai. Mais il y a autre chose… Ah ! j’y suis : il s’est mis une moumoute. Comme il est très déplumé sur le devant, on lui a confectionné un gentil petit plumeau à la Mayol. L’élégance raffinée de ses vêtements complétait heureusement la transformation. Et puis autre chose encore est à signaler dans son maintien : il n’a plus sa grosse brioche flasque. On n’a pas pu la raboter, pourtant ?
Il est assis entre la grand-mère de M. Pédal et l’une des femmes de Foscao Ier, superbe Noire vêtue de soie rouge.
Il a toujours eu un penchant pour les Noires, mon Béru. D’ailleurs, c’est une nostalgie que traînent presque tous les hommes blancs. Se taper la négresse, c’est le rêve secret des matous. À se demander comment certains trouvent encore le moyen d’être racistes ! Du moment qu’ils aimeraient se faire reluire avec une miss Cacao, pourquoi vouloir la reléguer à un rang inférieur, je me le demande, ou plutôt je le leur demande à ces locdus, à ces poux crâneurs !
Qu’est-ce qu’ils lui trouvent de supérieur à leur bidoche blafarde, hein ? La preuve qu’ils en ont honte, c’est qu’ils ne pensent qu’à se faire bronzer ! Y en a même qui s’achètent des trucs électriques pour se basaner un peu la couenne quand le mahomed se fait porter pâle. Ils s’oignent d’ambre solaire et d’un tas de vacheries colorantes pour tenter de ne plus ressembler à des cadavres Ah ! les monstrueux ! Anti-bougnouls, anti-youpins, mais pas anticonnards, hélas ! Plus les copains sont sombres, plus ils sont mauvais.
Les Jaunes, à la rigueur, ils les supportent, vu que rien ne ressemble plus à un Asiatique qu’un Blanc constipé, surtout s’il a la jaunisse. Mais les foncés, alors, ils les supportent pas. Des paillassons, ils en font ! Ils voudraient les nettoyer du globe à coups de lance-flammes pour que cette pauvre planète ait une fois pour toute la blancheur macchabe !
Ils ne savent pas qu’ils sont en minorité, maintenant ; ou s’ils le savent, ça les énerve davantage. L’avenir est à l’Oubangui, aux Chinetoques et peut-être aussi aux Pygmées. Un Pygmée, quand il a troqué sa lance de bambou contre une mitraillette, ça doit faire un bath fantassin, non ? Le fantassin passe-partout, celui qui vous arrive dans le dossard parce qu’il s’est planqué sous les poireaux du jardin et qui vous défouraille dans les omoplates en criant « Poisson d’avril ».
Pendant quelques minutes, le secteur bérurien reste calme car Sa Majesté tortore le fromage. Son éclat a été oublié. Mais voici qu’on amène un soufflé aux bananes. Pour une belle pièce, c’est une belle pièce ! On dirait un champignon atomique solidifié.
Et c’est délicieux, j’ai demandé la recette au cuisinier d’Okapis, un Irlandais nommé O’Liver et comme il a bien voulu me la communiquer, je vous l’offre, mesdames, à titre gracieux. Pour quatre personnes, vous prenez un régime de bananes, vous jetez le régime mais vous gardez les bananes, vous les épluchez et faites bouillir la peau dans de l’alcool de menthe. Ensuite de quoi vous pilez les fruits avec du poivre de Cayenne et un roman de Claude Farrère (si vous pouvez trouver une édition originale, ça n’en est que meilleur). Lorsque vous avez obtenu une pulpe fluide, vous filtrez afin d’évacuer les points d’exclamation et les fautes d’impression, puis vous mettez dans un moule de forte dimension. Vous arrosez le tout d’essence et vous mettez le feu. Si la cuisinière n’explose pas, vous obtenez un dessert succulent dont vos invités vous sauront gré. Vu ? O.K., je poursuis.
À peine avons-nous attaqué le fameux soufflé que le Gravos interpelle l’armateur.
— Dites donc, m’sieur Okapis, glapit-il, vous pourriez pas faire la morale à votre barman qui me fait tricard de champagne ? Il m’a versé une petite coupe de misère et j’ai beau y faire des signes discrets, il renaude pour venir au rabe, c’tordu !
La voix glapissante, aigrelette et pointillée du père Prouvette retentit :
— Cher Mahousse, je pense qu’au contraire vous devriez vous arrêter de boire, vous savez bien que vous ne supportez pas l’alcool !
Il est dans ses petits escarpins, le membre (non viril apparemment) de l’institut.
Le front de Béru violit.
— C’est le bouquet ! barrit mon camarade. V’là le professeur Nimbus qui joue les rosières ! Je supporte pas l’alcool ! Non mais, dis, pépère, t’as la matière grise en vacances, ou quoi ? C’est toi qui la supportes pas, l’alcool, vu que tu t’es évadé de ton bocal à fœtus !
Un silence glacé accueille ces robustes paroles. Et puis, tout à coup, un rire formidable secoue la tablée. C’est la reine Mélanie de Brabance qui démarre, suivie de Ted Deulards et de Herr Hoplann. Ça monte comme le bruit de la mer et ça les casse en deux. Rien de plus communicatif ! Les ceuss qui ne causent pas français rient de confiance. Une vraie épidémie de rifouille, les gars.
Le Mastar ne se sent plus.
Se tournant vers la grand-mère de Pédal, il murmure :
— Dites, Mémé, vous verriez-t-il une objection à ce que j’ôtasse ma ceinture ?
La vioque qui est hors-circuit fait non de la tête. Du coup, Béru se dresse et lance à la société :
— Excusez-moi si je vous demande pardon, mes rois et mes reines, mais je supporte pas d’être comprimé.
Il ouvre sa veste, défait sa chemise et nous découvre une ceinture élastique large de quatre-vingts centimètres.
— Je vous présente l’engin à gommer les durillons de comptoir, fait le Gravos. D’accord, ça donne la ligne papillon, mais pour tortorer, vaut mieux s’abstiendre. Depuis le début du commencement de ce gueuleton, j’ai l’estom’ comme un fourreau de pébroque ! Jamais je pourrai arriver au bout du soufflé si j’accorde pas un peu de vacances à ma boîte à ragoût.
Et il commence à dégrafer la ceinture. À mesure que les pressions sont séparées, le gros bide velu et constellé de cicatrices du Gros s’épanouit. Il exerce une pression de plus en plus forte sur la ceinture, si bien que le dernier bouton pète avant qu’on ne s’occupe de lui et va frapper le monocle du général Von Koklusch. Bris de vitre ! Le lampion hagard du vieux militaire ressemble à celui d’un hibou qui recevrait le faisceau d’un projecteur de D.C.A. dans le bec. Béru s’excuse.
— Autant pour moi, général, mais ça vous donne un petit aperçu de ce qui arrivait à vos troupiers pendant nos joyeuses chicornes. Natürlich, comme on dit chez vous, dans vos casemates à air conditionné vous pouviez pas vous rendre compte.
Il arrache sa ceinture, la pose sur le dossier de sa chaise et déclare :
— Ouf, j’ai l’impression que je suis chez moi, tout d’un coup !