Moi, vous me connaissez…
Mais si vous m’aperceviez maintenant, vous ne me reconnaîtriez pas.
Un crépuscule féerique dans les tons indigo s’étale au-dessus de ma tête quand je reprends conscience. Je reçois régulièrement des gnons sur la tête. Et je finis par réaliser que je flotte à la surface de l’eau, entre deux canots ; sur une nappe de mazout. Il y a des voix. Je reconnais au bout d’un instant l’organe vigoureux de Béru.
— Plongez encore par ici, mon pote !
Un plouf !
— Béru ! lancé-je.
J’ai cru hurler, mais ça devait donner quelque chose de vasouillard car on ne m’entend pas.
Du temps s’écoule. Les sons me font piger qu’on est en train de me rechercher. C’est le Gravos qui a pris en main cette délicate opération. Il mugit ! Il s’évertue ! Il fait comme les anciens évêques de Reims : il sacre !
J’essaie de remuer, mes membres sont paralysés. Je vomis du mazout et je repousse un cri.
— Fermez voir vos gu… ! beugle le Mastar. Y me semble que je viens d’esgourder quéque chose…
— Béru ! relancé-je.
— C’est lui ! Ça vient des bateaux qui sont là-bas !
On plonge… Ça se rapproche… Des bras me happent. C’est chouette de se dire qu’on va faire encore un brin de route sur la planète terre.
— Mon Tony chéri, gazouille Gloria.
Elle me maintient la tête hors de l’eau pour aider les autres sauveteurs.
J’arrive bientôt à la berge où Béru court en tous sens comme la poule qui voit le canard qu’elle a couvé évoluer au milieu de la mare[6].
— La trouille que tu m’as flanquée, espèce de vieille vache ! hurle-t-il en tombant à genoux près de moi.
Puis, soucieux de libérer sa reconnaissance, il se tourne vers Gloria et lui dit dans l’anglais le plus pur :
— Saint-Cloud véry moche, miss !
Dans ma chambre où le médecin du palais, le Dr O’Dévien me consacre ses soins, trois autres personnes cernent mon lit : à savoir, Sa Majesté Béru, ma fiancée et Okapis.
Le milliardaire fait une plus triste bouille encore que moi. Faut dire que sa fiesta tourne carrément à l’hécatombe. C’est plus l’îlot enchanteur du Konkipok, mais Pearl Harbour !
— Comment vous sentez-vous ? chuchote-t-il.
— Mieux, et presque bien, fais-je, en éternuant.
Effectivement, grâce à une judicieuse piquouze du toubib, j’ai récupéré.
— Je prendrais bien un scotch sec, balbutié-je.
Il a dû lire les Pauvres Gens de Victor Hugo, Béru, car :
— Tiens, dit-il en ouvrant les rideaux : le voilà.
M’est avis qu’il a éclusé plusieurs godets en priorité, histoire de se remettre de ses émotions ; son nez et ses pommettes brillent.
Je bois doucettement l’alcool. Ça bousille au fur et à mesure les méchants microbes qui auraient tendance à faire joujou dans mon organisme.
Lorsqu’ils sont décimés, je me sens tout à fait O.K.
Je raconte à mes visiteurs la succession d’événements incroyables (je ne vous demande pas d’y croire, d’ailleurs) qui se sont déroulés sur la jetée. Okapis est le plus attentif des quatre.
— Une chose est surprenante, fait-il.
— Quoi t’est-ce de laquelle qu’il s’agit ? demande le Valeureux, lequel a décidé de rompre avec ce langage châtié qui déformait laidement sa forte personnalité.
— C’est que les fameux coffres dont parle notre ami ont disparu.
— Vraiment ! sursauté-je.
Béru se grouille d’empoigner le crachoir.
— Sur le soir, quand c’est que tout le monde s’est retrouvé z’au château j’ai été surpris de ne pas t’asperger. Je m’ai mis à ta recherche et j’ai su que t’étais t’allé à la pêche sous-marine. Ton attirail se trouvait pas dans ta chambre, j’ai donc donné l’alarme. Je m’ai souvenu que tu voulais aller mater les coffiots d’un peu près, c’est par là que j’ai organisé les recherches. Ceuss qu’ont plongé n’ont pas vu les boîtes en question, pas vrai, miss ? fait-il en se tournant vers Gloria.
— Exact, lâche-t-elle du bout des lèvres. J’ai exploré toute cette partie du quai sans rien apercevoir…
Il faut se rendre à l’évidence, les gars. Prenez vos bicyclettes et rendez-vous-y avec moi : les malfrats qui ont voulu me scrafer ont évacué la camelote. Qu’était-ce ? Nouveau point d’interrogation.
À la ligne !
Je me demande comment, étant évanoui, j’ai pu me maintenir hors de l’eau. Je pose ma question à Gloria et elle y répond en souriant.
— Le bon Dieu vous protège, Tony darling. Figurez-vous que le crochet de votre sangle à bouteilles d’oxygène s’est pris dans la chaîne d’amarrage d’un des canots.
— Une chance sur combien de milliards ? soupire le docteur. Je me gondole.
— Comme quoi j’ai bien fait de signer un contrat-entretien avec la Providence !
Okapis se penche sur moi et, dans un souffle, murmure :
— Il faut absolument que je vous parle seul à seul.
J’espère qu’il ne va pas me parler de sa gonzesse !
Des fois qu’un larbin indiscret aurait joué les vilains rapporteurs !
— Si vous voulez bien me laisser, fais-je, je crois qu’une bonne douche bien chaude achèvera de me remettre d’aplomb.
Ces messieurs-dames s’évacuent. Mais Okapis, qui a pigé, opère une fausse sortie et il revient au bout de quelques instants. Il paraît en proie à une émotion terrible. Déjà qu’avec son teint olivâtre il fait poisson gâté d’ordinaire ; vous imaginez la bouille que lui donne une forte contrariété.
— Eh bien, monsieur Okapis, fais-je, vous paraissez durement éprouvé, auriez-vous une autre mauvaise nouvelle à m’apprendre ?
Il opine. C’est un opineur-né.
— Elle est de taille ! soupire-t-il. Mon cher ami, je donnerais ma vie pour ne pas avoir organisé cette réception.
Il n’a pas l’air de plaisanter. Pour qu’un battant comme l’armateur se mette dans cet état, faut croire que la carburation se fait mal.
— Figurez-vous, fait-il, que mes trois yachts ont appareillé sans ma permission.
Je branle le chef.
— Je m’étais aperçu de leur départ, en effet, mais je pensais que…
— Non, je n’y suis pour rien ! C’est absolument inexplicable. Mais ça n’est pas tout !
Il me rappelle la blague des pires ennuis, Okapis. Vous savez ? Le veuf dont les six enfants sont chetouillés, enceintes ou ont bouffé les billets de chemin de fer et qui s’est gouré de train pour aller à l’enterrement de sa dame. Le voilà qui dépense une fortune monstrueuse pour recevoir les grands de ce monde et qui voit son thé dansant virer au caca ! Les grenades pètent sur ses courts de tennis, un peintre célèbre en a sa réputée barbouze arrachée ; l’un de ses hôtes se fait harponner par des hommes-grenouilles, des yachts se débinent sans sa permission… Ah ! vraiment, c’est pas marrant d’être un super-milliardaire ! Et, comme il le bredouille misérablement, ça n’est pas tout !
— Mes avions ont pris l’air, ajoute-t-il.
— Toujours sans votre ordre ?
— Toujours. C’est inexplicable ! Le tout s’est déroulé pendant la partie de tir aux pigeons.
M’est avis que c’est lui, le pigeon. Pauvre bonhomme, va. Avoir un compte en banque aussi haut que l’Himalaya et être cocu ; être désobéi, menacé, malheureux ! Vaut mieux faire des ménages. Au moins, si on oublie de fermer le gaz en partant, on ne meurt pas asphyxié et on ne paie pas la note !
— Vous n’avez pas essayé de contacter ces bateaux et ces avions par radio ?
Il baisse la tête.
— La radio ne fonctionne plus.
C’en devient presque poilant, non ? D’ici qu’il m’annonce une épidémie de peste bubonique, y a pas loin !
— Comment ça, elle ne fonctionne plus ?
— L’appareillage a été détérioré cet après-midi par une main criminelle.
J’éprouve un léger pincement au lobe. Désagréable tout ça, mes jolies ; très désagréable !
— En somme, monsieur Okapis, nous sommes coupés du monde ?
— Exactement !
Je me pince le nez. Chez moi, c’est signe de réflexion intense.
— La police équatorienne ne va pas tarder à arriver, je suppose ?
Il baisse la tête.
— Je ne me le pardonnerai jamais, mon cher ami, mais j’avais donné l’ordre de ne la prévenir que demain !
Alors là, il renaude vilain, le San-A.
— En voilà des idées !
— Ce soir, j’ai ma fameuse soirée d’accueil, avec feu d’artifice, et je ne voulais pas qu’elle soit troublée par des investigations policières.
— Je n’ai pas envie de vous accabler, monsieur Okapis, mais permettez-moi de vous dire que vous vous êtes montré bien léger…
— Je sais.
Je saute de mon lit. J’ai la tranche qui fait un peu la toupie, mais un deuxième whisky remet les choses en place.
— Selon vous, enchaîné-je, tout cela rime à quoi ?
— Justement, je me le demande ! C’est ça qui m’inquiète. Je ne comprends pas ce qui se passe !
Nous n’avons pas le temps d’en dire davantage. Un hurlement fantastique retentit, pareil à celui de la matinée. Nous nous regardons.
— Qu’est-ce que c’est ? balbutie mon hôte.
Je cours sur le balcon. À quelques balcons de là, j’avise le Gravos.
— T’as entendu, Béru ? lui lancé-je.
— Et comment, ça vient de tout près ! Peut-être de la piaule à côté. Bouge pas, je vais me rencarder.
Il enjambe la balustrade et, avec une souplesse qu’on ne lui soupçonnerait pas, bondit sur le balcon voisin, à l’instant précis où un nouveau cri s’élève dans la touffeur du soir.
— On égorge quelqu’un, tremble Okapis.
— Ça m’en a tout l’air !
La bouille hilare du Mastar réapparaît, là-bas. Il se fend le pébroque, Béru.
— Tu peux pas savoir ce dont au sujet de quoi il s’agit ! me lance-t-il de son bel organe graillonnant.
— Cause !
— C’est le prince Salim Tanksapeuh !
— Qu’est-ce qui lui est arrivé ?
— Il se rase ! Mais à cause de sa religion à la mords-moi la bible, il est obligé d’opérer avec un sabre sacré. Je voudrais que tu visses ce turbin, gars ! Un de ces jours, on va retrouver son cigare dans le lavabo, c’est recta !
Rassurés, du moins en ce qui concerne l’origine de ce cri démentiel, nous revenons à nos moutons.
— On passe à table dans combien de temps ? demandé-je.
— Dans une heure, environ.
— Alors munissez-vous d’une forte lampe électrique et venez avec moi sur la plage, je vais vous montrer quelque chose.
Je hèle Béru.
— Dis, Gros, on t’embauche pour une balade apéritive sur le bord de mer.
— Gigot ! répond spontanément le mammouth.
— T’as la gomme à effacer le sourire ?
— Tu parles que je ne pars pas en voyage sans ma bonne !
— Alors, couvre-toi, les soirées sont fraîches !
Chemin faisant, je raconte à Okapis ma macabre découverte du matin.
— Un mort dans du grillage ! balbutie-il, mais c’est insensé !
— Notez, fais-je, que le quidam en question me paraît avoir fait trempette un bout de temps.
— Pourquoi ne m’en avez-vous pas parlé plus tôt ?
— Pour cette raison même qui vous a poussé à ne pas prévenir la police équatorienne, monsieur Okapis. Je n’avais pas envie de jeter une ombre sur cette belle journée.
Parvenu sur la plage, je vais au pied des rochers (en corail véritable, sculptés dans la masse) où j’ai sommairement recouvert ma trouvaille. Dégager mon mort est un jeu d’enfant (si j’ose dire). Je le sors de son rouleau de grillage et l’étale sur le sable fin. La lune brille maintenant à tout berzingue. Au point que notre torche électrique est inutile. Okapis se penche sur le squelette en réprimant une grimace de répulsion.
— Je ne vous demande pas si vous le reconnaissez, fais-je.
— Faudrait être bougrement physionomiste ! renchérit Béru.
Mais Okapis tressaille. Il braque le faisceau de sa lampe sur la denture du macchabée.
— Je sais qui c’est ! murmure-t-il.
Et, du doigt, il nous montre six dents en or dans la ganache du cher défunt. Ces dents, je dois le reconnaître, sont groupées de curieuse façon : il y en a trois en haut, trois en bas et elles s’opposent exactement.
— Stefano Poulopos ! fait Okapis.
— C’est-à-dire ?
— Un intendant que j’avais chargé de surveiller les travaux lorsque j’ai fait construire cette maison !
— Quel genre d’homme était-ce ?
— Un type bien, sérieux, de confiance, quoi !
C’est curieux de parler d’un monsieur dont le squelette, poli comme la poignée d’un réfrigérateur, gît à vos pieds. Ça permet de mesurer la vanité des choses.
Cet assemblage d’osselets a été un type bien. Et que reste-t-il du type bien ? Quelques os sur le sable, quelques mots dans la bouche de son ancien patron. Il se marre, le type bien, de toutes ses dents, y compris de ses ratiches en gold. Il paraît tout heureux de retrouver son boss. Il semble lui dire :
— Salut, monsieur Okapis, vous voyez, c’est encore moi, toujours fidèle au poste. J’ai un peu maigri, mais si vous saviez ce qu’on se sent plus léger comme ça !
— Comment et quand a-t-il disparu ? je questionne.
— Je l’ignore. Un jour, je suis venu pour voir comment se déroulaient les travaux et il n’y était plus. Les ouvriers interrogés n’ont pas su me dire ce qui lui était arrivé. Un matin, ils ne l’ont plus vu. Ils n’y ont pas pris garde. Comme mes bateaux faisaient la navette entre le continent et l’île pour charrier les matériaux et que Poulopos les utilisait fréquemment, ils en avaient déduit que l’intendant tirait une bordée. J’ai pensé moi aussi qu’il avait déserté ou qu’il lui était arrivé un coup dur dans un port.
Comme le monde se referme bien sur nous, après que nous avons disparu ! Nous jaillissons du limon, comme une grosse bulle. Nous nous gonflons à la surface et, parce que le soleil nous fait briller un instant, nous nous prenons pour quelque chose, et même parfois pour quelqu’un ! Et puis la bulle éclate : plouff ! Et le cher limon redevient bien uni, bien étal, impec sur sa fermentation sournoise qui continue et va produire d’autres bulles.
— Eh bien ! fais-je, cette petite promenade n’aura donc pas été inutile puisqu’elle nous aura permis d’identifier le mort.
— Qu’a-t-il pu lui arriver ? demande Okapis.
— Il s’est p’t’être altercaté avec un des ouvriers, suggère Béru qui a toujours une série d’hypothèses disponibles dans ces cas-là.
— J’ai l’impression que nous ne le saurons jamais, assuré-je. Ces travaux remontent à quand ?
— L’an dernier, fait Okapis.
— Et je suppose que des centaines d’ouvriers ont travaillé à ce domaine ?
— Des milliers, voulez-vous dire ! J’étais pressé !
Les hommes sont toujours pressés quand il s’agit de réaliser des choses futiles. Lorsqu’on entreprend de grands travaux, comme des autoroutes, par exemple (je parle pour la France uniquement) on voit trois ou quatre Artois et deux bétonnières en chantier pour construire un colossal ouvrage d’art. Mais dès qu’un magnat maniaque se fait bâtir sa villa Sam-Suffit, c’est la ruche à grand spectacle !
— Que fait-on de cette dépouille ? demande Okapis.
— On la remet provisoirement dans le sable, dis-je.
— Est-ce bien correct ? demande l’armateur.
— Vous savez, lui rétorque Béru, la Terre Sainte, elle est partout.
Tout en regagnant le palais des mille et un ennuis, je me tâte pour savoir si je vais ou non affranchir l’Okapis à propos de sa bonne femme. Le gant chouravé sous la coiffeuse constitue une preuve ; mais j’aurais du mal à lui expliquer comment je m’en suis emparé. Et puis, m’est avis qu’il a eu son taf d’émotions comme ça, le cher homme.
À mi-chemin, il s’arrête et porte sa main à sa poitrine.
— Un malaise ? je demande.
— Mon pauvre cœur bat la chamade, soupire-t-il. Je commence à penser que ma femme avait raison lorsqu’elle me déconseillait de venir ici !
Il pose sa main fébrile sur mon bras.
— Que va-t-il arriver, monsieur San-Antonio ?
Je secoue la tête.
— Je suis flic et non devin, monsieur Okapis.
Béru, qui a réussi à garder le silence, met son grain de sel.
— Moi, je suis pas divin non plus, et pourtant j’ai comme qui dirait un dixième sens[7].
Personne ne lui demandant d’explications, il les fournit délibérément.
— Ce monsieur que vous voyez là, fait-il en se tapotant le nez, renifle les choses avant que quand c’est qu’elles se produisassent. Eh ben, je peux vous le dire : cette nuit y se passera du corsé.
— Cette nuit ? bredouille Okapis.
Béru s’arrache un poil du naze et le fait miroiter au clair de lune.
— Oui, renchérit le chéri : cette nuit !