Gérard de Villiers La taupe de Langley

Chapitre premier

Deux gardes de la CIA en costume sombre, le visage dénué d’expression, encadraient Vitaly Tolkachev, à l’arrière de l’Oldsmobile noire qui filait à toute vitesse sur l’autobahn Koln-Stuttgart. L’adjoint au Premier Directorate du KGB tirait sur sa cigarette, le visage tout aussi impassible, le regard fixé sur les sapins couverts de neige qui bordaient l’autobahn.

Un panneau bleu apparut au-dessus de la voie rapide annonçant : Flughafen, 1000 mètres.

La Ford qui précédait le véhicule où se trouvait le général du KGB mit son clignotant. L’homme assis à côté du chauffeur de l’Oldsmobile – le directeur de la Division « Soviet Bloc[1] » de la CIA venu de Washington – se retourna et adressa un sourire chaleureux au Soviétique :

— Nous y sommes !

Vitaly Tolkachev eut un hochement de tête imperceptible, comme si la nouvelle ne le concernait pas. Derrière eux, une autre Ford grise collait à leur pare-chocs. Les trois véhicules avaient mis une vingtaine de minutes pour venir de Camp King, la structure de la CIA en Allemagne de l’Ouest où on debriefait les défecteurs de l’Est. Le général du KGB s’y trouvait depuis trois jours, soumis à des interrogatoires épuisants. Depuis la seconde où il avait quitté l’ambassade d’Union Soviétique à Bonn pour monter dans une Mercedes conduite par un agent de la CIA, tout s’était déroulé à une vitesse hallucinante, avec une pression croissante. Vitaly Tolkachev s’y attendait et après avoir donné quelques informations du plus grand intérêt, il avait mis un terme à son debriefing, s’enfermant dans un mutisme absolu.

Le principal, il le livrerait après une négociation serrée avec les responsables de la CIA. C’était son capital, ce qui l’aiderait à recommencer une vie nouvelle et peut-être à échapper aux tueurs du KGB acharnés à lui faire payer sa trahison. Or, la CIA, dans le passé, avait souvent laissé tomber les défecteurs comme lui, après les avoir pressés comme des citrons. Instruit par l’expérience, Vitaly Tolkachev n’avait pas l’intention de subir le même sort.

Ils longeaient maintenant la clôture du gigantesque aéroport. Dans le lointain, on distinguait à travers une brume légère les avions sur leurs parkings. L’aérogare était encore distante de deux kilomètres. Vitaly Tolkachev écrasa sa cigarette et jeta un coup d’oeil professionnel aux deux hommes qui l’encadraient.

L’un d’eux avait posé sur ses genoux sa mini-Uzi et mâchonnait son chewing-gum. Déconcentré.

— Pourquoi prenons-nous un vol normal ? demanda-t-il. C’est un risque inutile.

En principe, les défecteurs partaient sur un avion militaire de l’US Air Force.

— Limité, très limité, affirma aussitôt le directeur de la Soviet Bloc Division. Et nous ne pouvions pas faire autrement.

— Pourquoi ?

L’Américain eut une grimace agacée.

— Ces Messieurs du Verfassungsshutz[2] veulent être certains que nous ne vous kidnappons pas… Comme vous avez choisi la liberté à partir de leur territoire, ils se sentent concernés.

Un sourire ironique éclaira fugitivement les traits froids du général du KGB.

— Et comment vont-ils procéder ?

— Un représentant du Verfassungsshutz nous attend à l’aérogare. Il vous demandera si vous partez de votre plein gré et vérifiera que vous n’êtes ni drogué ni contraint moralement. Après votre défection, les Soviétiques ont prétendu que nous vous avions enlevé et que vous seriez emmené de force aux USA dans un avion militaire.

Vitaly Tolkachev haussa les épaules.

— C’est de bonne guerre.

— Bien sûr ! se hâta d’approuver l’Américain, mais les Allemands sont très susceptibles et nous ne voulons pas les froisser. C’est une simple formalité. Les risques d’interception sont nuls. Dans dix minutes, tout sera terminé et vous embarquerez.

Les bâtiments de l’énorme aérogare approchaient. Ils se dirigeaient vers l’aile A, réservée aux vols internationaux. L’agent de la CIA sentit sa tension se relâcher. Il avait pris toutes les précautions pour cette opération à hauts risques. L’Oldsmobile noire où ils se trouvaient avait été empruntée à l’ambassade américaine de Bonn. Avec ses vitres teintées à l’épreuve des balles, son blindage, et même son plancher antimines, il faudrait au moins une roquette antichar pour la détruire.

Le secret du transfert avait été hermétiquement gardé et les Américains n’avaient même pas demandé une protection spéciale au BND[3] par crainte d’une fuite possible. Du côté allemand, seules deux personnes étaient au courant : le directeur du Verfassungsshutz et son représentant, averti une heure plus tôt. Délai trop bref pour organiser un attentat.

De plus, dix gardes du corps de la CIA étaient répartis dans les voitures et plusieurs membres du « Secret Service » les attendaient avec le représentant de l’administration allemande. L’ultime formalité accomplie, Vitaly Tolkachev embarquerait directement sous un faux nom dans le « 747 » à destination de Washington.

Six sièges du compartiment des First avaient été réservés par la CIA pour le défecteur, l’homme de la Soviet Bloc Division et quatre gardes du corps. À moins d’envoyer des chasseurs soviétiques abattre le « 747 », le KGB était impuissant.

L’Oldsmobile ralentit. Vitaly Tolkachev se pencha en avant. Il ne se fiait à personne quand il s’agissait de sa sécurité. Certes, ceux qui le protégeaient étaient des professionnels, mais il connaissait les ruses de ses amis du KGB. Dans un cas comme le sien, une unité spéciale du Département S était affectée immédiatement à la récupération ou à l’élimination du traître. Ses membres étaient particulièrement motivés car un échec entraînait des conséquences hautement négatives pour leurs prochaines affectations…

Son regard parcourut le trottoir devant l’aérogare. Plusieurs hommes engoncés dans des vestes fourrées y tapaient la semelle. Chacun avait un petit écouteur enfoncé dans l’oreille droite, relié par un fil à un walkie-talkie accroché à leur ceinture. Les membres du service de sécurité de la CIA. À part eux, le trottoir était vide, balayé par un vent glacial.

Près d’une porte tournante voisine, un groupe de passagers, blottis dans une encoignure, attendaient un bus, dans un monceau d’enfants et de valises.

Vitaly Tolkachev repéra également un homme de haute taille au visage couperosé qui fixait le vide d’un air compassé. Sûrement le représentant du Verfassungsshutz. La première Ford stoppa le long du trottoir et ses quatre occupants en jaillirent aussitôt, sans même dissimuler leurs pistolets-mitrailleurs. Ils prirent position devant l’Oldsmobile, barrant le trottoir. Vitaly Tolkachev se retourna. La seconde Ford venait de s’arrêter aussi. Même manège, mais cette fois, à l’arrière de la voiture noire. De cette façon, le trottoir était complètement bouclé, les huit gardes tournés vers l’extérieur, là où un danger pouvait surgir.

Comme le Soviétique esquissait le geste de descendre, l’agent de la CIA l’arrêta.

— Un moment.

Les hommes qui attendaient sur le trottoir s’étaient tournés vers eux. Ils avancèrent, formant un arc de cercle autour de la portière arrière droite.

Le directeur de la Soviet Bloc Division inspecta les lieux du regard quelques secondes puis appuya sur un loquet. Les quatre serrures se débloquèrent avec un claquement sec. Il se tourna alors vers Vitaly Tolkachev.

— Nous pouvons y aller, Général.

Le garde à la droite du Soviétique ouvrit la portière et sauta à terre, rejoignant ses collègues. L’arme pointée à l’horizontale, le dos tourné à celui qu’il protégeait. Son collègue fît de même à gauche, surveillant la chaussée. De loin, rien n’attirait vraiment l’attention. Pas de sirène, pas de gyrophare, pas de voiture de police. Seulement l’embarquement d’une personnalité comme l’aéroport de Francfort en connaissait tous les jours…

Vitaly Tolkachev glissa sur la banquette de l’Oldsmobile, rassuré. Lui-même n’aurait pas fait mieux.


* * *

Le défecteur émergea à l’air libre, entouré aussitôt d’un véritable mur humain. Les agents de la CIA s’étaient resserrés autour de lui en cocon hérissé de pistolets-mitrailleurs…

Vitaly Tolkachev se dirigeait déjà vers la porte de l’aérogare lorsque son mentor l’arrêta :

— Attendez, Général, il y a encore la petite formalité dont je vous ai parlé.

L’envoyé du Verfassungsshutz se tenait à quelques pas, raide comme la justice, serrant contre lui un porte-documents. L’Américain s’en approcha, flanqué de Vitaly Tolkachev.

— Voilà le général Vitaly Tolkachev, Sir, annonça-t-il. Il quitte le terri…

Le fonctionnaire du Verfassungsshutz le coupa sèchement :

— Ne lui soufflez pas ses réponses, voulez-vous ?

Se tournant vers le Soviétique, il s’adressa à lui dans sa langue.

— Général Tolkachev, me garantissez-vous que vous avez quitté de plein gré votre ambassade ?

Da.

— Quittez-vous le territoire allemand de votre propre volonté ?

Da.

— Savez-vous que les hommes qui vous accompagnent appartiennent à la CIA ?

Un pâle sourire éclaira le visage de Vitaly Tolkachev.

Da.

L’Allemand semblait désemparé par la sécheresse des réponses. Il hésitait sous le regard furibond de l’Américain.

Ce dernier lança à son second :

— On va y aller. Faites dégager la porte là-bas.

Deux agents de la CIA se précipitèrent, faisant refluer à l’intérieur un groupe de touristes qui s’exécutèrent sans protester. Excédé, le Directeur de la Soviet Bloc Division fit face au haut fonctionnaire allemand.

— C’est terminé ?

— Oui, je pense, fit ce dernier de mauvaise grâce. Il faut simplement que le général Tolkachev signe sa déclaration.

Au fur et à mesure, il avait coché les réponses sur un questionnaire préparé à l’avance qu’il tendit au Soviétique.

Ce dernier prit le stylo et apposa en bas de la feuille un paraphe hâtif. Choqué, le fonctionnaire du Verfassungsshutz lui fit remarquer :

— Une fois dans l’avion, vous n’aurez plus aucun recours auprès des autorités allemandes.

Vitaly Tolkachev lui adressa un sourire ironique et lui lança en plein visage :

— Vous étiez aussi méticuleux quand vous expédiiez les gens dans les camps de concentration ?

Toute sa famille avait été décimée par les nazis et il n’aimait pas les Allemands… Horriblement gêné, le haut fonctionnaire recula en balbutiant. L’Américain en profita pour entraîner le défecteur vers la porte.

— Venez, nous allons rater ce fichu avion.

Beau joueur, l’Allemand cria :

— Bonne chance, Général !

Vitaly Tolkachev fit un pas vers la porte, surveillant machinalement autour de lui, par-dessus les épaules de ses gardes.

Son regard tomba sur une valise bleue abandonnée près de la porte où se trouvaient auparavant les touristes.

Quelqu’un de moins prudent n’y aurait prêté aucune attention. Mais lui se méfiait de tout. Il pointa le bras vers le bagage abandonné. Au même moment, la valise bougea, commençant à rouler dans leur direction.


* * *

Smotrite tchemodan ![4]

Vitaly Tolkachev avait hurlé en russe, instinctivement. Les gardes s’immobilisèrent comme un seul homme, le doigt sur la détente, cherchant d’où venait la menace. Aucun ne regarda vers le sol, cherchant une menace humaine.

Seul, le défecteur fixait la valise bleue. Lui avait compris. Le bagage roulait doucement vers le groupe. Une grosse Samsonite montée sur roulettes, comme beaucoup de ce modèle… Probablement propulsée par un moteur et un système de transmission dissimulés à l’intérieur.

Le général Vitaly Tolkachev pivota violemment sur lui-même pour remonter dans l’Oldsmobile dont la portière était encore ouverte.

Il y eut une brève bousculade, les gardes ne saisissant pas ce qui se passait.

L’un d’eux repéra la valise quelques secondes après qu’elle eut commencé à se déplacer. Elle avait déjà parcouru une certaine distance et ne se trouvait plus qu’à cinq ou six mètres du groupe.

Le Directeur de la Soviet Bloc Division la vit en même temps que lui et eut l’impression qu’une main géante lui écrasait la poitrine.

Il hurla.

Don’t shoot ! Don't shoot !

D’un élan désespéré, il se rua sur Vitaly Tolkachev, cherchant à le jeter à terre.

Au même instant, le garde lâcha une rafale de sa mini-Uzi sur la valise bleue, plus par affolement devant cet événement insolite que pour l’arrêter.

Le Directeur de la Soviet Bloc Division enregistra le staccato de l’arme automatique ; il aperçut un des gardes, hagard, le dos au mur, l’arme verticale, cherchant des yeux une cible. Puis une terrifiante explosion lui creva les deux tympans tandis qu’une boule rouge énorme semblait se ruer sur lui, l’enveloppant d’une chaleur d’enfer.

La valise se trouvait encore à environ quatre mètres de Vitaly Tolkachev lorsqu’elle explosa. La déflagration aspira tout l’oxygène de l’air qui brûla avec une flamme blanche, balayant comme des fétus de paille les hommes qui étaient sur le trottoir. Les enveloppant d’un nuage à plus de deux mille degrés, écrasant leurs poumons, broyant leurs viscères…

Le général Vitaly Tolkachev ouvrit la bouche pour un ultime hurlement de terreur, ce qui hâta sa fin de quelques millièmes de seconde, lui grillant les poumons instantanément.

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