Chapitre XIX

L’atmosphère du petit living-room était empuantie par le cigare sur lequel Franck Woodmill tirait nerveusement. Malko avait encore gravé au fond de ses prunelles le spectacle horrible découvert dans Foxhall Drive. Les deux hommes n’osaient pas se regarder en face. Se demandant lequel était le plus responsable. Malko but une gorgée de café très sucré pour effacer le goût amer de cette journée noire.

— Nous avons été très imprudents, dit-il. Lorsque ses intérêts sont menacés, le KGB réagit toujours férocement.

Le Directeur adjoint des Opérations écrasa le mégot de son cigare, l’air absent, les yeux rouges d’avoir trop fumé.

— C’est vrai, dit-il de sa voix cassée. Nous avons eu tort tous les deux. Et elles sont mortes. Je dois prévenir l’Amiral.

Priscilla, une petite fille de cinq ans… Et Jessica Hayes, si saine, si sensuelle, si heureuse de vivre. Malko observa Franck, tandis qu’il appelait le père de Jessica. Grâce au haut-parleur du téléphone, il l’entendit lui annoncer l’atroce nouvelle.

Le vieil homme ne protesta pas, ne jura pas, ne pleura pas. Demeurant muet. Un silence plein de dignité.

— C’est la volonté de Dieu, finit-il par dire. Vous n’y êtes pour rien, Franck. C’est moi qui lui avais conseillé de toujours faire son devoir et de servir son pays. Mais je vous en prie, essayez de trouver qui a fait cela. Je dormirai mieux.

Franck Woodmill refoulait ses larmes.

— Amiral. Nous savons à peu près qui est le meurtrier. Nous n’aurons peut-être jamais aucune preuve. Mais je vous jure que je l’abattrai de ma main, même si c’est la dernière chose que je dois faire de ma vie.

— Merci, fit le père de Jessica Hayes. Maintenant, je vais prier pour ma pauvre petite fille.

Il raccrocha. Malko et Franck restèrent silencieux un long moment. Peu à peu leur émotion était chassée par une rage froide qui tournait à vide. Toute la police de Georgetown était mobilisée pour retouver un assassin inconnu et ceux qui savaient ne pouvaient pas l’aider… Malko posa son verre.

— Pourquoi l’a-t-on tuée ? demanda-t-il. Je l’observais dans les jumelles, je n’ai rien vu d’anormal. Et c’était la première fois qu’elle venait au cimetière. Or, le meurtrier cherchait quelque chose. Il a retourné ses poches. Mais quoi ? Est-ce que c’est Feinstein ? Ou un autre agent du KGB ?

— Feinstein, à mon avis, dit Franck. Pour une raison que nous ignorons encore, il s’est senti en danger et a réagi tout de suite.

— C’est bizarre, remarqua Malko. Jessica savait qui était Feinstein. Si elle avait pensé courir un risque, elle ne lui aurait pas donné son adresse. Elle a été chercher sa fille et est rentrée chez elle, puis a ouvert à son assassin qui l’a abattue tout de suite. Ainsi que Priscilla, pour ne pas laisser de témoin. Or, Jessica était prudente. Il y avait un judas dans sa porte. Elle n’aurait pas ouvert à un inconnu sans prendre des précautions. Nous lui avions donné une arme, après tout. C’est donc Feinstein. S’il a débarqué chez elle, Jessica n’a pas pu être surprise de sa visite.

— L’immonde salaud… murmura Franck Woodmill.

Le silence retomba. Malko se creusait la tête pour comprendre la raison de ce meurtre. Il avait suivi dans ses jumelles la rencontre avec l’homme du KGB, et entendu leur conversation. Rien ne l’avait alerté.

Et pourtant, il fallait que le clandestin du KGB ait décidé d’agir immédiatement pour que le meurtre se soit produit moins d’une heure plus tard. Il se sentait donc en danger immédiat. Pourquoi ?

Franck Woodmill, lui aussi, suivait la même trajectoire de pensée.

— Ce Feinstein – si c’est lui – n’a pas eu le temps matériel de rendre compte à sa Centrale. Je connais les Popovs : ils sont encore plus bureaucratiques que nous. Un « clandestin » comme Feinstein ne fout pas en l’air des années de travail sans un motif sérieux.

» Il a tué pour garantir sa sécurité. Puisque vous avez entendu leur conversation, c’est donc quelque chose que Jessica a vu et que nous aurions peut-être appris en l’interrogeant. Quelque chose qui le reliait à la taupe. De façon incontestable.

— Et si Feinstein l’avait reconnue comme quelqu’un de la CIA ? suggéra Malko.

Franck Woodmill secoua la tête.

— Non. Dans ce cas, il savait qu’elle n’était pas seule et qu’en l’abattant il attirait l’attention sur lui. Il y a autre chose.

Le silence retomba, rompu un peu plus tard par Malko.

— Et maintenant ? Que faisons-nous ?

Le Directeur adjoint des Opérations eut une moue désabusée.

— Je crains que notre traque ne s’arrête là. Ils vont tous rentrer sous terre. Feinstein s’est certainement débarrassé de l’arme du crime. Il n’a pas laissé d’indices. Il niera. Au mieux, nous pourrons l’expulser, mais il ne parlera jamais. Et la Taupe va rentrer dans son tunnel. Peut-être définitivement. Un jour Nolan sera victime d’un accident de voiture et les Soviétiques pourront définitivement clore le dossier. Ils procèdent ainsi avec les agents dont ils n’ont plus besoin ou qui sont grillés.

Malko avait un goût amer dans la bouche. Tout ce travail, cette chasse, ces morts pour en arriver à cet enlisement ! Franck Woodmill hocha tristement la tête, et regarda sa montre.

— Je vais vous quitter. Le meurtre de Jessica va révolutionner la Maison.

— Qu’allez-vous faire ?

— Je suis obligé de dire au DCI qu’elle travaillait pour moi. Si jamais on le découvrait, tout sauterait.

— Vous allez lui parler de William Nolan ?

L’Américain hésita avant de répondre.

— Dans un premier temps, non. Je dirai seulement qu’elle surveillait Feinstein, soupçonné d’être un clandestin soviétique.

— Il va vous demander pourquoi vous ne l’avez pas signalé au FBI…

— Oh, ça peut s’arranger, nous faisons aussi des petits trucs nous-mêmes. Mais je ne sais pas si je pourrai tenir cette ligne de défense longtemps.

Malko se leva. Il se moquait de ces complications bureaucratiques. Jessica et sa fille étaient mortes. Il fallait les venger et achever sa mission.

— En pratique ? demanda-t-il. Que faisons-nous ? On ne surveille plus Feinstein ?

— Si, fit l’Américain. Tant que le FBI n’est pas sur le coup. La police locale ne va pas remonter jusqu’à lui. Et le temps que je donne mes informations au FBI… Milton Brabeck est devant chez lui en ce moment.

— Très bien, dit Malko.

— Rendez-vous ici, demain à la même heure, dit le Directeur adjoint des Opérations. Je vais faire cracher aux ordinateurs tout ce qu’ils savent sur Harry Feinstein. Cela nous mettra peut-être sur une piste. Il a sûrement un moyen de communiquer avec sa Centrale, en dehors de la radio. Il faut le trouver. C’est notre dernière chance. L'attentat dont vous avez été l’objet a été soigneusement préparé, parce qu’ils avaient découvert que leur Taupe était sous surveillance. Ils ont voulu faire le ménage avant de la mettre en sommeil.


* * *

William Nolan descendit de son Oldsmobile noire, entouré de trois gardes du corps et franchit d’un pas rapide les quelques mètres qui le séparaient du perron du bungalow de Jessica Hayes. Le DCI étant absent de Washington et le directeur de la Première Division injoignable, c’est lui qui était de corvée… Des dizaines de policiers en uniforme fouillaient le bois derrière la maison, à la recherche d’un indice. Toute la zone avait été isolée. D’autres traquaient les empreintes digitales, partout dans la maison. Le sentier était encombré de véhicules de police, gyrophare tournant lentement. Une ambulance stationnait devant la maison, attendant d’emporter les corps.

William Nolan cligna des yeux en entrant dans le petit hall, violemment éclairé par des projecteurs de la police. La lumière crue était concentrée sur les deux corps allongés sur le plancher. Un médecin légiste procédait aux premières constatations… Un lieutenant de police s’approcha du Directeur adjoint de la CIA et lui serra la main, le visage grave.

— Nous sommes désolés, Monsieur Nolan, fit-il, c’est un horrible forfait.

William Nolan regarda les yeux ouverts et sans vie de Jessica Hayes. Les siens le picotaient. Il revivait de très mauvais souvenirs. Ses poings se serrèrent au fond de ses poches.

— Que s’est-il passé ?

— Nous l’ignorons encore, fit le policier. D’après les premières constatations, il semble qu’une seule personne ait agi. Chacune des victimes a reçu plusieurs balles. La petite fille, une dans la nuque. On voulait tuer ; à première vue rien n’a été volé et le sac de la jeune femme est là, ouvert, avec près de deux cents dollars. Pourtant ses poches ont été fouillées. C’est bizarre.

— Cela ressemble à une exécution, remarqua le Directeur adjoint de la CIA.

— Exact, sir, confirma le policier. Mais pour l’instant, nous n’avons aucune piste.

— Rien du tout ?

Le policier hésita.

— C’est-à-dire que nous avons été alertés par quelqu’un de chez vous. Mr Franck Woodmill.

Franck Woodmill…

William Nolan demeura impassible tandis que le policier expliquait comment ils étaient arrivés là.

— Bien, dit-il. Tenez-nous au courant de l’enquête. De mon côté, je vais voir si nous pouvons vous aider.

Il fit demi-tour, après un dernier regard aux cheveux blonds tachés de sang de la petite Priscilla. S’efforçant de marcher droit. Il revoyait les photos du visage déchiqueté de son fils, vingt ans plus tôt. Elles étaient toujours cachées dans son secrétaire et il les regardait parfois en pensant à la mort. À peine dans l’Oldsmobile, il décrocha son téléphone et appela le 3435600, l’officier de permanence de la CIA.

— Dites à Mr Woodmill que je l’attends dans mon bureau dans une demi-heure, dit-il.


* * *

William Nolan faisait tourner pensivement un verre de citronnade chaude entre ses doigts. Au septième étage de la CIA, seules les fenêtres de son bureau étaient éclairées, donnant sur un bloc noir : le bois qui entourait l’Agence.

Le George Washington freeway était trop loin pour qu’on voie les voitures. En face de lui, Franck Woodmill arborait un visage de pierre, contenant les battements de son coeur. Réprimant aussi une folle envie de sauter à la gorge de son supérieur et de lui serrer le cou jusqu'à ce qu’il avoue être la Taupe. Et par moments, il se demandait si tout cela n’était pas une gigantesque manip des Soviétiques. Si l’homme en face de lui n’était pas totalement innocent. C’était fou.

Il y avait de vraies larmes dans les yeux de William Nolan. Sa voix s’était brisée lorsqu’il avait appelé l’Amiral, père de Jessica. Il semblait sincèrement remué par une colère froide.

— Je veux que vous me fassiez un rapport complet sur votre opération concernant cet Harry Feinstein, dit-il d’une voix peu cordiale. Vous auriez dû me tenir au courant. Vous avez commis une faute grave.

— Oui, Sir, admit le Directeur adjoint des Opérations.

L’autre le tenait sur le grill depuis deux heures et il mourait de faim. Cette convocation avait envoyé des flots d’adénaline dans ses artères et il avait cru aux hypothèses les plus folles. Même à une confession spontanée de la Taupe. Mais le Directeur adjoint de la CIA s’était cantonné dans son rôle, lui posant mille questions sur les liens de Jessica Hayes et de la Direction des Opérations. Franck Woodmill n’avait pu nier. Se retranchant derrière la mollesse et le manque de personnel du FBI pour expliquer son initiative. Et l’absence très probable de danger.

Mais il avait dû lâcher le nom de Harry Feinstein… William Nolan avait soigneusement noté toutes ces informations.

— Dès demain, demanda-t-il, mettez-vous en contact avec le FBI. Je veux tout savoir sur ce Feinstein.

De nouveau, l’opinion de Franck Woodmill vacillait. William Nolan ignorait-il vraiment qui était Feinstein et le rôle qu’il jouait dans sa trahison ? Ou était-il un prodigieux comédien, sûr de son impunité, grâce au cloisonnement ? Le Directeur adjoint de la CIA s’arracha à son fauteuil orange et adressa un sourire froid à son vis-à-vis.

— Allez vous reposer.

Il le raccompagna jusqu’à l’ascenseur dans le couloir désert. Avant de le quitter, il lui serra longuement la main, les yeux dans les yeux et dit d’une voix grave :

— Ce crime doit être absolument puni.

Il n’y avait pas le moindre frémissement d’hésitation dans sa voix. De nouveau Franck Woodmill douta.


* * *

Le soleil brillait sur Washington. Malko avait étalé sur son lit le Washington Post et le Washington Times qui faisaient tous les deux leur « Une » avec le meurtre de Jessica Hayes. Toujours aucun indice. L’appartenance à la CIA de la jeune analyste avait été révélée et les deux journaux émettaient l’hypothèse d’un règlement de comptes entre services secrets. Dans un encadré, l’amiral Hayes affirmait que sa fille n’avait jamais travaillé qu’avec des ordinateurs…

Malko referma le journal, la gorge nouée et la tête lourde. Il allait relayer Milton Brabeck sur les traces de Feinstein. Depuis l’aube, le gorille planquait. Il avait appelé Malko : jusque-là, le marchand de fleurs n’avait pas bougé de Wisconsin Avenue. Il ne se faisait guère d’illusion. Si Feinstein était un clandestin du KGB ou du GRU, il n’allait commettre aucune faute et on pourrait le suivre jusqu’au jugement dernier sans rien découvrir.

Le seul espoir venait du fait qu’il avait quelque chose à transmettre à sa Centrale. Si William Nolan s’était rendu au cimetière mercredi, il avait sûrement cherché à transmettre le faux mémo sur « Starwar » communiqué par Franck Woodmill. Tout semblait indiquer que la transmission s’était faite de Nolan à Feinstein sous le nez de Malko, mais maintenant Feinstein devait aussi le donner à sa Centrale. Mais comme ils ignoraient son moyen de transmission, ils n’étaient guère avancés…

Tout à coup, un flash lui revint. Une chose qu’il avait observé dans ses jumelles, mais à laquelle il n’avait pas prêté attention sur le moment. Mais qui, rapprochée d’une autre constatation, prenait toute sa valeur. Le troisième élément, c’était Jessica Hayes qui le lui avait fourni.

Au moment où il allait prendre le téléphone, ce dernier sonna : une secrétaire lui passa Franck Woodmill. Donc, ce dernier n’appelait pas de la « safe-house ». Le Directeur adjoint des Opérations entra directement dans le vif du sujet. Il semblait animé d’une sombre satisfaction.

— Depuis l’aube, je travaille sur notre sujet, annonça-t-il. Je viens peut-être de découvrir quelque chose. Pouvez-vous venir me retrouver à l’intelligence Building, dans F Street. Bureau C 8765 ?

— J’arrive, dit Malko. Je crois que je sais pourquoi Harry Feinstein a tué Jessica.

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