Chapitre IV

Mary Kramer avait les yeux rouges, les traits tirés et les épaules voûtées. L’agent du FBI qui avait amené Malko jusqu’à la petite maison de L Street se retira pour regagner le volant de sa voiture de l’autre côté de la rue. Une guirlande de gui était encore clouée sur la porte de la maison de brique marron. Malko s’installa dans un canapé à fleurs en face de la jeune femme que le FBI avait averti de sa venue.

— Je suis désolé de vous ennuyer, mais j’essaie de tirer au clair l’histoire de cette disparition, dit-il. Avez-vous eu des nouvelles de votre mari ?

Elle baissa les yeux et fit d’une voix presque inaudible :

— Non.

— Que pensez-vous qu’il se soit passé ?

— Je n’en sais rien, des dizaines de gens me l’ont demandé, dit-elle d’une voix brisée. Paul était un brave homme, il adorait ses enfants, je ne comprends pas.

— Vous saviez qu’il avait une maîtresse ?

Mary Kramer demeura silencieuse quelques instants avant de répondre.

— Je me suis doutée de quelque chose. Un jour, il y a des mois, j’ai trouvé une photo dans sa poche. Il m’a juré que c’était terminé.

— Qu’allez-vous faire ?

Elle leva un regard embué de larmes.

— Je ne sais pas. Attendre qu’il donne de ses nouvelles. Continuer à travailler, je ne… Il faut que… Oh, je vous en prie, laissez-moi.

Malko avait honte de la torturer ainsi, peut-être pour rien. Qu’espérait-il apprendre de nouveau alors que le FBI l’avait interrogée des heures ? Mais Mary Kramer continua.

— Si seulement il pouvait revenir pour Noël, à cause des enfants ! Nous devions partir à Saint-Domingue pour une semaine.

Malko tiqua.

— À Saint-Domingue ? Pourquoi ? Vous y avez des amis ?

— Non, Paul avait vu un article dans un magazine, disant que c’était très beau et pas cher.

Elle se tut, ravalant ses larmes.

— Vous n’avez aucune idée de l’endroit où se trouve votre mari ? demanda-t-il. C’est ma dernière question.

Mary Kramer secoua la tête.

— Non, si je le savais, j’irais tout de suite le chercher. Mais j’ai peur qu’il lui soit arrivé quelque chose.

Elle le raccompagna jusqu’à la porte et il entendit ses sanglots derrière le battant à peine refermé.

Il avait juste le temps de filer à l’aéroport. Mais sa visite n’avait pas été inutile. Il savait maintenant pourquoi Paul Kramer avait choisi Saint-Domingue. Cela complétait le raisonnement de Franck Woodmill. Il ne s’agissait pas d’une fuite méticuleusement préparée. Paul Kramer s’était senti fait comme un rat et avait filé sur la première destination venue.

Ce qui était moins explicable, c’est qu’il y soit resté.


* * *

Paul Kramer repoussa son assiette, pratiquement intacte, contenant un énorme T-bone steak dont la consistance laissait supposer que le boeuf était venu à pied d’Argentine. De toute façon, l’angoisse lui nouait l’estomac, lui coupant tout appétit. Heureusement qu’il y avait les « Cuba libre[13] ». Le garçon surgit, inquiet.

No le gusta la carne, señor ?[14]

— Si, si, fit Paul Kramer, donnez-moi un autre « Cuba libre ».

Son sixième depuis ce matin. Les vagues de la mer des Caraïbes, de l’autre côté du Malecon, l’avenue longeant la côte qui s’étirait tout le long de la ville, commençaient à prendre des contours flous.

La terrasse du El Gaucho était noyée par le vacarme infernal des vieilles américaines pétaradantes et des bus poussifs. Ils étaient d’ailleurs les seuls clients. Profitant de cet isolement, Kareen Norwood se pencha sur son amant et l’embrassa sur l’oreille, glissant à l’intérieur une langue coquine, qui commença à s’y agiter comme un petit animal.

— Ce que tu es gentil ! J’avais vachement envie de ce bracelet.

Avant le déjeuner, ils avaient poussé jusqu’au Sheraton voisin et Paul Kramer lui avait offert un bracelet d’ivoire serti d’or. Ensuite, ils s’étaient installés au bar pour vider une bouteille de Moet millésimé dans le bar sinistre et délicieusement frais de l’hôtel.

— C’est rien, fit l’agent de la CIA d’une voix légèrement pâteuse.

Les « Cuba libre » et la chaleur poisseuse le poussaient irrésistiblement au sommeil. Soudain, une vieille voiture s’arrêta dans un petit parking de l’autre côté du Malecon, crachant une demi-douzaine de jeunes gens des deux sexes. Laissant les portières ouvertes, ils mirent la radio à fond, du « merengue » à tout va, posèrent une bouteille de rhum sur le toit, après se l’être partagée et se mirent à danser, face à la mer, improvisant une petite fête avec des moyens limités.

Entre le rhum, le soleil, la danse et l’amour, les Dominicains survivaient pas trop mal.

Aussitôt, Kareen se mit à se trémousser sur sa chaise, ondulant comme un cobra amoureux.

— C’est chouette, cette musique, fit-elle. Ça me donne envie de baiser.

Comme il ne réagissait pas, elle posa la main sur sa cuisse poilue et avança quelques doigts aventureux sous le short, tortillant le sexe endormi.

— Viens, dit-elle, on va baiser et ensuite, on ira prendre du soleil. Après, il va pleuvoir et je ne bronzerai plus.

Depuis leur arrivée à Saint-Domingue, cinq jours plus tôt, elle avait deux obsessions : faire l’amour et bronzer. Vêtue de maillots plus provocants les uns que les autres, Kareen se dorait sur toutes les coutures, tantôt dans les criques de rochers désertes semées le long de l’Avenida Las Americas, vague autoroute à deux voies reliant la ville à l’aéroport. Elle était bordée d’innombrables petits motels noyés dans la végétation tropicale, destinés à accueillir les couples de rencontre.

Une fois, ils s’étaient même amusés à y aller pour y terminer un flirt brûlant entamé sur les rochers. Paul avait dû prendre Kareen debout, appuyée au mur, tant les draps étaient sales…

Sous la caresse, il ouvrit les yeux, revenant à la vie, se retourna et hurla :

La cuenta, por favor !

Les doigts se démenaient maintenant sous le short, dansant une sarabande effrenée. Le climat tropical décuplait la puissance sexuelle de Paul qui faisait l’amour du matin au soir. Kareen profitait de sa béatitude sexuelle pour se faire offrir des tas de cadeaux, comme ce bracelet d’ivoire. Jamais la jeune femme n’avait vécu une période aussi féérique. Le soleil, l’atmosphère hispanique, les fiacres qui se traînaient paresseusement le long de la mer et vous promenaient le soir tombé pour trois dollars. La veille, Kareen avait profité de la pénombre pour prendre son amant dans sa bouche et le faire jouir en plein Malecon, au rythme du trot.

Le garçon s’approcha, apportant l’addition et coula un regard allumé vers le short maintenant tendu de Paul Kramer. Celui-ci laissa une poignée de pesos sur la table et se leva.

Kareen, aussitôt, lui prit la taille et l’entraîna vers le Malecon.

La chaleur humide leur tomba sur les épaules. Déjà de gros nuages blancs obscurcissaient le soleil. Ils s’éloignèrent à pied : leur hôtel, le Comercio, se trouvait à moins d’un kilomètre, au coeur de la zona colonial. Paul jeta un regard distrait aux deux navires échoués à quelques dizaines de mètres du Malecon, jetés là par un typhon d’une violence inouïe, une semaine plus tôt. Son excitation retomba d’un coup. Dès qu’il cessait de boire et de faire l’amour la même question obsédante revenait dans sa tête, y tournant sans fin. Qu’allait-il devenir ?

Certes, il avait encore de quoi tenir plusieurs mois, avec ses vingt mille dollars. Mais ensuite ?

Dès son arrivée, après s’être arraché des bras de Kareen, il s’était jeté sur l’annuaire téléphonique. Horrible déception. Pas une seule ambassade des pays de l’Est. Pas même Cuba ! L’île n’était pourtant qu’à une cinquantaine de kilomètres, mais les deux pays n’entretenaient aucune relation. Il y avait seulement une représentation du Nicaragua sandiniste. Paul avait relevé le nom de deux diplomates et, dès le lendemain, téléphoné, et demandé à parler à un conseiller.

En anglais, son espagnol étant nul.

On l’avait éconduit. Il avait écrit un mot qu’il avait lui-même déposé à l’ambassade. Anonyme. Disant seulement que quelqu’un désirait un contact urgent avec Mike de l’ambassade d’Union Soviétique de Washington. Il n’avait pas osé appeler celle-ci au téléphone, craignant de se faire repérer.

Le lendemain, il avait rappelé l’ambassade sandiniste pour obtenir la réponse à son message, et on l’avait de nouveau éconduit. Ce qui l’avait plongé dans un profond désespoir. Lorsqu’il s’était enfui de Washington, il était persuadé qu’à Saint-Domingue, il entrerait facilement en contact avec ses « employeurs ».

Maintenant, il réalisait que son seul lien avec les Soviétiques était un homme de haute taille, brun, jovial, probablement originaire du sud de la Russie, qu’il ne connaissait que sous le nom de Mike. Il n’avait même pas un numéro de téléphone. C’était toujours Mike qui l’approchait, à jours fixes, dans un restaurant de Connecticut Avenue où il déjeunait souvent.

Maintenant, il se sentait perdu, à cheval entre deux mondes… Et cette conne de Kareen qui ne se doutait de rien ! Il lui avait raconté qu’il prenait quelques semaines de vacances avant de commencer son nouveau job en Europe… Mais, la nuit, il restait des heures, les yeux ouverts, à se demander ce qu’il allait faire. Il avait envoyé un SOS par lettre à l’ambassade d’Union Soviétique à Washington, à l’attention de Mike. Étant donné la rapidité du courrier à Saint-Domingue, il serait encore là au printemps. Par moment, il avait envie de se rendre à l’ambassade américaine et de tout raconter…

De ce côté-là, aussi, c’était l’angoisse. Les deux premiers jours, il s’attendait à chaque seconde à voir débarquer des policiers. Dès quatre heures, il se ruait au Sheraton pour avoir le Miami Herald à son arrivée. Pas un mot sur lui. À tout hasard, il avait rasé sa grosse moustache, afin de modifier un peu son apparence.

Mais rien ne s’était produit. Comme si la CIA l’avait oublié… Or, c’était impossible : quitter son job, sans prévenir, dans le monde du Renseignement, suffisait pour déclencher une chasse à l’homme. Ils devaient connaître maintenant par Mary l’existence de Kareen. Pensaient-ils que sa fuite ne couvrait qu’une fugue amoureuse ? Mais il y avait le coup de téléphone déclenchant l’exflltration d’urgence. Une procédure standard chez les taupes.

Et si c’était une intox des Soviétiques désirant le griller, pour une raison qu’il ignorait ?

Tout cela tournait dans sa tête, jusqu’à la folie. Mary et les enfants aussi. Chaque fois qu’il passait devant un téléphone, il devait accomplir un effort gigantesque pour ne pas l’appeller, certain qu’elle lui pardonnerait. Il avait envie d’entendre la voix de ses gosses, d’expliquer son absence. Ces cinq jours lui semblaient une éternité. Au fond de lui-même, il sentait bien qu’il se fatiguerait vite de Kareen.

Seulement, sa ligne était forcément écoutée maintenant. On le localiserait. Or, plus il y pensait, plus il se persuadait que le calme actuel venait simplement du fait que la CIA avait perdu sa trace.

Kareen s’arrêta brutalement.

Shit, il fait trop chaud, on va prendre un taxi.

Paul ne discuta pas, toujours noyé dans ses pensées, regardant machinalement autour de lui. Une ou deux fois, il lui avait semblé être suivi, mais c’était probablement une fausse impression provoquée par son angoisse. Immobile au milieu du trottoir, il décida que s’il ne recevait pas de réponse de l’ambassade d’URSS à Washington d’ici la fin de la semaine, il partirait pour Haïti ou le Mexique. Là, il y avait une représentation diplomatique d’Union Soviétique.

Toutes les histoires qui couraient sur les agents doubles lui revenaient en mémoire. Quand les Soviétiques n’en avaient plus besoin, ils les jetaient comme de vieux kleenex… À cette idée, Paul Kramer se sentait bouillonner de haine, et repensait à la voix qui l’avait prévenu. Heureusement qu’il l’avait enregistrée… C’était sa seule fortune ce petit bout de bande magnétique qu’il avait dissimulé au milieu de ses cassettes de musique. Parfois, il l’écoutait. Kareen l’avait même surpris une fois et il avait dû lui raconter un conte de fées…

Les vieilles américaines continuaient à défiler dans un fracas d’enfer sur le Malecon. Pas un taxi. Kareen avait beau gesticuler, c’était l’heure sacrée de la sieste.

Une jeune femme très brune surgit soudain à côté de Paul, avec un sourire engageant, et dit en mauvais anglais :

Señor, venez voir mes peintures. Très bon marché. Muy bonitas.

Il se retourna, aperçut une centaine de tableaux naïfs haïtiens, étalés le long des murs d’un immeuble en construction, sous la garde de trois négrillons.

— Merci, fit Paul, je n’ai pas besoin de tableaux.

La fille brune le prit gentiment par le bras, insistant d’une voix pressante :

Señor, pour faire un cadeau à votre femme.

L’Américain la détailla. Ses yeux pétillaient dans un visage sensuel, avec une grosse bouche rouge. Ses cheveux étaient ramenés en palmier sur le côté de sa tête d’une façon bizarre.

Sa robe de coton cloqué moulait un corps tout en courbes, plus épanoui que celui de Kareen, avec une lourde croupe et une taille marquée. Celle-ci, agacée, lui lâcha le bras.

— Je m’en fous des tableaux. Je veux rentrer à l’hôtel.

Elle se détacha de Paul et gagna le bord du trottoir pour mieux attirer l’attention.

Aussitôt, la fille brune dit à voix basse :

— C’est Mike qui m’a dit que vous achèteriez des tableaux.

Paul Kramer eut l’impression de recevoir le ciel sur la tête. Réprimant une furieuse envie de hurler de joie. Un taxi venait enfin de stopper au bord du trottoir. Kareen se retourna en hurlant :

— Tu viens ! Je crève de chaleur.

La fille brune barra le chemin à Paul. D’une voix pressante, elle lui lança :

— Je m’appelle Mercedes. Il faut me suivre. Vous êtes en danger.

La joie de Paul s’évanouit, balayée par une angoisse horrible. Le cauchemar recommençait.

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