Chapitre XII

Les six hommes discutaient bruyamment dans la fumée épaisse des cigares, affalés dans de larges fauteuils, le verre à la main. Les bouteilles s’accumulaient sur la table basse, rhum Siboney, cognac Gaston de Lagrange, champagne Moët et Chandon, Johnny Walker. Ils avaient copieusement dîné au Mason de la Cava pour venir terminer leur soirée à l’hacienda Hispaniola.

Quatre d’entre eux étaient des officiers de l’armée dominicaine, les deux autres des trafiquants colombiens. Tous fêtaient l’arrivée à bon port d’une importante cargaison de cocaïne, grâce aux bons soins de l’armée dominicaine qui avait protégé le terrain clandestin.

Une grande femme aux cheveux blonds platine, qui claudiquait légèrement, vêtue d’une robe stricte de toile grise, pénétra dans la pièce, saluée par des exclamations obscènes. L’un des buveurs pointa son cigare vers elle.

Oiga, Cucaracha ! tu vas encore nous proposer tes vieilles putains ou tes petites vérolées. Si j’attrape le Sida à cause de toi, je viendrai t’arracher la peau avec des tenailles.

Les mains sur les hanches, la Cucaracha attendait que les six hommes se soient calmés. Une petite pute qui n’avait pas quinze ans s’était glissée derrière elle, moulée dans une combinaison de lastex blanc, juchée sur des escarpins trop grands pour elle. De longs cheveux noirs cascadaient sur ses épaules maigres, elle gardait les yeux baissés, faussement timide.

— Caballeros ! continua la Cucaracha, si vous avez les moyens, j’ai une surprise pour vous. Quelque chose de mémorable dont vous vous souviendrez toute votre vie.

Son annonce fut encore saluée de lazzis, mais avec moins de conviction. La blonde platinée se déplaça jusqu’à une sorte de judas fixé dans le mur du salon et le tira, découvrant une ouverture carrée.

— Que l’un de vous vienne se rendre compte, demanda-t-elle.

Un des militaires se leva avec un clin d’oeil égrillard. Il colla son visage au judas et quelques instants plus tard, se retourna, les yeux injectés de sang, avec une exclamation rauque.

Hija de puta !

Un autre lui succéda, bousculé tout de suite par ses copains. Ce qu’ils voyaient leur enflammait le ventre mieux qu’un clip porno.

La pièce voisine était tapissée de miroirs et ne comportait que deux meubles : un lit et un gros pouf de cuir blanc. Au-dessus du lit pendaient une douzaine de très longues courroies réunies par un système compliqué de contrepoids, terminées par des bracelets de cuir. Deux d’entre eux étaient refermés sur les poignets d’une jeune femme assise sur le lit. Deux autres encerclaient ses chevilles. Il suffisait de tirer sur les courroies pour l’écarteler, ou la suspendre par les poignets.

Il y avait souvent de ces shows dans les bordels dominicains, avec de pauvres paysannes émigrées clandestines abruties de rhum. Seulement, la fille ainsi attachée était une Blanche aux cheveux foncés entièrement nue. Les clients de la Cucaracha n’arrivaient pas à se rassasier du spectacle de ses seins aigus mais pleins, de sa taille fine soulignant une croupe cambrée et ronde.

Elle fixait le vide d’un regard étrange, les écouteurs d’un walkman aux oreilles. Visiblement droguée.

La Cucaracha jeta un coup d’oeil amusé aux six hommes devenus soudainement silencieux, supputant déjà ce qu’ils pouvaient faire de cette proie inattendue.

— Caballeros, lança-t-elle, tous ceux qui sont capables de donner deux cents dollars peuvent s’amuser avec notre pensionnaire jusqu’à épuisement de leurs forces. Vous êtes les premiers à en profiter. C’est la surprise du colonel. Et en plus, Josepha veillera à ce que vous gardiez vos forces.

La petite pute adressa un sourire salace aux six hommes.

— Qui est cette fille ? demanda un des Colombiens. On dirait une Indienne…

La Cucaracha le foudroya du regard.

— Imbécile ! Si tu n’en veux pas, va baiser une des putes minables du Petit Château. Ça ne te coûtera que cent pesos…

Ce fut un des militaires qui se décida le premier, jetant sur la table basse deux billets froissés de cent dollars. Deux mois de solde. Les autres en firent autant, avec des rires grivois. Lorsque la Cucaracha eut collecté l’argent, elle prit une clé dans sa poche et ouvrit la porte de communication.

— Amusez-vous bien ! dit-elle, et ne l’abîmez pas. Josepha sait comment manipuler les courroies…

— J’espère qu’elle sait aussi manipuler ma bite, fit un colonel qui se nommait Manuel, avec un rire gras.

Comme pour lui donner raison, Josepha s’approcha, s’agenouilla en face de lui et avec des gestes délicats, défit son pantalon. Très vite, sous ses caresses habiles, le membre se mit à darder comme un bélier entre les cuisses poilues de l’officier. Celui-ci écarta brutalement Josepha et se dirigea vers la chambre, suivi des autres. Josepha les rejoignit.

— Vous serez plus à l’aise, sans vos vêtements, caballeros, dit-elle d’une voix fluette.

Tandis qu’ils se débarrassaient, Josepha se mit à manipuler les courroies. Celles reliées aux chevilles se tendirent, écartant les jambes de la jeune femme, les autres tendirent ses bras en Y, faisant ressortir les seins.

Pour la première fois, la jeune femme sembla réaliser ce qui se passait. Elle tenta mollement de se dégager, secoua la tête, posant un regard absent où la terreur commençait à pointer sur les hommes nus qui l’entouraient. Manuel s’approcha, arracha le walkman et tomba à genoux sur le lit, entre les cuisses ouvertes de la jeune femme. Les autres faisaient cercle, curieux et émoustillés. Josepha allait de l’un à l’autre, les agaçant, se faisant peloter, glissant une main leste vers un endroit sensible, et s’esquivant aussitôt.

— Alors, qu’est-ce que tu attends ? demanda le plus âgé des Colombiens.

Il s’appelait Justo, était aussi large que haut et son sexe n’avait pas besoin des caresses de Josepha pour se dresser. Les yeux injectés de sang, il contemplait l’entre-cuisse de la femme. Le colonel prit la fille aux hanches et l’amena vers lui jusqu’à ce que son sexe soit en contact avec le sien. D’un brutal coup de reins, il l’empala jusqu’à la garde, avec une grimace de douleur, tant il était important.

La fille cria, essaya de se dégager, et supplia en anglais :

Leave me alone ! Leave me alone ![23]

Un des types poussa son compagnon du coude.

— C’est vraiment une gringa !

Le colonel Manuel ne bougeait plus, abuté au fond de sa victime, les mains crispées sur ses fesses rondes, respirant lourdement. Un de ses copains s’approcha, monta sur le lit et tenta vainement de lui enfoncer son sexe énorme dans la bouche. Celui qui la prenait se retira, l’air furieux, toujours dans le même état, bandant et cria à Josepha :

— Je n’aime pas comme ça, elle ne va pas se sauver. Détache-la.

Josepha se précipita sur les courroies et libéra la jeune femme qui se recroquevilla aussitôt dans un coin du lit. Le colonel l’en arracha et la jeta sur le pouf de cuir blanc, à plat ventre, les seins écrasés contre le cuir, les cheveux dans la figure. Puis il s’agenouilla derrière elle, une lueur lubrique dans ses petits yeux noirs.

Josepha se précipita et caressa de sa langue le membre tendu. Les reins et les fesses de la fille, plus hauts que son torse, semblaient s’offrir à leur violeur. Le colonel écarta Josepha, saisit son sexe de la main gauche, l’appuya sur celui de sa victime, et y entra lentement freiné par les muqueuses qui se défendaient. Dans cette position, il allait beaucoup plus loin et la fille poussa un hurlement de douleur, essayant de lui échapper.

— Salope, rugit le colonel, tu veux te défendre, je vais te l’enfoncer jusque dans la gorge !

Ses deux mains crispées sur ses hanches, la maintenant impitoyablement, d’un féroce coup de reins, il acheva de propulser sans ménagement son sexe énorme jusqu’à ce que leurs peaux se touchent.

La fille hurla de nouveau, déchaînant les lazzis de ses tourmenteurs. Le second Colombien fit le tour du pouf, lui releva la tête en la tirant par les cheveux et lui pinça le nez. Comme elle ouvrait la bouche, il y enfourna d’un coup un sexe trapu et rouge. Émoustillé, le colonel se retira un peu, puis revint de toute sa longueur dans le sexe de la jeune Américaine. Il en avait la sueur au front : l’impression de violer une vierge. Derrière lui, Justo le Colombien ricana.

— Dépêche-toi ! J’ai envie de ses fesses.

— Moi aussi, fit une autre voix.

Le colonel sentit la semence monter de ses reins, accéléra son va-et-vient puis explosa avec un bramement de joie, avant de se retirer encore dressé. Sa place fut prise aussitôt par Justo.


* * *

Malko, au volant de la Toyota, remontait l’avenida Maximo Gomez vers le nord, traversant des quartiers de plus en plus minables. Il était déjà à près de huit kilomètres du bord de mer et la ville continuait. Les villas avaient fait place à des entrepôts, des garages, et enfin à des masures en bois. À côté de lui, Milton Brabeck scrutait les façades obscures. Aucune trace du dancing bordel Herminia.

Encore deux kilomètres dans le noir et ils arrivèrent à un grand pont métallique enjambant le rio Isabella. Ils étaient sortis de l’agglomération de Saint-Domingue.

Demi-tour. Ils repartirent, longeant un bidonville. Malko aperçut soudain sur sa gauche des néons dans une rue transversale. Il tourna et découvrit enfin l’enseigne Herminia.

Un des bordels appartenant au colonel Ricardo Gomez.

À peine étaient-ils sortis de la Toyota qu’un homme s’approcha, leur offrant de très jeunes filles pour un prix extrêmement modique. Le regard de Milton Brabeck le fit fuir.

Ils furent agressés par la musique dès l’entrée. Du merengue qui balançait à fond la caisse. Une grosse boule multicolore tournait au-dessus d’une piste au plancher de bois, encadrée de boxes sombres. Partout des filles. Une douzaine dansaient toutes seules, paraissant s’amuser beaucoup, d’autres, écrasées contre des clients, se frottaient à faire jaillir des étincelles afin d’inciter leurs partenaires à les suivre dans les chambres voisines… Dès que Malko et Milton Brabeck s’installèrent à une table, une meute de filles s’abattit sur eux, réclamant de la bière et du rhum. Une grande métisse très foncée, à la croupe de rêve, s’assit sur les genoux de Milton tandis qu’une autre parvenait à glisser sa main vers sa zone vitale.

Malko évita le drame en calmant Milton d’un regard. Une fille vint à son tour se coller à lui et il lui demanda :

— Où est la Cucaracha ?

Elle eut un rire bête et ne répondit pas… Il posa la même question à une autre fille qui lui désigna un local au fond du dancing.

Por aqui !

Il alla voir. C’était la même chose version climatisée. Une fille à la peau très sombre, sculpturale, tournait comme une toupie sur elle-même avec un décolleté jusqu’au ventre, les lèvres recouvertes de peinture phosphorescente. D’autres attendaient dans l’ombre des boxes. En voyant Malko, une très jeune n’hésita pas à relever sa mini, exposant une fourrure noire et fournie.

Il interrogea le barman. Pas de Cucaracha. Il revint à leur table. Une des filles avait réussi à entraîner Milton sur la piste. Agrippée à lui, elle ondulait comme une folle. L’Américain jeta à Malko un regard de détresse et parvint à regagner la table, l’air d’un naufragé…

— C’est pas possible, soupira-t-il, ce sont des guenons !

Malko prit un billet de cent pesos et le glissa dans le décolleté de la fille qui s’accrochait à lui.

— Trouve-moi la Cucaracha.

Elle s’éloigna pour réapparaître quelques instants plus tard avec une espèce de danseur mondain aux épaules de docker et au sourire huileux.

— Caballeros ! lança-t-il, je suis heureux de vous accueillir à l’Herminia. Que puis-je faire pour vous ? Comme vous le voyez, nous avons les plus jolies filles de la ville…

— Je voudrais voir la Cucaracha, dit Malko.

L’autre eut une mimique étonnée.

— La personne que vous appelez ainsi n’est pas ici, ce soir…

— Où est-elle ?

Le visage du Dominicain se renfrogna.

— Je ne sais pas, señor. Mais je peux vous aider. Vous avez choisi une fille ?

— Oui, fit Malko.

L’autre s’épanouit aussitôt.

Muy bien ! Vous avez bon goût. Celle qui est là ?

— Non, dit Malko, c’est une jeune Américaine qui s’appelle Kareen.

Le regard du taulier se déroba et il dit d’une voix moins assurée :

— Kareen ? Señor, je ne connais personne de ce nom, et il n’y a pas d’étrangères ici, seulement des Dominicaines et des Haïtiennes. Toutes saines…

Soudain, Milton explosa. Se dressant comme un diable hors de sa boîte, il attrapa le taulier par la gorge et se mit à lui cogner la tête contre un pilier voisin. Étant donné sa carrure impressionnante, personne ne songea à intervenir.

— Tu vas nous dire où est Kareen, fumier !

Malko arracha Milton de sa proie.

Le taulier, reprenant son souffle, en profita pour filer.

— Je vais me renseigner, señor !

Il s’éloigna en se tenant la gorge, bousculant les filles muettes de surprise, immobilisées sur la piste.

L’attente fut courte. Deux minutes plus tard, quatre hommes surgirent du bar. Aussi larges que hauts, le front bas et l’oeil méchant. L’un d’eux tenait une batte de base-ball, un autre une bouteille brisée. Ils longèrent la piste, coupant le chemin de la sortie.

Milton Brabeck se dressa avec un hennissement de joie.

— On va enfin engager le dialogue !

Il attendit que les quatre hommes se trouvent à quelques mètres. Ils ne virent même pas sa main cueillir la « micro Uzi » dans son dos, dissimulée par sa veste.

La rafale partit avec un crissement qui couvrit à peine le merengue, désintégrant la grosse boule lumineuse dont les éclats criblèrent les filles qui dansaient dessous. Elles se dispersèrent avec des hurlements terrifiés. Milton avait déjà remis un chargeur dans son Uzi. Les jambes écartées, il la braqua sur les quatre videurs et leur fit signe d’approcher.

— On cherche un renseignement, cria-t-il en anglais. Vous avez trente secondes pour le donner. Toi, le gros ! Où est la Cucaracha ?

Celui qu’il interpellait resta muet, la bouche ouverte. Milton Brabeck abaissa légèrement le canon de l’Uzi, il y eut un bruit de soie déchirée et le plancher sembla tomber en poussière à côté de ses pieds. Le canon remonta, visant le ventre…

— Je compte, cria le gorille. Cinq, quatre…

Il y eut un rapide conciliabule entre les quatre hommes et l’un d’eux s’avança, criant pour dominer le fracas de la musique.

— Caballeros, la Cucaracha doit se trouver au Petit Château, sur l’autopista, au kilomètre 11.

L’Américain baissa son arme. D’une enjambée il fut sur son informateur.

— Tu viens avec nous ! Et si on nous attend là-bas, tu y passeras le premier !…

Personne ne s’opposa vraiment à leur départ.

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