Chapitre III

Malko suivit du regard l'homme qui venait de pénétrer dans la salle à manger privée de la CIA, au sixième étage du grand bâtiment blanchâtre en U. Les cheveux courts, athlétique, un visage dénué d’expression, un costume gris mal coupé. Avant même que Franck Woodmill, le Directeur Adjoint des Opérations, ne le présente, on savait que c’était un flic.

— James Maxwell, qui dirige l’Office of Foreign Missions du FBI, annonça-t-il. James, vous avez déjà rencontré Peter Stone. Je vous présente un de nos meilleurs chefs de mission, Malko Linge.

Il avait omis le titre. Pour le FBI, cela ne faisait pas sérieux. Peter Stone, le responsable du Directorate M and S, chargé de la sécurité à la CIA, versa du café au nouvel arrivant et Franck Woodmill lui lança d’un ton impatient :

— Alors, James, vous avez avancé ?

James Maxwell prit un dossier dans son briefcase.

Right, Franck ! Je crois qu’on sait à peu près tout maintenant. Paul Kramer a pris le vol Eastern 564 reliant Washington à Miami à 16 h 04 le 4 décembre. Il voyageait sous le nom de John Douglas, accompagné d’une jeune femme brune se faisant passer pour sa femme.

— Vous l’avez identifiée ? demanda Franck Woodmill.

James Maxwell prit le temps de mettre deux morceaux de sucre dans son café avant de replonger dans son dossier.

— Certainement. Elle s’appelle Kareen Norwood. Il s’agit d’une strip-teaseuse travaillant dans un bar, le Good Guys. Elle a quitté son domicile et son job le jour même. D’après notre enquête, elle était la maîtresse de Paul Kramer depuis longtemps.

Le DDO laissa échapper un soupir résigné et se tourna vers le responsable de la division M and S.

— Rien là-dessus dans son dossier ?

— Rien, Sir, avoua l’autre, penaud.

Une cinquantaine d’agents étaient affectés à la surveillance des trois mille employés de la CIA. Beaucoup de choses pouvaient leur échapper.

— Je continue, dit James Maxwell d’une voix égale. Le vol a eu une heure de retard. Ils sont restés moins de quarante minutes à Miami Airport et ont embarqué sous leur vrai nom sur le vol Air France de 16 h 04 à destination de Pointe-à-Pitre. Ils ont couché sur place et sont repartis le lendemain sur le vol Air France 253 pour Saint-Domingue. Ils ont franchi l’immigration de la même manière et se sont ensuite installés à l’hôtel Comercio, calle El Corde qui se trouve dans la vieille ville, la « zona colonial ». Ils y sont encore.

Avec un sourire modeste, il referma son dossier. Il avait quand même fallu quatre jours de travail intensif à trente agents du FBI pour arriver à ce résultat… Il reprit du café, le regard perdu sur les arbres visibles par les grandes baies vitrées. Du sixième étage de la CIA, à Langley en Virginie, on se serait cru isolé dans une forêt primitive… Franck Woodmill garda le silence quelques instants avant de le briser par une question :

— Ils avaient une réservation sur ce vol Eastern ?

— Oui, Sir, faite le matin même.

Le DDO s’adressa à nouveau à son responsable de la Sécurité.

— Rien ne laissait prévoir cela ?

— Absolument rien, Sir, affirma Peter Stone. Nous avons interrogé sa femme, Mary, qui est dans tous ses états. Elle se doutait que Paul Kramer avait des aventures, mais n’aurait jamais pensé que quelque chose de semblable puisse se produire. Il a, paraît-il, reçu un coup de fil le matin de son départ. D’après ce qu’il lui a dit, un problème de placements boursiers.

Woodmill se tourna vers l’homme du FBI.

— Vous avez vérifié ?

— Paul Kramer n’avait pas de portefeuille boursier, laissa tomber James Maxwell. Il était en rouge à sa banque et remboursait difficilement le crédit de sa maison. Il lui arrivait de prendre des sommes assez importantes en cash, jusqu’à 1000 dollars. Son coffre à sa banque ne contenait plus rien d’intéressant.

— Il était sur écoutes ?

— Non, Sir, aucune demande ne nous avait été faite.

Un ange passa et s'enfuit pudiquement vers les frondaisons. Malko décroisa les jambes pour se dégourdir un peu. Les trois heures et demie de Concorde pour traverser l’Atlantique avaient été moins éprouvantes que le vol dans la navette New York-Washington, sur un vieux « 727 » comportant certes un téléphone, mais bourré, et en retard. Après le caviar, il s'était détendu, écouteurs aux oreilles au rythme de Kassav, se déconnectant de l’Europe et du froid. Les trois Américains semblaient avoir oublié sa présence. Il était en train d’assister au cauchemar de tous les responsables du Renseignement. La découverte d’une taupe… Et bien des points lui semblaient bizarres.

Franck Woodmill reprit la parole.

— James, savez-vous ce qu’a fait Kramer entre le moment où il est parti de chez lui et celui où il a pris l’avion ?

— À peu près, dit le représentant du FBI. Il a loué une voiture, est passé à sa banque pour se rendre à son coffre. Ensuite, il y a un trou de deux heures et on le retrouve au Good Guys, où il récupère Kareen Norwood. Ensuite, après être passé chez la fille, ils ont pris l’avion.

— Personne avec eux ?

— Non. Mais je dois vous préciser quelque chose qui n’est pas dans mon rapport.

— Pourquoi ?

— Ce n’est qu’une hypothèse. Le jour du départ de Kramer, deux de mes hommes effectuaient une filature de routine sur un agent du KGB identifié depuis longtemps, un certain Igor Kokand, qui est sous-directeur de l’Aeroflot.

» Or, Kokand s’est rendu au bar du Willard où il est resté une demi-heure sans parler à personne, mes agents sont formels. Comme s’il s’agissait d’un contact délibérément rompu, parce qu’il s’était aperçu qu’on le suivait.

— Et alors ?

— Mes deux agents croient avoir reconnu Paul Kramer sur les photos qu’on leur a montré depuis. Il se trouvait au bar. Mais ils n’en sont pas absolument sûrs.

Franck Woodmill leva les yeux au ciel, l’estomac noué par la rage.

— Autrement dit, fît-il, si vos types avaient été plus discrets, on piquait ce salaud de Kramer avec son contact du KGB…

James Maxwell secoua la tête.

— Non, mes hommes avaient ordre de suivre Kokand. Ils n’avaient aucune autorité pour arrêter Kramer. Ils l’auraient photographié et auraient rendu compte. C’est la procédure normale.

— Bien, admit le Directeur Adjoint des Opérations. Je vous remercie, James. J’espère que, maintenant, le téléphone de Kramer est écouté. Il va peut-être appeler sa femme…

— Certainement, Franck, affirma l’agent du FBI. Nous avons fait le nécessaire.

— Mieux vaut tard que jamais, soupira le DDO avec une philosophie un peu grinçante.

Une histoire à lui gâcher ses vacances de ski à Denver.

James Maxwell ramassa ses affaires, rajusta son badge rouge qui lui donnait accès au sixième étage, serra les mains et referma doucement la porte derrière lui. Aussitôt, Franck Woodmill se tourna vers le responsable de la Sécurité.

— Avez-vous commencé à mesurer l’ampleur des dégâts ?

Peter Stone eut un hochement de tête découragé.

— Cela va prendre des semaines. J’ai mis une équipe spéciale pour interroger WALNUT[7]. Avant d’être à la tête de la Division D, Paul Kramer a occupé des tas de postes dans la maison où il est depuis près de vingt-cinq ans. Il y compte de nombreux amis. Dieu sait ce qu’il a pu communiquer aux Popovs.

Franck Woodmill avait envie de grimper aux murs.

— Bon sang, explosa-t-il, personne ne s’est aperçu que ce type avait des besoins d’argent, qu’il était une « cible » privilégiée ?

— Non. Maintenant, nous découvrons qu’il a emprunté de l’argent à plusieurs de ses amis, mais ils ne l’avaient pas dit. L’année dernière, il y a eu un contrôle avec un « lie-detector[8] » mais il n’était pas là. Malade. Ensuite, on a oublié de lui faire passer le test…

De mieux en mieux.

— OK, OK, je vous remercie, Peter, fit le DDO.

À son tour, le responsable de la Sécurité se leva et fila en rasant les murs. Franck Woodmill prit aussitôt Malko à témoin.

— Pourvu que Bob Woodward n’entende pas parler de cette affaire ! Sinon, nous allons avoir les Sénateurs, les Congressmen et la presse sur le dos. Pour l’instant, personne à l’extérieur n’est encore au courant.

— Ce sont des choses qui arrivent dans les meilleurs Services, remarqua Malko. Vous n’empêcherez jamais l’attrait de l’argent… En plus, ce Paul Kramer semble avoir eu un poste relativement subalterne. Il n’était pas au courant des opérations vraiment hermétiques, n’est-ce pas ?

— Non, pas vraiment, fit Woodmill d’un ton distrait.

— Il avait accès aux listes « bigot » ?

Il s’agissait des documents concernant des agents étrangers travaillant clandestinement pour la CIA, toujours traités dans des chemises barrées de bleu. Seules quelques personnes connaissaient les noms correspondants aux codes.

— Non, affirma le DDO.

— Alors les dégâts sont limités, conclut Malko. Mais pourquoi s’est-il enfui, puisque personne ne semblait le soupçonner ?

Franck Woodmill regarda d’abord les murs comme pour sonder d’invisibles micros. Pur fantasme : ce sanctuaire était régulièrement vérifié par les « plombiers » de la Company et n’y avaient accès que les gens du septième étage.

— C’est une longue histoire, dit l’Américain. Qui motive votre présence ici.

Malko, prévenu par la station de la CIA à Vienne, avait sauté dans le premier Concorde d’Air France pour gagner après le plus vite possible Washington. Une limousine de la CIA l’attendait et l’avait amené directement à la Centrale.

— Ce que je vais vous dire ne doit être répété à personne, fit le DDO. Même pas au DCI[9].


* * *

Malko le regarda, surpris. Que signifiait cette mise en garde inattendue ? Franck Woodmill alluma une cigarette avec un pâle sourire.

— Malko, j’ai dû me battre pour obtenir le feu vert afin que vous traitiez cette affaire. Vous n’êtes pas citoyen américain et ce genre de problème doit normalement se régler en famille. Vous savez comment sont les gens du CE[10]. Des paranos…

— Alors, pourquoi moi ?

Woodmill le fixa gravement.

— Parce que j’ai une confiance totale en vous.

— Merci.

Franck Woodmill enchaîna aussitôt.

— Il y a quelques jours, nous avons recueilli en Allemagne un défecteur soviétique très important, Vitaly Tolkachev. Adjoint au Premier Directorate du KGB. Nous l’avions contacté depuis longtemps et il a profité d’un voyage officiel à Bonn pour s’enfuir.

— C’est rare de récupérer quelqu’un d’aussi haut niveau, remarqua Malko.

— Absolument. Nous étions fous de joie. Le debriefing a commencé à Camp King à côté de Francfort, mais on l’a interrompu au bout de trois jours. Tolkachev, avant de livrer tout ce qu’il savait, exigeait de négocier ses conditions directement avec le DCI. Nous avons donc décidé de le transférer à la Ferme[11] pour continuer. Mais…

— Il y a eu l’explosion de Francfort…

— Exact. Les Allemands nous avaient imposé de faire voyager Tolkachev sur une ligne normale. Ce que nous pensons être une équipe « S » du KGB a monté l’attentat à la valise piégée avec un dispositif particulièrement astucieux pour la faire se déplacer. En plus de Tolkachev, nous avons eu trois morts, quatre blessés graves, et du côté du Verfassungsshutz un mort.

— Il fallait s’attendre à une réaction des Soviétiques…

— Certes. Mais de notre côté, quatre personnes seulement étaient au courant des détails et du timing de l’opération… Les Allemands avaient été prévenus à la dernière minute. Trop tard pour qu’une fuite permette d’organiser un attentat.

— Vous avez découvert la source de la fuite ?

— Non, justement.

— Avant d’être tué, Tolkachev avait fait des révélations intéressantes ?

— Une horreur, laissa tomber Franck Woodmill. D’abord, il nous a balancé Paul Kramer et un de nos agents en Allemagne. Mais, d’après lui, le KGB avait une taupe très haut placée chez nous. Il prétendait avoir vu dans une armoire à Moscou, place Djerzinski, des documents relatifs à des opérations que nous avons menées en 1987. Il s’agissait donc d’une taupe active, qui en plus, aurait apporté aux Soviétiques des informations précieuses sur certains de nos projets hyper-secrets. Tolkachev ne savait que le nom de cette taupe : Roger. Seuls, deux généraux du KGB connaissaient sa véritable identité.

— Donc, la mort de Tolkachev ne change rien, remarqua Malko.

— Si. Il prétendait posséder des éléments qui nous auraient menés à l’identification de la taupe par recoupements. Par exemple le lieu où il avait été « tamponné », la façon dont il communiquait avec le KGB, et des éléments de sa personnalité. Grâce à cela, on aurait pu utiliser avec les suspects la technique du « baryum meal[12] ». Jusqu’à ce qu’on trouve.

Malko était songeur. Les défecteurs avaient toujours été des gens à prendre avec des pincettes…

— Êtes-vous certain que Tolkachev ne bluffait pas ? demanda-t-il. Ce ne serait pas la première fois qu’un défecteur aurait promis des révélations mirobolantes qui se dégonflent ensuite. Mais il essaient, avant, d’en retirer un peu d’argent.

— C’est une hypothèse qu’on ne peut pas éliminer, reconnut Franck Woodmill. Le mélange du vrai et du faux. Car sa révélation sur Paul Kramer était exacte, la fuite de ce dernier l’a prouvé. Dès la défection de Tolkachev, les Soviétiques se sont empressés de l’avertir probablement par l’intermédiaire de son officier traitant.

— L’histoire de la « super-taupe » pourrait aussi être une intox du KGB, qui n’aurait pas hésité à sacrifier Tolkachev pour la crédibiliser et semer le doute chez nous. Ce ne serait pas la première fois que les Soviétiques immoleraient un de leurs agents. On peut aussi imaginer qu’ils aient découvert les intentions de Tolkachev et l’aient nourri à son insu de fausses informations, invérifiables après sa mort.

Le DDO termina son café.

— Tout est possible, admit-il. Mais je crois que cette mystérieuse taupe existe et que ce n’était pas Kramer. Ce dernier ignorait tout de l’exflltration de Francfort. Seuls chez nous, le Directeur, l’adjoint du Directeur, le Directeur des Opérations et moi-même étions au courant. Plus celui que nous avions envoyé pour le convoyer et qui est mort dans l’attentat.

» En plus, les projets mentionnés par Tolkachev et dont les Soviétiques auraient eu connaissance n’étaient pas du ressort de Paul Kramer.

— Votre analyse n’est pas optimiste, remarqua Malko.

— Non. Mais je veux être fixé.

— Comment ?

— Il faut mettre la main sur Kramer et le faire parler. Peut-être, après tout, a-t-il pu se procurer des informations que je considère hors de sa portée.

— Apparemment, cela ne devrait pas poser un gros problème, remarqua Malko. Vous savez qu’il se trouve à Saint-Domingue.

Le directeur adjoint des Opérations secoua la tête d’un air désabusé.

— Mon cher Malko, les choses ne sont pas aussi simples qu’elles le paraissent. Normalement, dans un cas similaire, c’est le FBI qui est chargé d’arrêter le coupable. Seulement, dans l’histoire Kramer, il y a un hic. Nous ne possédons aucune preuve matérielle de sa trahison, à part un enregistrement au magnétophone en russe d’un défecteur mort depuis. Paul Kramer n’est même pas officiellement recherché, puisque nous ne l’avons pas accusé ouvertement. Nous pensions le surveiller pour qu’il nous mène à son officier traitant.

— Mais il s’est enfui ?

— Avec sa maîtresse, souligna Franck Woodmill. N’importe quel avocat vous rira au nez quand vous parlerez d’espionnage. Tous les jours, il y a des hommes qui quittent leur femme pour aller au soleil avec leur maîtresse. En plus, il se trouve sur le territoire d’un état indépendant où le FBI n’a aucun pouvoir d’arrestation. Nous devons donc obtenir la collaboration des autorités locales.

— À Saint-Domingue, vous n’êtes quand même pas mal placés, remarqua Malko.

En 1961, à la mort du dictateur Raphaël Trujillo, les « Marines » avaient débarqué pour restaurer la démocratie. Depuis, les liens économiques et politiques étaient très forts entre les deux pays.

— Bien sûr, reconnut Franck Woodmill. Mais ce sont des « latinos » et, au fond, ils ne nous aiment pas. Ils refuseront de l’extrader. C’est en tout cas l’avis du State Department et de nos propres experts. Quant au FBI, vous les connaissez… Ce sont des maniaques de la légalité.

» Donc, ils ne bougeront pas tant que les autorités locales n’auront pas arrêté Paul Kramer pour le leur livrer. Ça peut prendre quelques années.

Malko était en train de réfléchir à cette fuite bizarre.

— Pourquoi Paul Kramer a-t-il choisi Saint-Domingue et non Cuba ou directement un pays de l’Est ?

Le directeur adjoint des Opérations soupira :

— Je n’en sais rien. Apparemment, sa fuite s’est mal passée. Maxwell a sûrement raison. Igor Kokand devait être son traitant et n’a pu le contacter comme prévu, à cause de l’incident du Willard. Kramer s’est donc trouvé livré à lui-même après avoir été averti qu’il était grillé. Il a pris sa maîtresse sous le bras et s’est tiré.

» D’abord à Miami, probablement parce qu’il avait peur que les vols internationaux ne soient surveillés au départ de Dulles airport. Ensuite, de Miami, il n’avait pas de vol pour Cuba ou un pays de l’Est. Peut-être a-t-il un contact à Saint-Domingue ? Il pensait pouvoir gagner un autre pays à partir de là et il y a eu un contre-temps. Ou encore il attend un contact prévu là-bas ? Je n’en sais fichtre rien.

— Que fait-il à Saint-Domingue ?

— Rien. D’après nos informations, il passe son temps à baiser et à aller à la plage. Notre station locale le surveille, mais ils n’ont pas autorité pour agir. Notre chef de station, Henry Fairmont, a seulement obtenu de la police locale qu’on ne le laisse pas sortir du pays tant que la situation n’est pas claire. Pour l’instant, il n’a même pas essayé…

— C’est bizarre, non ?

— Plus que bizarre. Voilà un type qui file comme un pet sur une toile cirée et qui s’arrête après, comme si de rien n’était. On dirait qu’il se contente seulement de passer des vacances avec sa pute… Il n’y a qu’une seule façon de tirer cela au clair : le ramener et le confesser.

— Vos gens sur place n’ont pas essayé ?

— Je leur ai donné l’ordre de ne pas bouger. D’abord parce qu’ils ne sont pas de taille. Ensuite, tant que nous n’aurons pas mis un dispositif destiné à l’empêcher de s’échapper je veux l’endormir.

— Et le dispositif, c’est quoi ?

— D’abord, nous avons un excellent « clandestin » à Saint-Domingue, un certain Jim Harley, qui tient un bar dans la « zona colonial ». Il est prévenu et possède de nombreux contacts sur place. Notamment dans la police. De plus, vos amis Chris Jones et Milton Brabeck sont en train de faire leurs valises pour aller au soleil…

Chris et Milton étaient deux anciens du Secret Service récupérés par la CIA pour diverses basses besognes. Deux cents kilos de muscles à eux deux, pas de cas de conscience, une haine viscérale des ennemis de l’Amérique, un armement digne d’un porte-avions et un dévouement sans faille à Malko.

— Et moi, je complète votre dispositif ?

Franck lui jeta un regard choqué.

— Non, vous le dirigez. J’ai prévu que vous partiez ce soir. Sur Pointe à Pitre et ensuite, via Air France, pour Saint-Domingue.

— Une fois là-bas, enchaîna Malko, je vais poliment demander à Paul Kramer de me raconter sa vie de taupe ?

Franck eut un sourire féroce.

— Ne faites pas l’idiot. Je veux que vous le rameniez à la Ferme et qu’on le mette sur le grill jusqu’à ce qu’il crache tout ce qu’il sait.

Il n’avait pas élevé la voix, mais son ton donna froid dans le dos à Malko. Qui comprenait mieux pourquoi on avait fait appel à lui.

— Donc, ma mission consiste à procéder à l’enlèvement d’un citoyen américain en territoire étranger. Même à Saint-Domingue, cela doit être un délit.

Le DDO haussa les épaules, philosophe.

— S’il y avait un problème, dites-vous que j’aurais encore plus d’emmerdes que vous. Alors, ne vous faites pas prendre. Je vous ai préparé tout ce dont vous avez besoin.

Il poussa vers Malko une grosse enveloppe jaune en kraft. Malko était content au fond de retrouver Chris et Milton. Et après le froid de l’Autriche un peu de soleil ne lui ferait pas de mal. Dommage qu’Alexandra, sa pulpeuse fiancée, n’ait pu l’accompagner. L’histoire Paul Kramer l’intriguait.

— Je pourrais rencontrer la femme de Kramer avant de partir ? demanda Malko.

Le DDO lui jeta un coup d’oeil surpris.

— Si vous voulez, mais le FBI a déjà entièrement démonté la maison, retourné les matelas et démoli le sol de la cave. Plus des heures d’interrogatoires avec elle qui visiblement ne sait rien.

— Quand même…

Dans une affaire aussi tortueuse, autant ne rien négliger.

Franck le raccompagna et prit l’ascenseur avec lui. En traversant le hall au sol de marbre, Malko aperçut au passage l’inscription gravée dans le mur, à gauche de l’entrée :

« Et tu connaîtras la vérité, et la vérité t’affranchira ».

Il se demanda si Paul Kramer se doutait de ce qu’il l’attendait. Et si sa vérité était celle de Franck Woodmill.

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