Paul Kramer, pour la dixième fois, fixait d’un oeil distrait la même cassette vidéo porno. Au début, les images crues l’avaient émoustillé et il avait même profité du trouble de Kareen pour la sodomiser par surprise tandis qu’elle regardait l’étalon du film en faire autant à sa partenaire.
Depuis, l’anxiété et la banalisation avaient eu raison de son désir.
Kareen, vêtue d’un slip de maillot, s’arracha du lit et ouvrit le petit frigo.
— Merde, il n’y a plus de bière !
Elle se dirigea vers la porte et voulut l’ouvrir. Le battant résista. Elle examina la serrure quelques instants et se retourna interloquée et déjà hystérique :
— Mais on est enfermés !
Paul Kramer leva un oeil torve.
— Ça doit être une erreur, fit-il. Je vais appeler.
Il écrasa le bouton de la sonnette qui faisait venir le serveur passant la nourriture et les plats dans la chambre par un petit guichet. Cela faisait deux jours qu’ils se trouvaient dans cette chambre du motel Cabanas por el Mar, un des innombrables établissements semant l’avenida de Las Americas, à la sortie de Saint-Domingue. Des bungalows alignés dans les bananiers et les cocotiers. Chacun d’entre eux comportait un garage et une chambre communiquant avec une salle de bains rudimentaire, une télé et un magnétoscope Samsung. Les clients entraient en voiture dans le garage, passaient dans la chambre où ils déposaient sur un guichet l’argent de la location pour deux ou trois heures, 100 pesos. Un garçon venait récupérer l’argent et une éventuelle commande de boisson ou de repas… Ensuite, ils repartaient de la même façon. Tout était géré d’un bungalow central qui passait les cassettes pornos.
La discrétion absolue…
Toute la journée, les voitures se succédaient, avec des passagères s’aplatissant sur leur siège à l’entrée pour qu’on ne puisse pas les reconnaître…
C’est Mercedes, la jeune femme qui l’avait contacté en pleine rue, qui avait amené Paul et sa compagne dans ce motel, après lui avoir donné l’ordre de quitter leur hôtel. Succinctement, elle avait expliqué au défecteur de la CIA que « Mike » son « traitant » soviétique l’avait chargée, à travers de multiples intermédiaires, de veiller sur lui, en attendant qu’on puisse le faire partir pour un pays sûr où ses mérites seraient reconnus… Il n’avait pu prendre le contact prévu à cause de la surveillance du FBI à Washington, mais ses peines touchaient à leur fin…
Paul Kramer l’aurait embrassée. Sa joie était un peu retombée quand Mercedes l’avait averti :
— La CIA va tout faire pour vous retrouver. Nous savons qu’ils ont envoyé des tueurs pour vous abattre s’ils n’arrivent pas à vous faire revenir. Il faut vous cacher. Je m’occupe de tout. Une voiture viendra vous chercher dans une heure. Ne posez aucune question et faites ce que vous dira le chauffeur.
Cela s’était passé comme prévu. Kareen avait trouvé bizarre leur déménagement brusqué. En plus, Mercedes leur avait interdit de sortir. Finie la plage. Les premières heures, la vidéo l’avait distraite. Paul lui avait raconté une vague histoire de concurrence commerciale qu’elle avait fait semblant de gober… Le soir, Mercedes était revenue leur répéter de ne pas se montrer dehors et assurer Paul Kramer qu’il serait contacté par un « responsable ». Elle avait éludé toutes les questions et il ignorait même si c’était une Dominicaine travaillant pour un réseau de soutien communiste ou si elle était cubaine.
La seconde journée s’était écoulée, interminable et personne ne s’était montré. De nouveau, l’angoisse étreignait Paul Kramer. Il sursauta : Kareen était en train de secouer la porte comme une folle. Il bondit du lit et l’arracha du battant. Folle de rage, elle lui fit face.
— Qu’est-ce que c’est que cette salade ! hurla-t-elle. Pourquoi on est enfermés ? Je veux me tirer.
Violemment, Paul la gifla. Deux fois, trois fois, quatre fois. Jusqu’à ce qu’elle s’effondre en sanglots. Il la prit par les épaules et lui dit d’une voix pleine de fureur contenue :
— Écoute. J’ai décidé d’aller travailler dans un pays étranger pour des gens qui me paient très bien. Tu as vu ? Seulement, la CIA ne voulait pas que je parte. C’est pour cela que je dois me cacher, sinon, je serais obligé de revenir à Washingon et je n’aurais plus de fric. Tu veux continuer à te foutre à poil pour les connards des Good Guys ?
Elle baissa la tête, ses sanglots se calmant et demanda d’une petite voix :
— Où on va aller ?
— En Europe, fît-il évasivement.
Il n’eut pas le temps de préciser. Un coup venait d’être frappé à la porte. Une clef tourna dans la serrure et la porte fut rabattue vers l’intérieur. Personne n’entra. Intrigué, Paul Kramer fit un pas en avant, scrutant l’obscurité.
Une voix étouffée demanda aussitôt :
— Señor Kramer ?
— Oui.
— Je suis la personne que vous attendez. Suivez-moi.
Le pouls de Paul Kramer monta instantanément à 150.
Il rentra une seconde dans la chambre pour lancer à Kareen, matée :
— Je reviens !
— Fermez à clef, intima l’inconnu d’une voix sans réplique.
Paul s’exécuta, prit la clef et rejoignit l’homme qui le guida dans un sentier traversant les massifs de bananiers. Ils débouchèrent au bord de l’avenida de Las Americas. Ils traversèrent pour gagner les rochers surplombant la mer des Caraïbes. Les phares d’une voiture éclairèrent un visage basané et Paul Kramer fut déçu : ce n’était pas un Soviétique.
Il lui tendit la main et dit d’une voix un peu chargée d’emphase, en anglais rocailleux.
— Je suis le capitaine Manuel Rodriguez, des forces armées cubaines.
Un petit frisson parcourut Paul Kramer. Un Cubain des Services de Renseignement. Un de ceux contre qui il avait lutté pendant un quart de siècle.
— Enchanté, bredouilla-t-il. Vous êtes venu de la part de Mike ?
— Exact, confirma le Cubain, ma mission consiste à vous exfïltrer de la République Dominicaine vers Cuba. De là, vous serez acheminé à votre destination définitive. Moscou.
— Moscou ! répéta Paul Kramer.
— Bien sûr, renchérit le Cubain. Vous y serez récompensé comme vous le méritez et travaillerez désormais à bâtir la paix mondiale.
Toujours le même discours. Il avait l’impression de rêver. Mais il se reprit aussitôt.
— Que dois-je faire ?
— Rien, dit son interlocuteur. Je suis désolé de vous imposer cette résidence indigne de vous, mais le gouvernement de ce pays est aux ordres de l’impérialisme américain, aussi nous devons être prudents. Des agents de la CIA vous cherchent dans toute la ville. Il faudra partir clandestinement. Je suis en train de mettre les détails au point.
— Je vais attendre longtemps ? demanda anxieusement Paul Kramer.
— Non. Mais nous devons nous organiser. Les Américains ont promis une grosse prime. Je pense que je reviendrai vous chercher dans deux jours. D’ici là, courage. Vous n’avez besoin de rien ?
— Des journaux.
— Je vous en ferai porter.
— Et s’ils me découvrent ici ?
Le Cubain lui adressa un sourire rassurant.
— Ne craignez rien. Vous êtes sous notre protection.
Ils retraversèrent et avant de rentrer au motel, le Cubain étreignit Paul Kramer. Il sentait l’eau de toilette bon marché.
— Adios, amigo !
Il se perdit dans l’ombre des bas-côté et Paul le vit monter dans une voiture qui n’alluma pas ses feux de position tout de suite : impossible de distinguer son numéro. Un bon professionnel… Il regagna le bungalow à la fois exalté et angoissé. Cette fois, il devenait un traître à part entière. Il essaya de chasser de son esprit l’image de Mary et de ses deux enfants.
Kareen était prostrée sur le lit. Il annonça, fanfaron :
— Nous partons dans deux jours.
Le large rebord du feutre noir porté droit comme les Indiens de Bolivie cachait en partie le visage de Flor Mochis. Quand elle leva la tête, Malko aperçut deux yeux noirs étirés d’une dureté inattendue chez une femme, des pommettes saillantes et une large bouche pulpeuse rouge comme une grenade. Elle s’ouvrit sur des dents éblouissantes lorsque la jeune femme tendit à Malko une longue main fine.
— Buenos noches, señor.
Elle avait une voix rauque, comme si elle s’était rincé la gorge au rhum toute la journée. Sa lourde poitrine était enfermée dans un chemisier noir ouvert très bas ; son pantalon ajusté, de même couleur, disparaissait dans des santiags, sa taille était sanglée dans une large ceinture de cuir cloutée. Malko se dit que le lieutenant Flor Mochis était une des plus attirantes salopes tropicales qu’il ait jamais croisée.
— Allons nous asseoir, suggéra Jim Harley.
Le Raffles était déjà plein de Noirs bruyants, agglutinés au bar. Flor gagna la première un box dans la seconde salle, permettant à Malko d’admirer une croupe ronde et cambrée. Il ne s’attendait pas à une telle créature… Elle laissa tomber son sac sur la table avec un bruit sourd. Il contenait sûrement plus qu’un mouchoir et du rouge à lèvres. La serveuse déposait déjà devant elle une « Pinacolada » et Malko commanda une vodka.
Posément, elle ôta son feutre et planta son regard dans celui de Malko. Avec un intérêt non dissimulé. Les blonds ne couraient pas les rues à Saint-Domingue.
— Flor est un de mes meilleurs investissements dans ce pays, dit Jim Harley.
— Je n’en doute pas, assura Malko.
— Tu as trouvé quelque chose ? enchaîna aussitôt l’Américain.
Elle le toisa avec un sourire ironique.
— Tu crois que c’est facile ! Un peu de patience. J’ai alerté tous les lagartos[17] qui traînent. Ils vont venir, ils ont faim.
— Vous pensez que Paul Kramer est encore ici ? demanda Malko.
Elle écrasa une cacahuète dans ses longs doigts, expédiant à Malko un regard qui embrasa son ventre.
— J’ai vérifié à l’aéroport, j’y ai des amis… Rien du côté officiel. Chez les narcos, j’en aurais entendu parler. Par la frontière avec Haïti aussi. Il n’y a pas beaucoup d’étrangers qui s’y rendent en ce moment… À mon avis, Kramer n’a pas quitté le pays.
— Cuba n’est pas loin…
Elle acheva son verre, d’une longue gorgée.
— Claro que si ! fit-elle, mais il n’y a pas de liaisons. Même les pêcheurs de là-bas ne viennent pas.
On lui apporta une seconde « Pinacolada » qu’elle attaqua avec la même énergie.
Malko l’observait. Les boutons de son chemisier semblaient prêts à sauter sous la pression de ses seins. Son regard remonta, croisant celui de Flor. Il crut y lire quelque chose de sexuel et de violent. Et, brutalement, la lumière s’éteignit.
Jim Harley jura.
— Shit ! La panne.
Toute la rue s’était éteinte. Au bar, on s’affairait autour des bougies. Malko demanda :
— Ça peut durer longtemps ?
— Quelques heures ou quelques jours, dit l’Américain, tout ce quartier est pourri.
— Et on coupe chez les pauvres avant les riches ! compléta Flor Mochis.
Quand la serveuse vint poser une bougie sur la table, Malko s’aperçut qu’elle avait déjà vidé sa seconde « Pinacolada »… Jim Harley se leva pour aller s’occuper du groupe électrogène. Flor héla la serveuse d’un geste autoritaire. Quelques secondes plus tard, on lui apportait une « Pinacolada » toute neuve.
Flor y trempa ses lèvres et tourna vers Malko des yeux où dansait la lueur de la bougie. Ils étaient les seuls dans leur coin, mais au bar, les consommateurs s’étaient mis à chanter. Sa cuisse s’appuyait contre celle de Malko, assis à côté d’elle sur la banquette.
— Première fois que vous venez à Saint-Domingue ?
— Oui.
— Vous aimez ?
— Beaucoup. Les femmes sont superbes. Vous particulièrement.
Elle eut un rire de gorge, rauque et chaud.
— Claro que si ! et elles aiment les hommes. Ici, on fait tout le temps l’amour. Les hommes riches ont trois ou quatre maîtresses qu’ils voient tous les jours.
— Vous êtes mariée ?
— Non.
Elle lui souriait dans la pénombre, sa cuisse toujours collée à la sienne.
Elle se pencha pour prendre son verre : un de ses seins s’appuya contre la main de Malko et il s’aperçut qu’elle ne portait pas de soutien-gorge. Un contact électrique qui sembla troubler Flor autant que Malko. Elle renversa la tête en arrière sur le dossier de la banquette, les seins dardés, les pointes se dessinant sous la soie.
Lentement, elle tourna son visage vers lui. Ses yeux noirs avaient un éclat magnétique. Leurs regards restèrent accrochés.
Et la lumière se ralluma… Saluée par les hurlements des clients du bar. Aussitôt un merengue endiablé jaillit des haut-parleurs. La tension entre Flor et Malko baissa d’un cran.
Un homme traversa la salle, s’approchant d’eux. Flor Mochis leva la tête et lui lança d’une voix froide.
— Hola, Juan, que tal ?
Le dénommé Juan se pencha à son oreille après lui avoir adressé un sourire servile et se mit à chuchoter. Flor ne bronchait pas. Quand il eut fini, elle prit dans son sac quelques billets, en fit une boule et la fourra dans la main de son informateur qu’elle congédia d’une tape sur la hanche.
Malko remarqua que le dénommé Juan semblait encore plus fasciné par les seins de Flor que par sa prime. C’était rare de rencontrer un bombe sexuelle de cet acabit… Dès qu’il se fut éloigné, elle se tourna vers Malko.
— Le señor Kramer est sous la protection du colonel Ricardo Gomez. Il est caché dans un motel et s’apprête à quitter Saint-Domingue.