Chapitre IX

Malko resta figé d’horreur. À part la rumeur lointaine des klaxons on n’entendait que le bourdonnement des grosses mouches attirées par le sang. Jim Harley n’avait pas vu son assassin, les yeux cachés sous les coques. Ce dernier n’avait frappé qu’une fois, avec une force colossale, lui faisant éclater le coeur sous le choc. La mort avait dû être instantanée. Malko trouva brusquement rassurant le poids du PPK glissé dans sa ceinture sous sa chemise.

Avait-on tué Jim Harley pour intimider Malko ou parce qu’il avait appris quelque chose ?

Il pensa aussitôt à Flor Mochis. Il n’y avait plus rien à faire pour Jim Harley, mais la femme-policier ignorait peut-être encore ce qui lui était arrivé… Malko redescendit l’escalier étroit quatre à quatre, rejoignant Chris et Milton tassés dans la Colt.

— Jim a été assassiné, annonça-t-il. J’espère que Flor Mochis…

Les deux Américains contemplaient les rues étroites de la zona colonial avec hostilité. Comme si l’assassin les guettait, eux aussi. Malko dévala la calle Hostos et tourna à droite. Chris et Milton étaient muets, prêts à défourailler à la moindre alerte.

Un bloc avant la masure où habitait Flor, il aperçut une Chevrolet verte déglinguée de la police, avec quatre policiers casqués à bord. Deux autres veillaient devant la porte. Il descendit, suivi des deux gorilles. Un civil avec une chemise à fleurs leur barra le chemin.

No pasan, caballeros.

Chris Jones exhiba aussitôt sa carte du Secret Service. Plus que le document, leur carrure poussa le policier dominicain à s’effacer. Malko monta le premier l’escalier branlant. La porte de l’appartement de Flor Mochis était ouverte. Malko fut pris à la gorge par l’odeur du sang. Il y en avait partout sur le mur, en longues traînées, avec des dizaines d’impacts. Des objets étaient brisés, une lampe pulvérisée. Il se retourna : le policier en chemise à fleurs l’observait, encadré par les deux gorilles.

— Où est Flor Mochis ? demanda Malko.

— C’était une de vos amies ? répondit le policier en mauvais anglais.

— Oui.

— On l’a abattue, ce matin très tôt. Deux hommes qu’on n’a pas encore retrouvés.

Sans mot dire, Malko fit demi-tour, la gorge serrée et reprit l’escalier. La réaction du colonel Gomez avait été rapide et brutale. L’affaire Kramer prenait un tour de plus en plus violent. Malko avait du mal à croire que les Soviétiques aient mis en route une telle logistique pour un défecteur de second plan. Des hommes comme le colonel Gomez coûtaient cher. Sans compter les répercussions politiques.

Une surprise les attendait en bas. Les quatre policiers casqués étaient sortis de voiture et les entourèrent, armes au poing. Celui en chemise à fleurs arriva sur leurs talons.

Caballeros, dit-il avec une politesse affectée, je suis obligé de vous demander de me suivre à la DNI. Le colonel Diego Garcia souhaiterait vous rencontrer.

Il n’y avait pas vraiment à discuter… Malko monta à l’arrière de la Chevrolet, encadré par deux policiers et l’homme en chemise à fleurs prit le volant de la Colt, avec un autre casqué, emmenant les gorilles. Il leur fallut près d’une demi-heure, en dépit du gyrophare, pour atteindre l’esplanade où se dressait fièrement « El Capitolio », le palais de feu Raphaël Trujillo, juste un peu plus grand que la Maison Blanche. Un chemin montait à droite. Ils s’y engagèrent. À peine eurent-ils stoppé qu’une nuée de policiers en civil se rua à la curée.

On fit sortir Malko, on le colla contre le mur pour le fouiller. Comme il protestait, un coup de crosse douloureux sur la nuque le fit taire. Un des policiers poussa un glapissement de joie en trouvant le PPK, ameutant aussitôt ses copains.

Blancs de fureur, Chris Jones et Milton Brabeck ne pouvaient pas bouger le petit doigt, braqués par des pistolets-mitrailleurs. Eux aussi furent soulagés de leur artillerie et tirés vers le bâtiment de la DNI. Malko, traîné par deux policiers en gris, protesta :

— Prévenez Henry Fairmont à l’ambassade américaine.

Un coup de poing lui ferma la bouche et il se retrouva dans une cellule repoussante de saleté. La porte claqua et les policiers en gris disparurent, après lui avoir donné quelques ultimes coups de matraque.

Et pendant ce temps-là, Paul Kramer courait toujours.


* * *

Des glapissements en espagnol arrachèrent Malko à sa torpeur. Il jeta un coup d’oeil à sa montre, constatant que près de deux heures s’étaient écoulées depuis leur arrestation… La porte de sa cellule s’ouvrit. Il aperçut un officier sanglé dans une tenue kaki impeccable, arborant une splendide casquette, un colt à crosse d’ivoire à la ceinture, un visage plissé et avenant de vieille fripouille tropicale. Il houspillait un des policiers qui avaient maltraité Malko, aussi gris que son uniforme.

Le policier entra dans sa cellule, aida Malko à se lever, commença à l’épousseter, absolument et délibérément servile.

— Votre Grâce, commença-t-il, il s’agit…

L’officier l’écarta, violemment, glapissant.

— Disparais de ma vue ! insecte puant. Tu seras révoqué, chassé de ce corps d’élite que tu déshonores.

L’autre fila comme un rat le long du couloir. L’officier retrouva un sourire radieux, tendant la main à Malko.

Con mucho gusto, señor Linge, je suis le colonel Diego Garcia, le responsable de la Direction National de Informaciones. Je viens seulement d’être averti de cette impardonnable erreur. Je suis l’ami indéfectible du señor Henrique Fairmont. C’est un plaisir de collaborer avec un caballero de sa qualité.

Tout en parlant, il le conduisit jusqu’à un bureau spacieux, décoré des fanions de différents corps de polices. Chris Jones et Milton Brabeck s’y trouvaient déjà, en train de se réharnacher.

Un autre policier rendit à Malko son argent et son PPK, l’assurant de son amitié étemelle, tant qu’il serait à Saint-Domingue. Le colonel Garcia l’observait avec un sourire.

— Mes hommes ont cru que vous étiez impliqué dans le meurtre de Flor Mochis, dit-il, il faut les excuser.

— Savez-vous qui l’a tuée ?

Le colonel Garcia eut une mimique découragée.

— Hélas non, mais nous ferons tout pour découvrir les meurtriers. Comme celui de Jim Harley. Là, nous avons une piste.

— Laquelle ?

— Un docker, un homme de main des narcotraficantes. Il a déjà tué deux personnes avec la même arme. Il en avait volé un stock sur les quais. Cette fois, nous allons l’attraper…

Il s’interrompit pour allumer un cigarillo et continua d’un ton chaleureux :

— Le señor Fairmont m’a expliqué le but de votre séjour à Saint-Domingue. Bien entendu, la DNI fera tout ce qu’elle pourra pour vous aider à retrouver ce Paul Kramer.

— Vous n’avez aucune idée de l’endroit où il peut être ?

— Aucune, affirma le colonel Garcia. Vous savez, nous sommes en démocratie et les gens circulent librement. Il semble avoir des alliés ici, probablement des narcotrafîcantes. J’ai donné des instructions pour qu’on fasse l’impossible. Mais il a dû quitter le pays.

Malko n’en croyait rien. Le double meurtre de Jim et Flor, suivant l’attaque dont il avait été victime deux jours plus tôt signifiait qu’il gênait. Mais l’air patelin du colonel Garcia ne l’incitait pas aux confidences.

— N’hésitez pas à revenir me voir, affirma l’officier, maintenant, mes hommes vous connaissent. Ainsi que ces caballeros, ajouta-t-il, désignant Chris et Milton, figés dans un silence réprobateur.

Il les raccompagna jusqu’à la Colt. Dès qu’ils furent seuls, Chris explosa.

— La prochaine fois que ces singes me touchent, il y aura du sang sur les murs.

Milton le calma.

— Si t’avais bougé, cette fois, ç’aurait été le tien.

Malko descendait une allée du quartier résidentiel des Trujillistes, bordée de charmants bungalows. Il lui restait une seule piste pour localiser Paul Kramer.

— Jim devait voir un de ses amis, un barman qui s’appelle Jésus, dit-il. On va lui rendre visite.


* * *

L’hôtel Embajador se trouvait au fond d’une allée donnant sur l’avenida Sarasota, à l’est de la ville. Le hall était sombre et sentait le moisi. À peine les trois hommes furent-ils entrés qu’une pute enfouie dans un des fauteuils du hall leur adressa des signes désespérés.

Malko alla jusqu’au bar, fermé. Il s’approcha de la réception.

— Je cherche Jésus, le barman.

— Il travaille à la piscine aujourd’hui, señor, dit le réceptionniste.

Il y avait un restaurant en plein air, avec pas mal de monde. Malko, de la porte, examina les serveurs.

L’un d’eux était rondouillard, très soigné, ses rares cheveux bien peignés et ondulait légèrement en marchant. Tout à fait le profil d’un ami du malheureux Jim Harley. Malko et les gorilles s’installèrent à une table dans la partie dont il s’occupait. Dès qu’ils furent assis, le serveur s’approcha, adressant un discret sourire énamouré à Malko.

Caballeros…

Malko lui rendit son sourire.

— Je suis un ami de Jim Harley, annonça-t-il. Je pourrais vous dire un mot ?

Une lueur intriguée passa dans les yeux noirs du garçon qui regarda Malko avec encore plus d’attention ; ce dernier se leva et le prit à part.

— Jim vous avait réclamé une information concernant le colonel Gomez. Avez-vous pu l’avoir ?

Jésus se ferma instantanément.

Señor, je ne sais pas de quoi vous parlez… Il faudrait lui demander, si vous êtes son ami.

— Impossible, fit Malko. Jim est mort.

Les yeux noirs de Jésus parurent s’enfoncer dans leurs orbites.

— Mort ! dit-il d’une voix bouleversée. Mais je l’ai vu hier soir. Il allait très bien.

— Il a été assassiné, ce matin.

Madre de Dios ! murmura Jésus. C’est impossible.

Il regarda Malko comme si c’était le diable.

— Qui êtes-vous, señor !

— Un ami de Jim, je vous l’ai dit.

L’homosexuel semblait terrifié. Il recula, livide.

— Je vais vous envoyer quelqu’un pour la commande, je ne me sens pas bien.

Il s’éloigna, contournant la piscine. Malko le rejoignit derrière un bananier. Il était en train de vomir. En voyant Malko, il tenta de s’enfuir.

Ce dernier l’attrapa pas le bras.

— Il faut me dire ce que vous avez appris à Jim, insista-t-il. C’est pour cela qu’il a été tué. Et vous risquez le même sort.

L’autre leva sur lui des yeux horrifiés.

— Moi ?

— Oui. C’est pour moi que Jim travaillait. C’est moi qui cherche le gringo protégé par le colonel Gomez.

Jésus était décomposé. Il essuya la bile qui coulait sur son menton et lança d’une voix gémissante :

— Mais je ne sais pas où il est…

— Qu’avez-vous dit à Jim Harley ?

Le barman hésita d’interminables secondes, se moucha, cracha encore un peu de bile avant de lâcher :

— La fille du colonel Gomez, Margarita, est très amoureuse d’un major de l’armée sandiniste qui travaille à l’ambassade du Nicaragua. Ils se retrouvent souvent ici, au bar, et ensuite vont faire l’amour dans une chambre, ou elle l’emmène chez elle.

Enfin, il découvrait le lien entre le colonel Gomez et les Cubains.

— Il y a des Cubains à l’ambassade du Nicaragua ?

— Un seul, fit Jésus, mais j’ignore son nom.

— C’est tout ce que vous a demandé Jim ?

— Non, il voulait savoir quelle voiture utilisait Margarita. C’est une Chevrolet Caprice bleue toute neuve. En plaque exonerado, à cause de son père.

La boucle était bouclée. C’était vraisemblablement la voiture qui était venue chercher Paul Kramer et sa copine au motel… Il y avait donc de fortes chances pour que l’Américain soit caché chez la fille du colonel Gomez.

— Cette Margarita, demanda Malko, elle est en bons termes avec son père ?

Jésus approuva.

— Bien sûr. Il lui paie tout ce qu’elle veut.

— Vous savez où elle habite ?

— Quelque part du côté du Jardin Botanique… Une très belle maison.

— Vous croyez qu’elle va venir aujourd’hui ?

— Je ne sais pas mais elle déjeune tous les jours avec le major au Vesuvio le restaurant italien sur le Malecon.

Il avait repris un peu son sang-froid et demanda humblement :

Señor, c’est vrai que Jim est mort ?

— Oui, dit Malko. Et il faut que vous fassiez attention. Le colonel Gomez risque de se venger aussi sur vous. Prenez quelques jours de repos.

— Mon Dieu ! fit Jésus. Vous me faites peur.

Il était effectivement livide. Malko sortit de sa poche une liasse de pesos et les lui fourra dans la main.

— Merci et bonne chance, dit-il.

L’abandonnant sous son bananier, il regagna la table. Souhaitant que Jésus ne soit pas la troisième victime du colonel Gomez. Chris et Milton contemplaient avidement deux superbes langoustes qu’on venait de déposer en face d’eux.

— On s’en va, dit Malko.

Chris faillit se trouver mal.

— Mais on vient juste de commander.

— Emportez-la dans votre poche, dit Malko. Vous ne croyez pas que vous vous êtes assez relâchés… ?

Penauds, ils se levèrent. Milton mâchait encore une énorme bouchée. Cette fois, Malko était bien décidé à ne pas arriver avec un métro de retard.


* * *

Les effluves des pots d’échappement des voitures défilant sur le Malecon pimentaient harmonieusement la sauce béarnaise des langoustes servies à la terrasse du Vesuvio. Chris et Milton avaient retrouvé le sourire, se goinfrant de langoustes gigantesques noyées dans des flots de coca… Malko avait examiné tous les clients du restaurant sans apercevoir personne qui puisse être le major sandiniste, ou Magarita Gomez… Soudain une voiture entra dans le parking : une Toyota en plaque diplomatique. Un grand moustachu en émergea, légèrement enveloppé, en saharienne beige, avec une fine moustache et les cheveux soigneusement brillantinés, le profil romain et la chevalière discrète.

L’archétype du macho sud-américain…

Il prit place à une table en plein soleil et, aussitôt, un petit cireur se précipita à ses pieds. Le visage tourné vers le ciel, la tête rejetée en arrière, l’homme se laissa faire, parfaite illustration de l’esclavage en Amérique latine… Le cireur n’avait pas fini quand apparut une petite bombe sexuelle. Une fille très brune, tout en courbes, petite, la taille serrée dans une large ceinture, juchée sur des talons de quinze centimètres, une poitrine énorme qui la tirait en avant, avec une grosse bouche rouge et des yeux outrageusement maquillés. Le balancement de sa démarche avait visiblement pour but de pousser tous les mâles présents au viol.

Le macho se leva, bousculant le cireur et étreignit l’arrivante qui en profita pour se frotter ostensiblement contre lui. Elle lui atteignait tout juste l’épaule.

Sans aucun doute, le major sandiniste et Margarita, la fille du colonel Gomez…

Les deux amoureux se mirent à roucouler. Main dans la main, ils flirtaient, s’embrassaient, se touchaient, se préparaient visiblement à faire l’amour.

Malko abandonna sa langouste pour aller inspecter le parking. Il repéra aussitôt une superbe Chevrolet Caprice bleue…

Il retourna à sa place, définitivement rassuré. Inquiets, Milton et Chris mirent les bouchées doubles, avalant dans leur précipitation autant de carapace que de chair. Précaution inutile : une heure plus tard, ils étaient encore dans la Colt garée un peu plus loin tandis que le major sandiniste et Margarita flirtaient à bouche que veux-tu devant des cafés froids. Ils partirent enfin, vers le parking. Margarita Gomez prit le volant de la Chevrolet bleue, son chevalier servant à côté.

Enlacés, ils enfilèrent le Malecon vers l’est pour prendre ensuite l’avenue Abraham Lincoln, montant vers le nord. La circulation était intense et ils mirent une demi-heure à atteindre un quartier de villas somptueuses. Margarita tourna dans une voie étroite, l’avenida Las Palmas et ralentit devant une propriété au mur d’enceinte peint en bleu, s’arrêtant devant un grand portail de bois. Elle donna un coup de klaxon impérieux et quelques instants plus tard, la porte coulissa, poussée par deux hommes. Malko était à quelques mètres derrière. Les battements de son coeur s’accélérèrent : un des deux hommes était le survivant du commando, celui qui avait voulu l’égorger avec son rasoir au monument de Raphaël Trujillo.

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