Chapitre XVIII

La voiture fut secouée par une série de chocs sourds, tandis que le claquement ultra rapide des détonations parvenait faiblement jusqu’à Malko. La lunette arrière devint instantanément opaque. Instinctivement, Malko avait plongé sur la banquette. Ignorant, comme le tueur, que les glaces de ce véhicule utilisé pour des missions spéciales étaient à l’épreuve des balles. Médusé, le faux « Marine », son chargeur vide, contemplait la lunette arrière constellée d’impacts, mais intacte.

Le bras tendu, le second « Marine » visait Milton Brabeck encore assis au volant. Il appuya sur la détente et son projectile, comme les autres, s’écrasa sur la glace à demi levée.

D’un coup d’épaule, Milton Brabeck repoussa violemment la portière, déséquilibrant son adversaire qui tituba en arrière, lâchant son pistolet ; le gorille roula sur la chaussée au moment où le second tueur, toujours posté derrière la voiture, remettait un chargeur dans son arme. Milton Brabeck n’eut pas le temps de dégainer son 44 Magnum israélien, l’autre l’arrosait déjà au pistolet-mitrailleur. Le gorille dut ramper devant la calandre. Malko arracha son Cobra de sa ceinture, entrouvrit la portière et plongea à terre pour venir dégager Milton Brabeck. Ce dernier, à plat-ventre, attendait une occasion.

— Planquez-vous ! lança-t-il à Malko.

Le faux « Marine » au pistolet, après avoir ramassé son arme, venait de bondir dans la voiture soi-disant en panne, rabattant le capot au passage. Aussitôt, son compagnon lâcha une nouvelle rafale dans les pneus de la Pontiac, faisant exploser les feux arrière. Milton riposta, mais étant donné sa position le rata. L’autre tira sous la voiture, forçant Malko et Milton à se réfugier dans le fossé.

Le faux « Marine », se rendant compte que le guet-apens avait échoué, continuait à lâcher de courtes rafales bien contrôlées avec un calme étonnant. Il est vrai qu’à cet endroit éloigné de toute habitation, les coups de feu n’attiraient l’attention de personne. Derrière eux, c’était le cimetière, et devant un énorme rond-point où se croisaient les freeways menant à Arlington Bridge. Le « Marine » au pistolet-mitrailleur atteignit sa voiture. Son compagnon était déjà au volant. Il ouvrit la portière.

Malko releva la tête juste le temps de presser une fois sa détente. Le projectile frappa le faux « Marine » en pleine poitrine, le rejetant à l’intérieur de la voiture, qui démarra, portière ouverte… Milton Brabeck, jaillissant de son fossé, tira à son tour trois coups successifs. Sans résultat apparent. Les deux hommes virent même celui touché par Malko se redresser.

Shit, il avait un gilet, explosa Milton.

Bondissant au volant, il passa en low et démarra. La voiture des tueurs venait de s’engager sur le George Washington, le freeway en direction de Crystal City et de l’aéroport.

Milton et Malko ne firent pas vingt mètres. Il y eut d’abord une effroyable odeur de brûlé, puis la Buick se mit à zigzaguer et même la poigne solide de Milton Brabeck ne put la maintenir en ligne. Ils terminèrent les deux roues avant à moitié dans le fossé… Juste avant d’arriver au freeway. Le vrai « Marine » de garde dans la guérite à l’entrée du cimetière arrivait en courant.

Milton était déjà penché sur son Motorola, appelant Franck Woodmill à la « safe-house ».

— Nous venons d’être attaqués, annonça-t-il. Deux faux « Marines » à la sortie d’Arlington. Je vous rappelle.

Le « Marine », essoufflé, braquait déjà son M. 16 sur les deux hommes.

Freeze ![28]

C’était un jeune soldat à la nuque rasée, visiblement décontenancé par cet incident unique dans les annales d’Arlington.

Secret Service ! cria Milton Brabeck, lui jetant son portefeuille avec son badge.

Le « Marine » l’examina et baissa son fusil.

— Que se passe-t-il, Sir ?

— Vous le voyez, fit sobrement Milton, on nous a tiré dessus. Vous avez le téléphone dans votre guérite. Il faut appeler la State police et le FBI.

Ils y coururent tous les trois. Malko se retourna. L’Econoline blanche avait disparu depuis longtemps de l’autre côté du Potomac. Il n’en revenait pas de cette attaque brutale. Il repensa à l’homme qu’il avait cru voir l’observer. Le KGB avait donc bien un système de surveillance. Ce qui venait de se passer ne pouvait avoir qu’une signification : William Nolan était bien la « super-taupe » du KGB et celui-ci venait de tenter une manoeuvre désespérée pour gagner du temps. Une chose échappait à Malko. En quoi la surveillance de la tombe de John Nolan avait-elle pu déclencher une riposte aussi brutale ? Et Jessica ? Avait-elle été repérée ?

Milton Brabeck s’expliqua brièvement au téléphone et raccrocha.

— On va venir nous chercher, annonça-t-il.


* * *

Une Ford blanche s'engagea à tombeau ouvert dans Memorial Drive, un gyrophare sur le toit, sirène hurlante. Malko et Milton Brabeck trépignaient depuis dix minutes. À bord du véhicule se trouvaient deux agents du FBI. Milton Brabeck s'identifia, puis lui et Malko montèrent dans le véhicule qui repartit aussitôt sur le Jefferson Davis Highway, longeant le Potomac.

— Le véhicule des tueurs n’a pas encore été retrouvé, Sir, annonça un des agents du FBI. Mais la zone est quadrillée jusqu’à Alexandria et des barrages ont été installés partout dans un rayon de cent milles. L’aéroport est fouillé également.

Deux cents mètres plus loin un « trooper[29] » gigantesque, riot-gun coincé contre la hanche, leur fit signe de s’arrêter. Deux voitures de la State police en chicane interdisaient le passage. Milton ricana.

— Toujours aussi cons ! Comme s’ils les avaient attendus.

Ils repartirent vers Cristal City, la ville hyper-moderne en construction juste en face de l’aéroport. Croisant plusieurs voitures de police. Ils achevaient de la traverser lorsque la radio s’anima.

— Un véhicule abandonné dans le lot 5 du parking de l’aéroport, annonça une voix anonyme. Vitre arrière brisée. Traces d’impacts, nous vérifions.

Le chauffeur du FBI mit son gyrophare sur le toit et accéléra. Dix minutes plus tard, ils arrivaient au parking N° 5 qui grouillait de policiers en civil et en uniforme. Des barrières jaunes avaient été placées autour d’un véhicule gris dont le coffre était ouvert. Un sergent s’approcha, tenant une tunique de Marine.

— Il y avait deux tenues complètes dans le coffre, Sir. Ils se sont changés et ils ont dû prendre l’avion…

Milton secoua la tête, sceptique. Le parking d’un aéroport était l’endroit idéal pour changer de tenue et de voiture. Mais l’avion était un risque pour des professionnels.

— Fouillez l’aéroport, dit-il sans conviction.

Malko partageait son analyse. Les deux tueurs étaient sûrement venus d’ailleurs. Mais ils ne repartiraient que par un moyen sûr. Pas l’avion. Des clandestins du KGB ou des « contractuels ». Ils n’étaient pas de Washington, ville trop petite. Ce qui supposait une vaste opération. Les Russes ne se lançaient pas dans ce genre d’affaire sans un motif grave.

Il pensa aussitôt à Jessica. Est-ce que le plan du KGB se bornait uniquement à l’élimination de Malko et de Milton ? Il se tourna vers ce dernier :

— Filez chez Jessica et ramenez-la à la « safe-house », fit-il. J’ai peur qu’elle soit en danger. Je vais retrouver Franck.


* * *

Franck Woodmill était au téléphone lorsque Malko entra, utilisant sa clef. Milton était parti bien avant lui du National Airport récupérer Jessica. Le Directeur adjoint des Opérations raccrocha et secoua la tête.

— Nous sommes dans de beaux draps ! lança-t-il.

— Pourquoi ?

Il n’eut pas le temps de répondre, coupé par la sonnette de l’entrée.

Malko alla ouvrir. C’était Milton. Seul.

— Où est Jessica ?

— Je ne sais pas, dit le gorille. J’ai sonné, il n’y a personne.

— Il faut y retourner, fit Malko.

— Attendez ! fit Franck Woodmill. Le FBI veut interroger Mister Brabeck sur les raisons de sa présence à Arlington. Or, bien entendu, il n’est pas question de leur révéler la vérité. Il va donc être obligé de leur mentir. Sous serment.

Milton Brabeck pâlit. C’était une chose qu’il n’avait jamais faite de sa vie.

— Je le ferai, Sir, dit-il. Vous croyez qu’ils me passeront au « lie-detector » ?

— Pas dans l’immédiat, affirma le Directeur adjoint des Opérations. Il faut gagner du temps. Moi aussi, je vais être questionné. Par chance, le DCI est en déplacement pour quatre jours, en Europe.

— Et son adjoint ?

La Taupe… Qui, lui, avait sûrement déjà compris. Cela devenait kafkaien.

— Je vais lui mentir, dit Franck Woodmill, mais tout ça ne peut pas durer. Avec le FBI, je vais louvoyer. Je suis en bons termes avec le patron de Washington DC. Si je lui promets la vérité dans quelques jours, il retiendra ses chiens.

— Vous n’avez plus besoin de moi ? demanda Milton.

— Non, dit Malko, filez chez Jessica. Je vous y retrouverai.

— Que s’est-il passé ? demanda Franck Woodmill.

Quand il eut entendu le récit complet de Malko, il alluma un cigare, pensif.

— Je ne comprends pas, avoua-t-il. Une telle action du KGB ne peut que confirmer nos soupçons envers William Nolan.

— Évidemment, dit Malko. Le seul fait qu’il soit soupçonné est déjà catastrophique à leurs yeux. Il est grillé. Le sens de cette attaque est peut-être de l’avertir. Qu’il se mette en sommeil avant qu’il ne soit trop tard.

— Vous devez avoir raison, admit le Directeur adjoint des Opérations. Et cela veut dire que nous allons nous retrouver sans aucune preuve.

— Il reste Harry Feinstein, remarqua Malko. Si on arrive à le faire craquer, il peut amener la preuve qui manque. Il est certainement le lien entre le KGB et William Nolan.

— Je m’en occupe, dit Woodmill. Je vais réfléchir à la conduite à tenir vis-à-vis du FBI. Je reste encore ici une heure. Allez retrouver Jessica. Si elle a quelque chose d’important, rappelez-moi.


* * *

La petite rue calme où se trouvait te bungalow de Jessica Hayes était toujours aussi paisible. Malko repéra immédiatement la voiture de Milton Brabeck à côté d’un énorme tas de bois de chauffage et vint s’arrêter à côté.

Milton en émergea, l’air soucieux.

— Elle n’est toujours pas là, annonça-t-il.

Malko examina les lieux. La porte du garage était fermée, et à moins de la forcer, il était impossible de savoir si une voiture se trouvait à l’intérieur. Jessica avait dû aller faire une course après avoir été chercher sa fille à l’école. Ignorant l’attaque dont il avait été victime, elle n’avait aucune raison de s’alarmer.

— Restez là, demanda-t-il à Milton, je vais faire un tour dans Wisconsin voir ce qui se trame du côté de notre ami Harry Feinstein.

— Si vous allez dans le coin, dit Milton Brabeck, vous pourriez passer trente secondes voir Chris ? Je lui avais promis de venir. S’il ne me voit pas, il va s’inquiéter.

— Pas de problème, promit Malko. À tout à l’heure.

Il regagna Foxhall Road et de là, Wisconsin. L’Econoline blanche de Harry Feinstein était garée devant son magasin, la vitrine éclairée. Il ne s’attarda pas et fila jusqu’à Reservoir Avenue. Le Georgetown Memorial Hospital occupait un bloc entier, avec une succession de buildings en brique rouge, tous plus tristes les uns que les autres.


* * *

Chris Jones était plongé dans la lecture de Sports Illustrated. Son visage s’éclaira en voyant Malko.

— Je suis content de vous voir ! Mais où est Milton ? Il est mort ?

Malko attira une chaise à lui.

— Vous n’étiez pas loin de la vérité…

Il lui raconta l’attaque dont ils venaient d’être l’objet. On avait retrouvé des douilles de 9 mm, vraisemblablement tirées par un « Skorpio », l’arme de prédilection des terroristes… Chris Jones hocha la tête et gratta les bandages de son estomac.

— Il a fallu une sacrée organisation. Une opération comme celle-là demande une dizaine de personnes, une logistique importante. Ils l’avaient prévu depuis plusieurs jours… Mais ils n’ont rien à gagner à attirer l’attention sur leur Taupe. Ils savent bien que, même s’ils vous avaient abattus tous les deux, la Company aurait cherché plus loin. À moins que cela n’ait servi à signifier à la Taupe que sa « boîte à lettres morte » était grillée…

— Vous croyez qu’ils n’ont pas d’autres moyens ?

— Je ne sais pas, fit le gorille. Pour un type comme lui, le problème, ce sont les communications. Il faut qu’il puisse évacuer sa « production », mais il n’a pratiquement pas de contacts avec sa Centrale… Si le KGB s’est aperçu que la tombe de son fils était surveillée, ils n’ont peut-être trouvé que ce moyen pour lui faire savoir rapidement qu’il était grillé…

Cela rejoignait ce que pensait Malko. Et si cette hypothèse se vérifiait, on ne saurait jamais de façon certaine si William Nolan avait trahi. Il lui suffisait de ne plus rien fournir aux Soviétiques. Sauf si Harry Feinstein mangeait le morceau… Mais ce dernier était un professionnel et ne se laisserait pas avoir facilement.

Malko se leva. Les longues visites fatiguaient Chris Jones et il avait hâte d’aller interroger Jessica Hayes.

— Je vous tiens au courant, Chris, dit-il.

Du hall de l’hôpital, il appela le numéro de l’analyste : toujours pas de réponse. Elle n’était donc pas encore rentrée et il n’y avait plus qu’à aller rejoindre Milton. À deux le temps passerait plus vite.

Il allait quitter l’hôpital quand une silhouette se dressa brusquement devant lui.

— Mister Linge ?

C’était l’ex-strip-teaseuse, Kareen Norwood, qui émergeait du bureau des admissions ! Les cheveux réunis en queue de cheval, vêtue d’un pull et d’un pantalon de lastex collant, pas maquillée, elle faisait très jeune. Elle avait une petite valise à ses pieds.

— Vous m’avez reconnu ? dit Malko, amusé et un peu surpris, bien qu’il connaisse la présence de Kareen Norwood au Georgetown Hospital.

— Bien sûr ! Vous étiez venu me voir ?

— Non, mais je vois que vous allez mieux.

— Heureusement ! fît-elle en riant. C’était surtout les saloperies de drogues que m’avaient fait prendre ces ordures de « latinos ». Déjà, je ne les aimais pas avant… Je ne suis pas près de retourner dans les Caraïbes.

— Je peux vous aider ? demanda Malko en lui prenant sa valise.

— Oh, je vais chez moi. Vous pourriez me déposer ?

— Si vous voulez, fit-il avec galanterie.

Milton veillait et il n’était pas à cinq minutes près.

— Tant mieux, j’économiserai un taxi… Il va falloir que je me remette au boulot… Je n’ai plus un dollar.

Elle s’installa dans la Pontiac toute neuve avec volupté, et soupira :

— Pauvre Paul, cela me fait un drôle d’effet de me dire qu’il est mort. Et que c’est un peu à cause de moi.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il avait besoin d’argent pour m’en donner, dit-elle avec simplicité. Et il n’en gagnait pas beaucoup. Mais jamais je n’aurais imaginé qu’il fasse un truc pareil. Il était devenu cinglé ou quoi…

Ils remontaient la 15e Rue à une allure d’escargot. À cette heure-là, la circulation dans Georgetown était une horreur, à cause des multiples « Stop » où les conducteurs semblaient s’endormir. Kareen Norwood lui glissa un coup d’oeil aguicheur.

— Vous restez encore à Washington longtemps ? Si vous avez un soir de libre, on pourrait dîner ensemble…

— Peut-être, dit Malko.

Dix minutes plus tard, ils stoppaient devant son perron dans la 31e Rue. Il lui monta sa valise et ils se retrouvèrent dans le petit hall qui sentait le renfermé. Kareen Norwood lui fit face avec un sourire désarmant.

— Je ne vous ai jamais remercié. Sans vous, ces salauds auraient fini par me tuer à force de baiser… Et vous avez fait cela en plus de votre boulot. C’est chouette…

— Je n’ai rien fait d’extraordinaire, dit Malko.

— Je n’ai pas grand-chose, fit-elle, mutine, je suis fauchée, il n’y a plus rien à boire ici et je sors de l’hôpital. Mais…

— Mais quoi ?

Elle fit un pas en avant, passa brusquement ses bras autour de Malko et se colla contre lui, de tout son corps.

— Si j’ai rendu fou Paul Kramer, c’est que je dois avoir quand même quelque chose, murmura-t-elle.

Effectivement, elle avait quelque chose… Le corps souple de Kareen l’embrasa d’un coup. Elle s’en rendit compte, et, presque sans bouger, à petits coups de langue savamment répartis dans les oreilles, sur la bouche, avec des mains qui semblaient être partout à la fois, et surtout grâce à son ventre qui semblait un animal doué d’une vie autonome, elle lui fit une brillante démonstration de séduction-express. Malko en avait le vertige et sentait tout son sang se précipiter vers son sexe. En venant voir Chris Jones, il ne s’était pas attendu à cela…

D’un geste précis, Kareen écarta les pans de sa chemise préalablement déboutonnée pour continuer avec ses dents et sa langue, tandis que ses mains s’activaient à libérer Malko.

Puis, d’un lent mouvement coulé, elle glissa à terre et le sexe de Malko se retrouva tout naturellement au fond de son gosier. Elle faisait preuve d’une technique digne de « Deep throat », l’engloutissant entièrement tout en utilisant sa langue d’une façon exquise. Et ses mains ne demeuraient pas inactives. À genoux devant lui sur la moquette élimée, sa tête montait et descendait à toute vitesse, ralentissant lorsqu’elle le sentait au bord de l’explosion, parfois les deux bras tendus vers le haut, afin d’agacer sa poitrine, frottant la sienne contre ses cuisses.

Un vrai cobra d’amour.

Malko sentit la sève monter de ses reins. Aussitôt, d’un coup de langue précis, Kareen lui bloqua son orgasme, en vraie professionnelle… Ce qui lui fit gagner quelques minutes de volupté… Quand enfin, il explosa, dans un tourbillon de coups de langue, il eut l’impression que Kareen allait chercher sa sève au fond de ses reins.

Elle s’écarta ensuite, le laissant cuver son plaisir et se redressa, avec un sourire innocent sur son visage lisse.

— Voilà, fît-elle fièrement, je vous ai donné ce que j’ai de meilleur ! J’ai toujours aimé ça. Quand j’avais dix ans, je m'entraînais avec mes copains en leur demandant un dollar. Bien sûr, il n’y avait pas grand-chose à en sortir, mais ils étaient vachement contents.

Malko avait repris une tenue décente. Elle se serra contre lui chastement cette fois.

— Vous pouvez revenir quand vous voulez, dit-elle. Avec moi, vous avez un sacré crédit. Vous êtes à quel hôtel ?

— Au Jefferson, fit Malko.

Kareen eut un gentil sourire.

— N’ayez pas peur, je ne vais pas débarquer. Je connais, ils sont pas gais… Il y avait un Sénateur qui me sautait de temps en temps. Il me déguisait en secrétaire, avec machine et tout, pour me faire entrer…

Il se retrouva dans la 31e Rue. Étourdi, rassasié et amer. Pauvre Paul Kramer… Mais sans Kareen Norwood, la CIA n’aurait jamais découvert la Taupe.

À quoi tiennent les choses. Il consulta sa Seiko-quartz : sept heures et demie. Jessica était sûrement rentrée et devait l’attendre avec Milton.


* * *

Dès que ses phares éclairèrent Milton Brabeck debout à côté de sa voiture, Malko sut qu’il y avait quelque chose d’anormal. La maison de Jessica Hayes était toujours plongée dans l’obscurité, contrairement à celles du voisinage.

Milton s’approcha :

— Toujours personne, annonça-t-il.

Malko sentit son estomac se nouer. Cela commençait à devenir bizarre. À cause de sa fille, Jessica menait une vie très régulière. Son regard se porta sur la porte du garage. Il fallait envisager toutes les hypothèses.

— Vous pouvez ouvrir le garage ? demanda-t-il.

— Sûr, fit Milton avec un sourire malin.

Il s’approcha du battant de bois, sortit de sa poche un petit outil, trafiqua quelques instants dans la serrure. Il y eut un claquement sec et la porte s’ouvrit. Par-dessus l’épaule du gorille Malko aperçut immédiatement la Volvo verte de Jessica Hayes. Un flot d’adrénaline se rua dans ses artères. Milton poussa une sorte de grognement :

Shit !

Ils ressortirent, examinèrent toutes les issues, sans succès. Sonnèrent même par acquit de conscience.

— Je peux essayer d’ouvrir la grande porte, proposa Milton Brabeck.

— Non, dit Malko, étreint par l’angoisse, il faut prévenir Franck immédiatement.

— Vous croyez que…

— Je ne sais rien. Je vais prévenir Franck. Restez là !

Il repartit, la gorge nouée après un dernier regard à la maison obscure. Essayant de s’accrocher à toutes les hypothèses avant d’envisager le pire. Au coin de Foxhall il entra dans une cabine téléphonique, et il composa le numéro personnel de Franck Woodmill.

— Je peux passer vous voir ? demanda Malko, dès que le Directeur adjoint des Opérations eut décroché.

— Tout de suite ?

— Oui. C’est important.

— Venez.

Malko repartit, remontant la L Street qui traversait Georgetown d’est en ouest. La villa du Directeur adjoint des Opérations était une sorte de mini manoir Tudor, avec un affreux clocheton et une façade d’église. Il eut à peine le temps de poser le doigt sur le bouton de la sonnette que la porte s’ouvrit. Franck Woodmill avait l’air plus soucieux que jamais.

— Que se passe-t-il ? Vous savez que je suis sur écoutes ?

— Oui, dit Malko, mais je suis très inquiet. Jessica n’est pas chez elle et sa voiture est là.

— Elle dîne probablement avec son père. C’est fréquent, assura Woodmill. Je vais vérifier.

Ils passèrent dans son bureau et il décrocha le téléphone. L’Amiral répondit immédiatement. Il était en train de dîner et n’avait pas vu sa fille… Franck Woodmill raccrocha, puis échangea un regard avec Malko. Le sang s’était retiré de son visage.

— Venez, fit-il, nous allons demander l’aide de la police de Georgetown. Ils me connaissent bien. My God, pourvu qu’il ne lui soit rien arrivé.


* * *

La voiture de patrouille du 13e Precinct s’arrêta en travers du sentier desservant l’arrière de la maison de Jessica Hayes, son gyrophare illuminant par intermittence le bois de sinistres lueurs bleues. Milton rejoignit Malko et Franck Woodmill pendant que le serrurier requis par les policiers montait le perron.

— Toujours rien, dit-il. Je suis monté sur le tas de bois et j’ai pu voir l’intérieur du living. Il n’y a personne.

Le serrurier mit vingt secondes à ouvrir le verrou de sûreté de la porte d’entrée.

Un des deux policiers, revolver au poing, pénétra alors dans le hall du bungalow, éclairant les lieux avec une puissante torche électrique. Il s’arrêta net.

My God !

Malko, qui connaissait l’emplacement de l’interrupteur électrique, alluma le lustre du hall. Le sang se retira de son visage et il demeura figé d’horreur.

Jessica Hayes gisait sur le dos, les bras en croix, au milieu du hall. Sa main droite tenait encore un trousseau de clefs. Elle avait reçu une balle en plein visage, sous l’oeil gauche et plusieurs dans la poitrine car une large flaque de sang s’élargissait sous elle. Ses yeux grands ouverts fixaient le plafond. Elle était encore vêtue de sa tenue de jogging, dont les poches avaient été retournées.

Priscilla, sa petite fille, avait été rattrapée par la mort deux mètres plus loin, à l’entrée de la cuisine. Une seule balle dans la nuque, qui avait maculé de rouge ses cheveux blonds.

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