Une vieille femme en noir, debout au milieu de la calle Arzopisto Nouel, comptait méticuleusement des billets d’un peso au chauffeur du taxi collectif qu’elle venait de quitter, provoquant un embouteillage monstre sur la place Independencia. Des bus en ruines, des américaines sans âge, et des épaves bricolées klaxonnaient à tout va, englués tout autour du parc occupant le centre de la place où une maigre végétation essayait de survivre à la fumée des gaz d’échappement.
Chris Jones, assis à côté du chef de station de la CIA à Saint-Domingue, Henry Fairmont, émit un soupir découragé.
— On ferait mieux de continuer à pied…
Fairmont approuva, talonné par un énorme bus qui tentait de se faufiler dans un espace qui n’aurait pas suffi à une moto.
— Pourquoi pas ? D’autant que la calle El Conde est piétonnière.
De la place Independencia partaient toutes les rues étroites de la zona colonial, la partie ancienne de Saint-Domingue. Un fouillis de ruelles bordées de baraques croulantes en bois peint, recouvertes de tôle ondulée, avec çà et là le joyau d’un bâtiment rénové de la grande époque où Saint-Domingue, première découverte de Christophe Colomb, s’appelait encore Hispaniola.
Milton Brabeck, assis à côté de Malko à l’arrière, regarda d’un oeil méfiant la foule pouilleuse.
— Va falloir se faire désinfecter après ça !
Aux yeux des deux gorilles, les microbes tropicaux étaient infiniment plus redoutables qu’un « 357 Magnum ». Ils demeuraient persuadés qu’à boire l’eau d’un robinet du tiers-monde, on tombait raide mort.
Ils mirent tous les trois pied à terre. Henry Fairmont leur cria :
— Bonne chance. Rendez-vous à l’ambassade.
Malko et les deux gorilles avaient fait leur liaison au Sheraton, quelques heures plus tôt.
À peine avaient-ils contourné la place qu’une nuée de cireurs se rua sur eux. Avec leurs cent quatre-vingt quinze centimètres, leurs cheveux courts et leurs costumes incongrus dans cette chaleur humide, les deux Américains ne passaient pas inaperçus. Seulement leur artillerie ne pouvait vraiment pas se glisser sous une chemise… Trois cireurs accrochés à chacun de ses pieds, Chris Jones dut s’arrêter. Dans leur entrain, les gosses commençaient déjà à cirer ses chaussettes… Milton se secouait furieusement, comme un éléphant entravé. Pour sauver la situation, Malko jeta quelques billets sur le trottoir et ils purent repartir.
— Je me gratte déjà, fit Chris Jones, ils doivent être pleins de bêtes…
La calle El Conde commençait de l’autre côté de la place. Ils plongèrent au milieu de la foule. C’était la kermesse ; chaque boutique vomissait des flots de musique, interrompus par de tonitruantes réclames, les trottoirs disparaissaient sous les étals volants, il y avait des guirlandes partout : à Saint-Domingue, on commençait à fêter Noël avec trois semaines d’avance. Malko scrutait les numéros. L’hôtel Comercio était à l’autre bout, vers la rivière. Ils avaient décidé d’attaquer Paul Kramer de front. Se sentant coincé, l’Américain craquerait peut-être et se laisserait escorter jusqu’à l’aéroport. Malko avait mis une option sur un jet privé afin de le ramener directement sur Washington.
La chaussée était littéralement noire de monde. Une gamine au regard effronté s’accrocha à Chris, lui murmurant des propositions peu honnêtes en espagnol. Milton se rapprocha en ricanant, tendant le bras vers un calicot tendu en travers de la rue : « Protejase del Sida. Feliz navidad »[15].
— T’as envie d’entrer dans le club…
Chris Jones fit un saut de côté, horrifié. S’il avait eu un lance-flammes, on aurait pu craindre le pire. Il regarda autour de lui, comme si tous ceux qui le frôlaient étaient atteints de l’horrible maladie.
— Nous sommes arrivés, dit Malko.
La façade jadis blanche du Comercio était jaunie par l’humidité et il fallait enjamber des grappes de marchands installés sur le trottoir pour atteindre l’entrée. Malko pénétra le premier dans le hall minuscule. La réception était en face, occupée par un moustachu qui lui adressa un éblouissant sourire commercial.
— Caballeros ! Buena ! Quiere un apartamento. Muy lujoso.
À la façon dominicaine, il ne prononçait pas les « s ».
— Je cherche un ami qui habite chez vous, dit Malko. Paul Kramer.
Le visage du réceptionniste se ferma. Il secoua lentement la tête.
— Señor, ce doit être une erreur. Il n’y a pas de caballero de ce nom ici.
— Je suis certain qu’il est descendu ici, insista Malko.
— Non, non, señor. Excusez-moi, je dois passer un télex.
Il tourna les talons, entra dans un petit bureau derrière la réception. Sans voir que Chris Jones le suivait. Quand il se retourna, c’était trop tard. Il était coincé entre le mur et la masse musculeuse du gorille dont les yeux gris et froids plongeaient dans les siens. D’un geste sec, ce dernier le frappa en plein front du plat de la main, le faisant rebondir contre le mur. Cela fit un bruit sourd et le réceptionniste poussa un grognement, la bouche ouverte, groggy.
— Donde esta el señor Kramer ? demanda poliment le gorille.
À force de fréquenter des Portoricains, il s’était mis à l’espagnol. Sa victime poussa un couinement plaintif.
— Mais je ne sais pas, señor, je vous jure.
Milton s’approcha, souriant, un briquet Zippo au poing. Un coup de mollette et une flamme de cinq centimètres en jaillit.
— Il a des petits poils qui le gênent, là dans la narine gauche, fît-il. Tiens-le bien, je voudrais pas faire de dégâts en nettoyant…
Il avança la main jusqu’à ce que le réceptionniste sente la chaleur de la flamme. Son couinement se mua en supplication.
— Non, non, ne faites pas ça. Je vais vous dire… Il était là, le señor Kramer, mais il est parti hier. Il m’a dit que des gens le cherchaient, qu’il ne fallait pas révéler qu’il avait séjourné ici. Je ne sais rien de plus. Je vous le jure.
— C’est tout ? demanda Chris doucereux. Qui le cherchait ?
L’autre baissa les yeux.
— Je ne sais pas, señor. Il a parlé de narcotrafîcantes, mais peut-être il a menti.
Ses gros yeux noirs allaient de Chris à Milton, pleins de terreur.
Saint-Domingue était une plaque tournante du trafic de cocaïne et Paul Kramer s’était fait passer pour un dealer malhonnête. Malko s’approcha et fit signe à Milton d’éteindre son Zippo.
— Vous savez où il est allé ?
Le réceptionniste secoua vigoureusement la tête.
— Non, non, il est parti avec la señora. Ils portaient leurs bagages eux-mêmes. Il m’a dit qu’un taxi les attendait pour les conduire à l’aéroport, mais je ne l’ai pas vu. Les voitures ne viennent pas ici.
Il n’y avait rien de plus à apprendre. Laissant le réceptionniste retrouver sa sérénité, les trois hommes replongèrent dans le vacarme de la calle El Conde.
Paul Kramer leur avait filé entre les doigts. Étrange coïncidence : la veille de leur arrivée. Malko repensa aux doutes de Franck Woodmill. Y avait-il une « supertaupe » qui l’avait averti ?
— Il faut vérifier les vols qui partaient hier, fit Malko. Ensuite, nous ferons le point.
L’ambassade américaine ressemblait à une vieille demeure coloniale anglaise, un bâtiment d’un seul étage au milieu d’une superbe pelouse, entouré d’un parc, en plein centre de Saint-Domingue. Henry Fairmont, le chef de station, fit entrer Malko dans un bureau aux boiseries sombres où il régnait un froid glacial.
— Je me suis renseigné, annonça-t-il. Hier, quatre vols seulement sont partis. Deux pour New York et Miami, un pour San Juan, et un Air France pour Pointe-à-Pitre et Paris. J’ai pu obtenir les listes de passagers. Paul Kramer ne s’y trouvait pas. D’ailleurs, la police dominicaine me jure qu’ils ne l’auraient pas laissé sortir.
Flegmatique, longiligne et terne, Henry Fairmont semblait modérément perturbé par la disparition de Paul Kramer.
— Où peut-il être ? demanda Malko. Êtes-vous certain qu’il n’a pu quitter le pays par un autre moyen ?
— Non, avoua le chef de station. Ici, on n’est certain de rien. Les Dominicains sont des gens charmants, légers, pas xénophobes, mais totalement corrompus, surtout la police et l'armée. Officiellement, j'ai l'assurance que les autorités me signaleront toute tentative de départ de Kramer. Mais s'il peut acheter un policier ou un militaire, il filera tranquillement. Saint-Domingue sert de plaque tournante aux avions des narcotraficantes qui arrivent de Colombie. Des tas de militaires sont dans le coup et surveillent des terrains clandestins ou des atterrissages sur les terrains officiels. Il peut repartir avec un de ces avions…
Il laissa sa phrase en suspens.
— Pouvez-vous demander à vos homologues dominicains de le localiser, s’il est toujours à Saint-Domingue ?
— Certes, je le peux, dit Henry Fairmont, mais il prétendront qu'ils n'en savent rien. Il y a beaucoup de touristes, surtout sur la côte nord, du côté de Puerto Plata, qui est un endroit de rêve. Même s’ils le voulaient, ils ne pourraient pas le retrouver facilement. Et il n’y a aucune charge contre lui. Il faudrait que nous recherchions officiellement Paul Kramer… En attendant, voyez Jim Harley, il a beaucoup plus de contacts que moi, chez des gens, disons plus souples.
Henry Fairmont aurait pu s’appeler Ponce Pilate… Il raccompagna Malko jusqu’au porche du charmant building colonial blanc aux volets verts entouré d’un somptueux gazon anglais…
Malko reprit l’avenue Simon Bolivar, passant un peu plus loin devant le Consulat US, impressionnant bloc de béton de six étages. Des centaines de Dominicains y faisaient la queue dès l’aube dans l’attente problématique du visa qui les arracherait à leur pauvreté.
Malko espérait que le stringer de la CIA pourrait l’aider plus efficacement que le chef de station qui paraissait nul : Saint-Domingue n’était pas un lieu « chaud » et on n’y mettait pas les épées de la CIA.
Un loqueteux avec un vieux fusil de chasse veillait languissamment devant le Raffles, dormant debout contre le mur. C’était la coutume à Saint-Domingue de se payer ainsi des gardes qui ne gardaient rien. Dans la calle Hostos, les masures en bois de la zona colonial avaient fait place à des immeubles hispaniques restaurés qui lui donnaient un air de fête. Jadis cela avait été le centre de la ville, maintenant « Pequeno Haïti » s’étalait le long de l’avenue Mella avec ses trois cents mille réfugiés faméliques et sidaïques. Mais les bars et les restaurants pullulaient, et les camions faisant trembler les vieilles maisons, venant des deux grands ponts enjambant le Rio Ozama qui délimitait la ville de l’est.
Le Raffles était désert, à l’exception d’une microscopique serveuse au sourire aguichant, se trémoussant au rythme d’un « merengue » endiablé. Un vieux canot était suspendu au plafond et les sièges de bois sombre donnaient un aspect austère aux deux salles.
— Jim Harley ? demanda Malko.
La serveuse lui jeta un regard sournois.
— Vous aviez rendez-vous ?
— Oui.
— Venez, señor.
Elle écarta le rideau, découvrant un escalier blanc en colimaçon, si étroit qu’on s’y écorchait les coudes. Le derrière rond se balançait devant lui au rythme du merengue qui jouait à tue-tête dans le bar vide. Malko cligna des yeux devant une lumière éblouissante : ils venaient de déboucher sur une terrasse dominant la zona colonial.
Malko aperçut, étendu sur une serviette de bains, un homme de grande taille, massif et enrobé de graisse, les cheveux très noirs coupés court, vêtu uniquement d’un slip en faux léopard détaillant ses attributs sexuels de façon obscène. Des coques en plastique noir recouvraient ses yeux, les protégeant du soleil brûlant, le rendant provisoirement aveugle. La serveuse s’arrêta en face de lui et appela :
— Señor Jim ! Un caballero para tu.
Le corps entier enduit d’huile solaire, il tenait un réflecteur argenté pour mieux se bronzer le visage. À dix années lumière, on aurait reconnu un homosexuel flamboyant…
Il ôta les coques protégeant ses yeux, se redressa d’un mouvement gracieux, sourit à Malko et demanda :
— Señor, qui êtes-vous ?
— Malko Linge, annonça Malko en serrant la main couverte d’huile. Henry Fairmont m’a donné vos coordonnées.
— Ah oui ! fit chaleureusement Jim Harley, vous êtes l’homme de Washington à la recherche de cet affreux Kramer. Excusez-moi, j’essaie de prendre un peu de soleil. L’après-midi, il pleut toujours… Je vous rejoins dans cinq minutes au bar. Demandez à Chupita de vous préparer une Pinacolada, elle les fait à merveille.
Débarrassé de son huile solaire, vêtu d’un discret polo et d’un jeans pas trop moulant, Jim Harley était moins voyant. Seule la gourmette en or où son nom était incrusté en lettres de diamants détonnait un peu. Mais après tout, on était sous les tropiques. Par contre, côté professionnel, ce n’était pas un imbécile. Malko avait pu en juger par ses réactions, lorsqu’il lui avait exposé le cas Kramer.
— Je pensais qu’Henry Fairmont allait me demander de surveiller ce Kramer, dit-il. Il m’a seulement fait vérifier s’il se trouvait bien au Comercio. Pour le reste, il m’a dit de procéder par sondage… Je n’allais pas m’amuser à le suivre, ni à dépenser de l’argent. Je n’ai pas de budget et il ne m’aurait jamais remboursé…
Les deux hommes semblaient se détester cordialement…
Malko demanda :
— On peut compter sur les Dominicains ?
Jim Harley eut un sourire amusé, et répondit, après avoir bu d’un coup son expresso très sucré :
— La dernière fois qu’ils ont été méchants, on leur a envoyé dix mille « Marines »… Alors, ils sont prudents, mais ils ne nous aiment pas. D’autant qu’on leur achète de moins en moins de sucre et que le vieux Président Joachim Balagues, à 83 ans, n’a plus peur de rien…
— Comment dénicher Paul Kramer ? demanda Malko. S’il est encore à Saint-Domingue.
Jim Harley but la moitié de sa bière, pensif et demanda :
— Vous avez un budget ?
Cela semblait être son obsession.
— Oui.
— Alors, on va le trouver. Je travaille un peu aussi pour le DEA. J’ai des contacts chez les flics et les militaires. Ils gagnent des salaires de misère : cinq cents pesos par mois, de quoi acheter des cigarettes, même si la vie n’est pas chère. Si vous pouvez consacrer mille dollars à ce truc, je vous mets la main sur Paul Kramer. Et s’il n’est plus là, je saurai où et quand il est parti.
— Comment ?
— J’ai une informatrice à la DNI[16], la police politique de la Présidence, Flor Mochis. Elle a besoin d’argent et a un bon réseau d’informateurs. Un étranger ne peut pas se planquer à Saint-Domingue sans que les flics le sachent ou qu’il soit protégé par les militaires. C’est encore eux – la clique de Trujillo – qui tiennent tout, de l’import-export aux bordels. Flor et moi, on connaît. Mais il faut faire attention. S’ils vous prennent pour un agent de la DEA, ils peuvent vous flinguer à vue. Le dernier qui est venu a terminé dans le port. Ils l’y ont jeté vivant, empaqueté dans un filet de pêcheur, avec un bloc de béton. Les crabes et les poissons ont tout nettoyé. On aurait pu revendre son squelette à l’Académie de médecine…
Encourageant. Malko prit cinq billets de cent dollars dans sa poche et les étala sur le comptoir.
— Transmettez mes hommages à la señora Flor Mochis, dit-il.
À l’heure des satellites et du laser, on n’avait encore rien trouvé de mieux pour résoudre un problème qu’un indicateur bien motivé… Jim Harley prit l’argent et consulta son chrono incrusté de diverses pierres précieuses.
— Revenez ce soir, ici. Je vous la présenterai. Vous verrez, c’est un personnage étonnant. À côté d’elle, Maggie Thatcher est douce comme un chaton…