Pour la vingtième fois, Franck Woodmill, le Directeur adjoint des Opérations de la CIA enclencha la bande magnétique. La voix s’éleva dans la petite pièce :
« Monsieur Kramer, il faudrait que vous passiez me voir. Hier Wall Street a clôturé très bas. Il serait prudent de vendre avant que ce ne soit trop tard. »
Franck Woodmill écrasa la touche d’arrêt et dit d’une voix blanche :
— Paul Kramer avait installé chez lui un système d’enregistrement de ses communications téléphoniques. D’après Mary, sa femme, il a reçu un coup de fil, le matin du jour où il a disparu. Il lui a dit qu’il s’agissait de son broker[24]. En partant, il a emporté la cassette que vous avez retrouvée, mêlée à celles de Kareen Norwood. Cette communication est à 99% un message codé prévenant Kramer qu’il est grillé et qu’il doit filer. J’ai vérifié : la veille, Wall Street a monté.
— Et vous êtes absolument certain d’identifier cette voix ? insista Malko.
Franck Woodmill le fixa, décomposé, incapable de parler. Milton Brabeck semblait effondré lui aussi. Malko était également perturbé. La voix enregistrée lui faisait froid dans le dos. La réaction de Milton et de Franck Woodmill prouvait que la CIA avait été infiltrée par les Services de Renseignement soviétiques au plus haut niveau. Il pensa aux sarcasmes des gens de la CIA lorsque les Britanniques avaient découvert le scandale Burgess-Mac Lean. Les « cousins » étaient devenus des pestiférés. Et maintenant, c’était peut-être leur tour…
Franck Woodmill alluma une cigarette, souffla la fumée et répondit enfin à Malko.
— C’est lui. J’en suis sûr. Je lui parle au téléphone dix fois par jour.
Milton Brabeck baissa la tête, comme si on l’accusait personnellement. Malko voulait savoir :
— Lui, qui ?
— William Nolan, l’adjoint du DCI, laissa tomber Woodmill d'une voix plate. Le numéro 2 de l’Agence.
Malko était abasourdi.
— C’est incroyable. Qu’est-ce qui le motiverait ?
Il avait déjà rencontré William Nolan. Un homme austère aux yeux bleu pâle avec une superbe crinière grise, pur produit de l’Establishment de la Côte Est. Depuis toujours à la CIA, au point qu’il semblait y être né. Un détail l’avait frappé un jour où il avait participé à un meeting avec lui, alors qu’il occupait le poste de Franck Woodmill : tous buvaient du café pour un « breakfast meeting », Nolan se contentait d’une citronnade chaude. Il leur avait expliqué que le café était une drogue…
Franck Woodmill soupira.
— Je n’en ai pas la plus petite idée. C’est la dernière personne à qui j’aurais pensé. Je le connais depuis plus de vingt ans. Il a une vie claire comme de l’eau de roche. J’ai réuni ici tous les éléments que j’avais. Cela fait trente ans qu’il est dans la maison, pratiquement depuis sa création. C’était un brillant universitaire qui sortait de Yale avec une considérable fortune familiale. Il a choisi le Renseignement par goût, au lieu d’entrer dans les affaires comme ses deux frères. Il a pratiquement tout fait dans la maison. D’abord à Langley, comme chef de poste au Cambodge, en Iran, à Paris, en Libye. Ensuite comme deputy Director of Operation, ensuite, comme Directeur des Opérations et enfin dans son job actuel qu’il ne va pas garder longtemps puisqu’il a soixante et un ans.
« Au poste qu’il occupe, il sait absolument tout ce qui se passe à l’Agence…
— Il n’y a jamais eu de soupçons le concernant ? demanda Malko.
— Non, j’ai vérifié au service de sécurité. Rien. Même le Président des États-Unis a une confiance totale en lui. C’est un homme religieux, un adventiste, d’une moralité très stricte.
— Sa vie privée ?
— Rien non plus. Pas de chance. Son fils unique a été tué au Vietnam en 1967, l’un des premiers. Sa femme est morte d’un cancer en 1969. Depuis, il vit seul dans une grande maison de Foxhall, avec un vieux maître d’hôtel qui le connaît depuis quarante ans. Il a quelques amis, joue au bridge et s’intéresse à la peinture. Mais surtout, il travaille beaucoup. Sort très peu, pratiquement pas de vie mondaine. Il a aussi une liaison très discrète avec sa secrétaire, Fawn McKenzie, divorcée.
— Et l’argent ? insista Malko, se faisant l’avocat du diable.
Le Directeur adjoint des Opérations haussa les épaules.
— Il touche les intérêts d’un trust qui ont été évalués à près de dix mille dollars. Il ne doit même pas dépenser son traitement de l’Agence. C’est un homme qui n’a aucun besoin.
— Politiquement, il se situe où ?
— Il appartient au Parti Républicain, mais ne s’est jamais distingué par des opinions extrémistes. Bien entendu, aucun lien avec la gauche ou les pays de l’Est. A toujours affiché des opinions libérales.
Le silence retomba. Les trois hommes ne se trouvaient pas à Langley, mais dans une « safe-house » appartenant à la CIA, située dans L Street à Georgetown. Un modeste hôtel particulier à la disposition du DDO pour ses contacts secrets. Là, il n’y avait ni micro, ni caméra indiscrète. Malko avait d’ailleurs été étonné d’être convoqué là au lieu du QG de Langley. Les soupçons pesant sur William Nolan justifiaient ces précautions.
— En plus du message enregistré par Paul Kramer, il y a quelque chose de concret contre lui ? demanda Malko.
— Tolkachev avait dit que la « super-taupe » avait été en poste en Libye en même temps qu’un colonel du KGB connu pour être très actif dans le recrutement… Or Paul Kramer n’a jamais quitté les États-Unis.
— Ça peut être une coïncidence, remarqua Malko.
— Évidemment. Mais il y a plus : lorsque Paul Kramer s’est enfui à Saint-Domingue, il semble d’après l’interrogatoire de Kareen Norwood qu’il ait été contacté par un officier cubain, alors qu’il était complètement paumé. Juste le lendemain du jour où nous avons appris où il se trouvait… Et il y a d’autres choses : Kramer ne pouvait fournir que des informations fragmentaires. Or, nous avons eu des horreurs à notre Station de Moscou. Jusqu’ici, nous n’arrivions pas à les expliquer. William Nolan était bien entendu au courant de la liste « Bigot » pour l’Union Soviétique. Ce sont justement les gens de cette liste qui ont été touchés.
Un ange passa. C’était l’horreur absolue. Malko se creusait la tête. Comme dans toutes les affaires de traîtres, il y avait toujours un doute.
— Dans ce cas, dit Malko, si votre hypothèse est juste, les Soviétiques auraient provoqué volontairement la fuite de Paul Kramer pour vous faire croire qu’il était la « super-taupe ».
— Exact. J’ai vérifié : personne à l’agence ne savait que Kramer s’était installé son propre système d’écoutes. Donc, William Nolan ne prenait aucun risque en le prévenant lui-même. Si vous n’aviez pas retrouvé cette cassette, il n’y aurait jamais eu aucune présomption contre lui.
— Donc, conclut Malko, en ce moment le KGB et William Nolan – si c’est lui – dorment sur leurs deux oreilles, persuadés que leur leurre a rempli sa tâche. Même si cela ne colle pas tout à fait.
— C’est vrai, confirma le Directeur adjoint des Opérations. Et l’affaire sera oubliée dans quelques mois.
Le silence retomba. Milton Brabeck était suspendu aux lèvres des deux hommes. Il régnait une chaleur étouffante dans la petite pièce de l’immeuble vide de ce paisible quartier résidentiel.
— Que comptez-vous faire ? demanda Malko. Et qui est au courant ?
— M. Brabeck, vous et moi, fit le Directeur adjoint des Opérations. Je crois avoir été assez discret dans mes recherches sur Nolan pour ne pas lui avoir donné l’éveil. Ici, je suis certain que nous ne sommes pas écoutés par le FBI ou la Division M. Ce sont mes gens qui s’occupent de cette baraque. Pour répondre à votre question, la procédure à suivre est simple : je fais un rapport que je remets à mon supérieur hiérarchique.
— William Nolan ?
— Exact.
Nouveau silence.
— Je peux également, étant donné les soupçons qui pèsent sur lui, rendre compte directement au DCI qui, lui, prendra les mesures adéquates.
— Lesquelles ?
— Dans un cas comme cela, je l’ignore. Tel que je le connais, il convoquera Nolan. Il ne pourra pas lui cacher une chose pareille. Ou, s’il est héroïque, il préviendra le FBI qui le mettra sous surveillance. Ce qui sera une honte inouïe pour l’Agence. Et il n’est pas certain qu’ils trouvent quelque chose. Si Nolan est arrivé à tromper tout le monde pendant des années, il stoppera toute activité dès qu’il se sentira soupçonné… Et nous ne saurons jamais rien.
C’était la quadrature du cercle. Le silence fut de nouveau rompu par Franck Woodmill qui semblait se parler à lui-même.
— Il y a une autre solution possible, fit-il lentement. Qui me met hors-la-loi. Si elle échoue ou s’ébruite je me retrouverai en prison.
— Laquelle ?
Le regard de l’Américain plongea dans celui de Malko.
— Vous confier l’enquête.
— Vous pensez que j’ai une chance de succès ? demanda Malko.
Franck Woodmill inclina la tête affirmativement.
— Vous êtes le seul. Si le FBI et la Company se mettent de la partie, Nolan en aura forcément des échos. C’est un homme fin et intelligent, qui est au centre de multiples réseaux d’informations. Vous avez l’avantage de ne pas appartenir à l’Agence, mais de connaître l’affaire.
— Tout seul je suis impuissant, objecta Malko. C’est une enquête qui peut prendre des mois.
— Si vous acceptez, j’ai une idée, expliqua Franck. Qui nous permettrait d’agir rapidement. Comme Nolan n’est pas surveillé par le FBI, ni par les gens de chez nous, votre travail en sera facilité. Vous ne risquez d’être repéré que par le KGB, si nous avons raison. Mais, vous vous mettez hors-la-loi. Et vous encourrez même une lourde peine de prison, si les choses tournaient mal. Je ne peux ni vous donner un sou, ni vous engager officiellement, ni vous couvrir. Juste vous aider.
— J’accepte, dit Malko, presque sans réfléchir. Ne serait-ce que par curiosité intellectuelle. William Nolan ne boit pas, n’a pas de problème d’argent, est un citoyen au-dessus de tout soupçon, patriote, conservateur, religieux. Qu’est-ce qui a pu le décider à trahir ?
— Je n’en ai pas la moindre idée, avoua le Directeur adjoint des Opérations. Vous aurez son dossier. Peut-être que la lumière en jaillira. Je vous remercie de la confiance que vous me faites. Mais il y a un problème à régler avant toute chose.
— Lequel ?
— M. Brabeck. Il vient d’assister à cette conversation. Son devoir est d’aller la rapporter immédiatement au FBI. S’il ne le fait pas, il commet un crime punissable de dix années de prison. Je n’ai pas le droit de lui demander le silence. S’il se tait, il devient complice. C’est à lui de décider.
Milton Brabeck s’était empourpré. Il passa la langue sur ses lèvres sèches.
— Je ne dirai rien, fit-il d’une voix étranglée.
Franck Woodmill le regarda avec gravité.
— Monsieur Brabeck, vous avez bien conscience de ce que vous faites ? À partir de cet instant, vous vous mettez hors-la-loi. Si l’on découvre que vous avez tu cette information, vous serez chassé de la CIA, vous passerez en jugement, vous perdrez vos droits à une pension et vous passerez des années en prison.
Milton Brabeck leva les yeux tour à tour sur Malko et Franck Woodmill.
— J’ai confiance en vous, dit-il, sans que ni l’un ni l’autre ne sache à qui il s’adressait.
Franck Woodmill se détendit imperceptiblement et dit avec un pâle sourire :
— Eh bien, nous allons essayer de réussir.
— Vous avez une idée de départ ? demanda Malko.
— Oui, « the baryum meal technique[25] ». On donne une information erronée à quelqu’un pour qu’il la transmette et on regarde le résultat.
— Vous possédez cette information ?
— Oui. La NSA a en cours un projet ultra-secret : le projet Indigo. L’observation des bases de lancement d’ICBM[26] soviétique par un satellite équipé d’un radar et non de caméras, comme maintenant. À chaque passage, par mauvais temps, les caméras sont aveugles, le radar, lui, perce la couche nuageuse. À chaque passage, on pourra inspecter les silos de missiles quel que soit le temps. Ce projet est sur le point d’aboutir. Je peux parfaitement faire savoir à Nolan que mon contact à la NSA m’avertit qu’ils ont réussi à être opérationnels…
— Et alors ?
— Les Soviétiques vont forcément réagir s’ils sont mis au courant. En fermant les trappes de leurs silos de missiles. Les satellites d’observation qui nous envoient des photos plusieurs fois par jour nous le diront.
— Ça me paraît astucieux, approuva Malko. Et ensuite ?
Le Directeur adjoint des Opérations eut un geste évasif, et un sourire tristement ironique.
— Ensuite, nous seront fixés. Il ne restera plus qu’à savoir comment William Nolan transmet ses informations aux Soviétiques. Avec le nombre d’agents du FBI qui pullulent à Washington, observant les Soviétiques, il faut qu’il soit drôlement astucieux pour ne pas s’être fait prendre…
— Et moi, qu’est-ce que je fais ? demanda Milton Brabeck.
— La logistique et la protection éventuelle, expliqua le Directeur adjoint des Opérations.
» Vous, Malko, vous resterez officiellement à Washington pour surveiller la convalescence de Chris. De toute façon, si nous n’aboutissons pas rapidement, il faudra laisser tomber.
— Je suis au Jefferson Hotel, dit Malko. C’est OK ?
— Parfait. Je vais mettre une autre personne dans le secret. Ma nièce. Jessica Hayes. Elle est analyste à la Division du Renseignement. J’ai une entière confiance en elle. Elle nous servira de liaison et peut avoir accès à Walnut… Ensuite, nous verrons.
Il se leva. Serra longuement la main de Malko. Puis de Milton Brabeck.
— Sortez le premier, dit-il, moi, je partirai par-derrière.
Malko se retrouva dans le vent glacial et courut jusqu’à sa voiture ; il se retourna sur les fenêtres de la « safe house » ornées chacune d’une couronne de gui et d’une bougie de Noël. On aurait dit une innocente demeure familiale, et personne ne pouvait deviner les pièces encombrées de matériel électronique.
Tandis qu’il descendait Wisconsin Avenue, il se demanda s’il avait vraiment envie de découvrir la vérité.
C’était le plus formidable challenge qu’il ait jamais affronté : seul contre le KGB, la CIA, le FBI. Et la taupe. L’homme qui avait trompé jusqu’au Président des États-Unis.