D’abord interdit, Milton Brabeck traversa le garage en courant, réalisant qu’il possédait deux portes ! Il poussa la seconde, donnant sur l’arriére et aperçut, légèrement en contrebas, deux feux rouges qui s’éloignaient sur un chemin s’enfonçant dans la colline boisée derrière Wisconsin Avenue. Harry Feinstein était en train de filer sous le nez des agents du FBI qui n’avaient pas flairé le piège…
Le gorille retraversa la cour au pas de charge jaillissant sur Wisconsin Avenue. Le temps d’atteindre sa voiture un peu plus bas, il bondit au volant, plongeant aussitôt à gauche dans une sente traversant la zone boisée, parallèle à celle empruntée par le clandestin du KGB, qui était la prolongation de S Street. Lui se trouvait maintenant sur R Street. Autant qu’il s’en souvienne, S Street faisait un coude, rejoignant R Street à Dumberton Oaks. Après avoir parcouru trois cents mètres, il stoppa juste avant le croisement, éteignit ses lumières et attendit, le coeur battant.
Harry Feinstein pouvait aussi s’être enfoncé dans Monrose Park pour rejoindre le Potomac Parkway sinuant au milieu de cette zone boisée… Des phares apparurent soudain sur sa gauche. Il eut le temps de voir une Lancet blanche franchir le carrefour, descendant la 32e Rue, qui coupait R et S Street.
Il avait recollé !
Quelques secondes plus tard, il démarra à son tour, gardant une distance limitée : il ignorait totalement où se rendait le clandestin du KGB, mais étant donné les précautions qu’il avait prises, ce n’était pas chez son coiffeur. Un peu plus loin, Harry Feinstein tourna à droite dans N Street, reprenant Wisconsin vers le Potomac. Il traversa K Street, en bordure du fleuve et alla se garer juste au bord de l’eau dans Harbor Parking !
Milton Brabeck le vit couper ses lumières et allumer une cigarette. Le clandestin du KGB allait à un rendez-vous…
Il attendit quelques secondes, puis se rua vers une cabine téléphonique voisine. Après trois essais infructueux, il réussit à joindre Franck Woodmill qui se trouvait encore à F Street, lui rendant compte de ce qui se passait.
— Malko doit être au Jefferson, dit le Directeur adjoint des Opérations. Je le prends et nous arrivons ! Surtout ne le perdez pas.
Le FBI avait été lâché, ils se retrouvaient en famille… Milton Brabeck regagna sa voiture, sortit de son holster un Sig automatique à quatorze coups, sa dernière folie, et en vérifia le chargeur. La voiture blanche était toujours immobilisée au bord du Potomac dans l’ombre du Harbor Parking. Qui Harry Feinstein attendait-il ?
Le bar lambrissé du Ritz-Carlton était quasiment vide. À l’exception d’un box occupé par William Nolan. Pour une fois, il avait changé son citron chaud pour un Martini qu’il s’était déjà fait renouveler une fois. Peu accoutumé à l’alcool, il était plongé dans une euphorie artificielle et inhabituelle. Il leva la tête. Fawn McKenzie se tenait devant lui. Somptueusement sexy. Avec un tailleur gris sombre, très près du corps, dont la jupe très courte découvrait une partie de ses longues cuisses gainées de bas gris. Elle se pencha pour embrasser son amant, posant un petit paquet devant lui :
— Happy Birthday darling !
— Merci, fit Nolan en lui rendant son baiser.
Il ouvrit le paquet, découvrant de superbes boutons de manchettes en or.
— Tu es folle ! s’exclama-t-il.
Elle le regardait un peu déhanchée, une lueur coquine dans le regard.
— Je te plais ?
— Tu es superbe ! affirma William Nolan.
Il effleura la cuisse gainée de nylon, éprouvant une sentation exquise d’excitation.
— Je me suis acheté ce truc français pour toi, dit-elle. J’ai retenu pour dîner au Watergate.
William Nolan la regarda, attendri et troublé et commanda au garçon une bouteille de Moet Impérial millésimé. Dès que le bouchon sauta, ils remplirent deux coupes et les choquèrent. Les yeux de Fawn pétillaient autant que le Moet.
— À notre bonheur ! dit-elle.
La vieille guitariste près du bar égrenait ses notes nostalgiques et l’atmosphère feutrée du bar donnait l’illusion d’être chez soi. Il était pratiquement vide et d’ailleurs, dans le coin où ils se trouvaient, personne ne pouvait les voir.
— J’ai une course à faire avant le dîner, avertit William Nolan en remplissant à nouveau leurs coupes de Moet.
Elle se pencha, serrée contre lui.
— Tu ne seras pas trop long !
Leurs regards se rencontrèrent et doucement, ils s’embrassèrent. Les longues cuisses gainées de gris fascinaient William Nolan. Timidement d’abord, puis avec des gestes plus hardis, il se mit à les caresser. Fawn semblait prendre goût à ce flirt poussé. Sournoisement, elle se laissa glisser sur la banquette, afin que les doigts de son amant remontent encore plus. Quand ils touchérent la peau nue au-dessus du bas, elle eut un sursaut de plaisir.
— On peut aller dîner dehors une autre fois, suggéra-t-elle.
Sa main effleura la taille de William Nolan et elle s’immobilisa, sentant la crosse d’un pistolet glissé dans sa ceinture.
— Pourquoi es-tu armé ? demanda-t-elle inquiète.
Il lui sourit :
— J’avais ce pistolet à mon bureau pour le faire nettoyer. On me l’a rendu et je le rapporte chez moi.
Rassurée, elle recommença à l’embrasser, à la fois honteuse de se tenir comme une « créature » et délicieusement excitée. Le Moet semblait aussi avoir libéré William Nolan. Il s’aventura à lui caresser la poitrine à travers sa tunique, maladroitement, mais avec tant d’intensité que Fawn faillit en gémir de bonheur. Il lui semblait être revenue à ses années d’Université lorsqu’elle flirtait sur les sièges arrière de voitures. Seule différence : elle mourait d’envie de sentir au fond de son ventre le sexe tendu dont sa main sentait le contour.
Elle eut soudain un geste fou : descendant le « zip » du pantalon de son amant, elle glissa la main dans l’ouverture et referma ses doigts sur le membre raidi. Le Directeur adjoint de la CIA eut un sursaut de tout son corps et tenta de la repousser.
— Tu es folle, arrête, dit-il à voix basse.
— Oui, je suis folle ! souffla Fawn.
Ses doigts allaient et venaient, doux et habiles, avec un souple mouvement du poignet. Les yeux de William Nolan devinrent vitreux. Fawn ne s’arrêta pas assez vite. Sa main fut secouée par les spasmes du sexe déversant son sperme dans sa main. Partagée entre la honte et le fou-rire, elle regarda autour d’elle et ne vit personne. Même la vieille guitariste était invisible.
William Nolan semblait frappé par la foudre. Il bredouilla quelques mots où il était question de rendez-vous et tenta de se rajuster tant bien que mal. Fawn McKenzie l’observait tendrement :
— Je t’aime, dit-elle.
Elle prit la bouteille de Moet et remplit à nouveau leurs coupes. William Nolan jeta un coup d’oeil à sa montre et sursauta.
— Il faut que j’y aille. Tu peux me déposer ?
— Bien sûr. Et ensuite ?
— Je te retrouve au bar du Willard et nous irons dîner au Watergate.
Il paya et ils traversèrent le petit hall du Ritz-Carlton. L’Oldsmobile noire aux vitres teintées était devant le portail. William Nolan s’approcha de son chauffeur et de son garde du corps.
— Vous êtes libre. Miss McKenzie m’emmène.
Les deux hommes approuvèrent et dirent en choeur.
— Happy birthday. Enjoy your evening[31].
Ils avaient vu arriver Fawn McKenzie dans sa nouvelle tenue et étaient ravis de voir leur patron se détendre enfin un peu. Celui-ci attendit que les feux rouges de l’Oldsmobile aient disparu pour monter dans la Lancer grise de sa maîtresse. Encore sous le choc du plaisir.
— Tu me déposes au coin de K Street et de la 32e Rue, demanda-t-il.
Malko et Franck Woodmill se trouvaient dans une voiture banalisée, garée dans la 32e Rue devant la borne d’incendie. Prêts à filer vers l’est, le centre de la ville. K Street se transformait tout de suite en autoroute urbaine. Milton Brabeck était en face, embusqué derrière un camion, apte à démarrer dans l’autre direction, le long du Potomac. Harry Feinstein n’avait pas bougé. Comme ils guettaient un véhicule ils faillirent manquer l’homme de haute taille qui traversait en biais au risque de se faire écraser, s’approchant de la voiture blanche du clandestin soviétique. Franck Woodmill eut un sursaut de tout son corps et une exclamation plaintive.
— My God ! C’est Bill Nolan !
Le Directeur adjoint de la CIA venait de prendre place dans la voiture blanche, à côté du chauffeur ! Harry Feinstein, aussitôt, alluma ses phares. Il fit demi-tour, partant vers l’ouest. La circulation était assez intense pour qu’il ne se fasse pas remarquer. Vingt secondes plus tard, Franck Woodmill coupa une file de voitures dans un concert de klaxons et se joignit à la poursuite. Il secoua la tête.
— Si on m’avait dit un jour qu’un truc comme ça arriverait, j’aurais tué le type. Bill Nolan…
— Il tourne !
Milton Brabeck venait de mettre son clignotant à droite. Les trois véhicules s’engagèrent sur la rampe menant à Key Bridge, franchissant le Potomac. Puis redescendirent, empruntant le George Washington Parkway, vers lè nord-ouest.
Franck Woodmill sursauta de nouveau.
— Mais, bon sang, il va à Langley !
Vingt kilomètres plus loin, on arrivait à l’entrée principale de la CIA en sortant à Chain Bridge Road pour prendre la 123e … La circulation était plus fluide. Le silence retomba. Ils passèrent la rampe de Chain Bridge Road. Le parkway filait à travers une zone boisée et le Potomac était invisible.
— Il va probablement passer par la porte du personnel, dit Franck.
Une seconde entrée donnait directement sur le freeway, utilisée comme « entrée de service »… Il y avait de moins en moins de circulation. Ils passèrent la rampe passant sous le parkway et rejoignant l’entrée de la CIA.
— Mais nom de Dieu, où vont-ils ? explosa Franck Woodmill.
Malko n’en savait pas plus que lui. Ils suivaient aveuglément les feux rouges de Milton qui, lui-même… Et soudain, ce dernier mit son clignotant à droite. Franck jura.
— Ils s’arrêtent ou quoi ?
Ils ne s’arrêtaient pas… La première voiture et celle de Milton s’engagèrent dans une route s’enfonçant à travers bois et, au passage, Malko aperçut un écriteau : Turkey run. Recreation area[32]. Les trois véhicules quittèrent le freeway.
— Ils vont revenir sur leurs pas, fit Franck Woodmill. Peut-être qu’ils ont loupé l’embranchement.
Malko ne voyait pas ce que le Directeur adjoint de la CIA pouvait faire avec un clandestin du KGB à Langley… Encore cent mètres. Turkey Run tournait vers la gauche, passant sous le parkway, puis remontait. Franck jura à nouveau. La voiture blanche était arrêtée presque au milieu de la route et celle de Milton Brabeck avait disparu.
Harry Feinstein ralentit si brusquement que Milton Brabeck dut donner un violent coup de volant pour ne pas l’emboutir. Il la frôla, continuant à remonter vers le parkway. Dans son rétroviseur, il aperçut l’autre véhicule s’arrêter. Puis, elle fut cachée par un virage… Il arriva en haut, et profita d’un parc de stationnement pour faire demi-tour.
Que signifiait ce rendez-vous dans cet endroit isolé ?
Après quelques secondes d’hésitation, il repartit d’où il était venu. Arrivé au sommet de la côte, il stoppa. La voiture blanche était toujours arrêtée au milieu de la route. Quelqu’un en était sorti et se tenait debout à côté. Derrière, il aperçut celle de Franck Woodmill, arrêtée, elle aussi.
Harry Feinstein jeta un coup d’oeil dans son rétroviseur puis reporta son regard sur William Nolan.
— Pourquoi voulez-vous vous arrêter ici ? Nous sommes suivis.
William Nolan le fixait d’un air absent.
— C’est vous qui avez tué la jeune femme et sa fille ?
Sa voix était calme, mais le Soviétique ne s’y trompa pas. Il était plein de fureur. Il se maudit de s’être laissé entraîner dans ce rendez-vous fou avec un homme qu’il n’aurait jamais dû connaître. Mais quand Nolan avait appelé chez lui pour le retrouver, il n’avait pas osé refuser. Il pouvait s’agir d’une demande d’exfiltration. Il se sentait surveillé et ses communications avec sa Centrale étaient grandement perturbées.
— Il faut revenir à Washington, dit-il, passant la première.
— Répondez.
En même temps, son voisin ramena au point mort le levier de vitesse et il dut écraser le frein pour ne pas redescendre. La panique faisait battre son coeur. Ce n’était pas normal qu’en cet endroit désert, il y ait un autre véhicule arrêté.
— J’avais dit que je travaillais pour la paix, dit William Nolan. Pour qu’il y ait moins de sang sur la terre. Moins de larmes.
Tout en parlant, sa main avait glissé sur sa ceinture. Harry Feinstein aperçut brièvement la crosse d’une arme avant que les doigts de William Nolan ne se referment dessus. Sa propre arme était coincée sous son manteau. Il réagit sans réfléchir, ouvrant la porte de son côté et se jetant dehors. William Nolan avait déjà tiré à moitié son pistolet lorsque le clandestin du KGB arracha sa propre arme de son holster.
Un 38 équipé d’un long silencieux.
Le bras tendu, il visa la tête du Directeur adjoint de la CIA et tira.
Il y eut une faible détonation et William Nolan fut rejeté contre la glace droite. Il eut le temps d’appuyer sur la détente de son Herstall avant de recevoir une seconde balle dans la mâchoire, mais le projectile du Herstall ne fit que crever le plancher.
Harry Feinstein fit demi-tour, éclairé par la lueur des phares. Il eut le temps de voir deux hommes jaillir de la voiture derrière lui et partir en courant vers le sommet de la côte. S’il arrivait à se perdre dans ces bois touffus, il avait une petite chance de s’échapper. Soudain, un troisième véhicule surgit et stoppa en travers de la route. Feinstein s’immobilisa, indécis. Il était tombé dans un piège. Son vieux coeur battait la chamade, mais il devait faire face.
Milton vit dans la lueur des phares le petit bonhomme en chapeau mou, une arme au long canon à la main.
D’un bond, il sauta à terre, le Sig au poing, bien calé dans ses phalanges.
En le voyant, Harry Feinstein leva le bras droit. Un flot de haine balaya les derniers scrupules de Milton. Il entendit bien dans le lointain la voix de Franck Woodmill qui hurlait « Don't shoot him ! Don’t shoot him ! ». Il avait déjà appuyé sur la détente du Sig.
Visant d’abord les genoux. Les jambes écartées, les bras tendus comme au stand, le corps légèrement penché en avant.
Le gros automatique se mit à tressauter dans ses mains. Il attendait une fraction de seconde entre chaque coup, afin de recentrer la mire sur sa cible. D’abord, les jambes, puis les cuisses, puis le ventre, la poitrine et enfin la tête.
Harry Feinstein semblait s’affaisser comme une poupée gonflable crevée. Il lâcha son pistolet, tournoya sur lui-même, le corps secoué par les impacts, hurlant comme un fou. La dernière balle, en pleine tête, le fit taire. La culasse du Sig claqua à vide dans un silence retrouvé. Milton Brabeck abaissa le bras, dégrisé et remit un chargeur neuf dans l’arme d’un geste machinal. Puis il s’avança d’un pas d’automate vers la silhouette recroquevillée sur le macadam. Il n’accéléra qu’en entendant le hurlement de Franck Woodmill penché sur la portière ouverte de la voiture blanche.
— Bill !
William Nolan, inerte, était tassé contre la portière droite de la voiture, serrant encore son Herstall dans ses doigts crispés. Un flot de sang coulait de sa nuque et il était agité d’une sorte de tremblement qui secouait tout le côté droit de son corps.
— My God ! s’exclama Milton Brabeck. Il est mort ?
Franck Woodmill tourna vers lui un visage gris.
— Non, il respire encore. Il faut le sortir de là.
À eux trois, ils entreprirent de l’extraire de la voiture avec précaution quand un gyrophare apparut : une voiture de police qui stoppa à côté d’eux. Un policier en chapeau feutre en sortit, arme au poing. Franck Woodmill agita sa carte de la CIA et courut vers lui.
— Offïcer ! Aidez-nous.
En quelques mots, il lui expliqua ce qui se passait. De la radio, il appela la fréquence secrète de la CIA, obtint la permanence.
— Bill Nolan vient d’être grièvement blessé, annonça-t-il. À côté d’ici. Préparez la salle d’op. Nous arrivons.
Au rez-de-chaussée de la CIA se trouvait un service médical complet avec toujours un médecin de permanence… Il l’eut en ligne, décrivit les blessures du Directeur adjoint tandis qu’on installait ce dernier dans la voiture de police. L’interne lui dit :
— Sir, il s’agit d’une intervention lourde, nous ne sommes pas équipés. Je vais le faire transporter en hélicoptère.
Franck Woodmill montait déjà dans la voiture de police où Milton maintenait sa veste contre la nuque broyée de William Nolan. Malko avait pris place à l’avant. Ils débouchèrent sur le parkway, et trois minutes plus tard arrivaient devant la grille de la CIA. Un hélicoptère attendait et une équipe de blouses blanches se précipita, installant William Nolan sur une civière, l’examinant sommairement, le plaçant sous perfusion à la lueur des projecteurs.
— Le Georgetown Hospital est prévenu, annonça le médecin. Ils l’attendent. Bonne chance.
La civière était déjà dans l’hélico plein d’infirmiers et de gardes du corps. Franck Woodmill se tourna vers le médecin.
— Il a une chance ?
L’autre eut une moue dubitative.
— Il semble avoir deux balles dans la tête. Cela dépend des dégâts qu’elles ont faits.
William Nolan avait été admis à l’hôpital de Georgetown sous le nom de William Nunn. Grâce au scanner, on savait qu’une des balles s’était logé dans le côté gauche de son cerveau, la seconde dans les os de sa mâchoire. Il était déjà totalement paralysé du côté droit et dans l’impossibilité de parler.
Malko et Milton Brabeck se trouvaient dans une chambre attenante à la sienne, avec les gardes de la CIA envoyés par l’Office of Security. Un médecin de la CIA veillait également. Deux gardes armés surveillaient les entrées du couloir. Malko regarda sa montre. Deux heures du matin. Cela faisait cinq heures qu’on avait emmené le Directeur adjoint de la CIA en salle d’opération. Un brouhaha dans le couloir indiqua qu’on le ramenait. Malko aperçut brièvement le visage bandé de William Nolan avant qu’on l’installe dans sa chambre.
Franck Woodmill entraîna Malko et Milton.
— Allons prendre un café. Il n’y a plus rien à faire pour le moment.
Ils se retrouvèrent dans une cafétéria ripolinée, au rez-de-chaussée, au milieu des infirmières.
— L’opération a réussi ? demanda Malko.
— Ils disent que oui, fit tristement Franck, mais ils ne savent pas s’il pourra parler à nouveau.
» Quand il se réveillera, son cerveau fonctionnera, mais il ne pourra pas transformer ses pensées en mots…
— Et son état a des chances de s’améliorer ?
— Théoriquement.
Le silence retomba. Franck Woodmill soupira.
— Maintenant, il va falloir affronter le DCI. Tout lui raconter. Je vais écrire mon rapport cette nuit… Enfin ce que je sais.
— J’ai l’impression qu’il voulait abattre Feinstein, dit Malko. Était-ce pour couper tout lien avec le KGB ou pour une autre raison ? L’autre a été plus rapide.
Harry Feinstein criblé de balles et William Nolan muet, on risquait de ne jamais savoir la vérité. Pourquoi le Directeur adjoint de la CIA avait-il travaillé pour les Soviétiques ? Ils se posaient encore la question quand un garde de la CIA vint chuchoter quelques mots à l’oreille de Franck Woodmill. Ce dernier sursauta.
— Fawn McKenzie est en haut. Elle a été prévenue par je ne sais qui…
Fawn McKenzie avait les traits et les cheveux tirés, des talons plats, un jean et les yeux rouges de larmes.
— Qu’est-il arrivé ? demanda-t-elle. On n’a rien voulu me dire.
Malko, Franck et Milton se trouvaient dans la salle des gardes, désertée pour l’instant.
— Quelqu’un a tiré sur Bill, dit Franck. Il est grièvement blessé, atteint au cerveau.
Fawn McKenzie se mordit les lèvres.
— Mon Dieu ! Il va…
— Personne n’en sait rien, fit Franck. Vous l’avez vu ce soir, paraît-il. Que s’est-il passé ?
— Je l’ai déposé au coin de K Street, fit-elle, il devait me retrouver au Willard une heure plus tard. Il n’est jamais venu. J’ai attendu jusqu’à dix heures et je suis rentrée chez moi. On m’a téléphoné tout à l’heure.
— Vous saviez avec qui il avait rendez-vous ?
— Non ? Qui ?
— Un agent clandestin du KGB.
Elle fronça les sourcils.
— Mais le FBI n’était pas là ? Que s’est-il passé ?
Elle semblait parfaitement claire. Malko l’interrompit.
— Miss McKenzie, nous avons des raisons de croire que Bill trahissait au profit du KGB. Il s’agissait d’une rencontre secrète.
Les yeux de la jeune femme s’agrandirent, elle demeura muette quelques secondes, puis ses yeux se remplirent de larmes, elle secoua la tête.
— Non, non, ce n’est pas possible, ce n’est pas vrai.
— Venez, dit Franck Woodmill, nous devons vous parler.
Il était six heures du matin et tous étaient épuisés. Franck Woodmill n’avait pas arrêté de prendre des notes. Fawn McKenzie titubait. Il la renvoya gentiment.
— Rentrez chez vous, prenez une douche, dormez deux heures et revenez à Langley. Nous aurons encore besoin de vous.
Dès qu'elle fut sortie, il résuma la situation.
— Bill Nolan s’est servi d’elle pour sortir des documents de Langley. Elle pensait qu’ils étaient destinés à une commission sénatoriale et qu’il le faisait par amitié pour Barry Goldwater. Ensuite, il les photocopiait et les mettait en micro-films chez lui.
» Le reste nous l’avons découvert : il remplissait l’intérieur d’un de ses stylos avec le micro-film et l’enterrait le long de la pierre tombale de son fils. Harry Feinstein n’avait plus qu’à le récupérer.
— Elle vous a donné une idée de la raison pour laquelle il aurait trahi ?
— Non, pas vraiment ! Elle prétend qu’il n’en avait aucune, qu’elle le connaît depuis vingt ans, que c’est l’homme le plus intègre qu’elle ait jamais croisé… Qu’elle le défendra jusqu’au bout. Il vivait dans le souvenir de son fils tué au Vietnam, il avait horreur de la violence. Espérait beaucoup dans les conférences sur le désarmement…
Un angle qu’on n’avait jamais exploré.
Les deux hommes se regardèrent, aussi épuisés l’un que l’autre. Malko n’aurait pas voulu être dans la peau de Franck Woodmill.
— Et Harry Feinstein ?
— Son arme n’avait pas de numéro, on ne la tracera pas. Sinon, rien. Le FBI est en train d’interroger sa femme. Au mieux, on l’expulsera. Les perquisitions n’ont rien donné. J’ai presque l’impression qu’il ne connaissait pas Bill avant de l’avoir vu ce soir. Le cloisonnement.
Dehors, il faisait froid et Malko se sentait moralement glacé. Le mystère demeurait entier et ils étaient au bout du rouleau.
Le docteur Thorpe, le médecin de la CIA, attendait dans le couloir, en grande conversation avec deux confrères, lorsque Franck Woodmill et Malko débarquèrent au Georgetown Hospital. Malgré ses quelques heures de sommeil, Malko se sentait épuisé et Franck avait des yeux de lapin russe.
— Ça a été dur, annônça-t-il. J’ai cru que le DCI allait tomber raide. Et même maintenant, il ne me croit pas encore. J’ai réussi à lui faire jurer de ne rien dire à personne tant que nous ne serons pas fixés sur l’état de Bill. Même le Président sera tenu dans l’ignorance… Allons voir Thorpe. J’ai fait installer des micros dans la chambre, à tout hasard.
Le docteur Thorpe s’approcha d’eux, le visage sombre.
— Les nouvelles sont mauvaises, dit-il. L’état de Bill Nolan ne cesse de décliner. Le cerveau a été trop endommagé.
Franck Woodmill le regarda comme s’il avait proféré une obscénité.
— Vous voulez dire qu’il va mourir ?
Le médecin inclina la tête affirmativement.
— Est-ce qu’il peut s’exprimer ?
— Non. Nous avons fait des tests. Il essaie, mais c’est incompréhensible.
— Est-il toujours conscient pour le moment ?
— Oui. Mais cela ne durera pas.
Ils pénétrèrent dans l’antichambre, puis dans la grande chambre. Bill Nolan était appuyé à ses oreillers, les yeux ouverts, le visage tordu sur le côté droit. En voyant Franck Woodmill, il essaya de dire quelques mots, mais il ne sortit de ses lèvres que des borborygmes indistincts. Thorpe se pencha à l’oreille du Directeur adjoint des Opérations.
— C’est tout ce qu’il peut faire.
Bill Nolan fixait Franck. Des larmes venaient d’apparaître dans ses yeux. Il fit un signe de la main gauche, répété, presque un tremblement. Franck se pencha sur lui et posa un bloc-notes sur ses genoux.
— Bill, dit-il, nous devons savoir. Nous connaissons maintenant vos liens avec les autres. Pourquoi ? Dites-nous pourquoi.
La moitié gauche du visage de Bill Nolan se crispa. Avec peine, il écrivit quelques lettres sur le bloc et referma les yeux. Malko lut :
— F… a… w… n.
— Il veut sa secrétaire, dit l’officier de la sécurité. Il faut demander une autorisation au DCI.
Le docteur Thorpe s’approcha et murmura à l’oreille de Franck Woodmill :
— Dépêchez-vous, je ne suis pas certain qu’il passe la journée.
Le Directeur adjoint des Opérations se retourna et lança sèchement :
— Prenez un hélico et allez chercher Miss McKenzie. J’appelle le DCI.
Il se pencha vers le lit.
— Bill, Fawn va venir.
Le regard de Malko croisa celui de Fawn et y lut toute la détresse du monde. Depuis une heure, elle serrait sans parler la main de Bill Nolan. Ce dernier ouvrait parfois les yeux et lui adressait un regard embué. Mais il avait repoussé toutes les demandes concernant sa trahison. De temps à autre, le docteur Thorpe regardait les écrans des moniteurs d’un air inquiet : Bill Nolan s’affaiblissait sans cesse.
Malko sourit à Fawn McKenzie.
— Je peux vous parler ?
Elle le suivit dans le couloir.
— Vous pouvez rendre un dernier service, dit-il. Bill Nolan va mourir.
— Je le sais, dit-elle, je le sens.
— Demandez-lui de nous dire la vérité. Pourquoi il a trahi. Sinon, cette histoire empoisonnera la CIA pendant des années.
Elle le fixa longuement.
— D’accord, mais ensuite, vous me laissez seule avec lui.
— Vous avez ma promesse.
Elle revint dans la chambre et s’approcha de Bill Nolan. Pendant plusieurs minutes, elle lui parla à l’oreille. Malko guettait le visage tordu du Directeur adjoint. Finalement, il inclina lentement la tête et Fawn McKenzie annonça :
— Vous pouvez le questionner.
Malko écrivit sur le papier.
— Pourquoi avez-vous trahi votre pays ?
Bill Nolan lut et s’agita. De la main gauche, il se mit à écrire quelques mots laborieux. Malko lut au fur et à mesure.
« La… paix… Plus de conflits. Je n’ai pas trahi. »
Sa main retomba. Malko écrivit à côté.
« C’est à cause de votre fils ?»
Les yeux de Bill Nolan s’emplirent de larmes. Presque avec fermeté, il écrivit :
« Oui… mon fils… Les autres. Il faut éviter une nouvelle guerre. Ils sont sincères… »
Malko écrivit :
« “ Ils ” : les Soviétiques »
« Oui. »
On aurait entendu une mouche voler dans la chambre. Franck Woodmill reniflait et Fawn McKenzie avait le visage inondé de larmes.
« Depuis combien de temps ?» écrivit Malko.
« Douze ans… Je ne regrette rien… »
Cela correspondait au passage en Libye de William Nolan.
Il retomba épuisé, et Malko prit les feuilles de papier. Fawn se précipita sur lui.
— Je vous en prie, laissez-le, laissez-le-moi.
Elle les poussait presque hors de la pièce. Le docteur Thorpe se pencha sur le blessé, l’auscultant rapidement.
Il se redressa et chuchota à un agent de la CIA :
— Allez chercher un prêtre.
Bill Nolan les rappela soudain avec des gargouillis horribles, et reprit la feuille de papier. Fébrilement, il écrivit :
« Je ne voulais plus de sang… Pardon pour Jes… Je n’ai pas pu… »
Le docteur Thorpe les poussa hors de la pièce. Malko sortit le dernier. Il se retourna. Fawn McKenzie avait pris la main de Bill Nolan entre les siennes et l’embrassait.
Un garde de la CIA referma la porte et se planta devant.
William Nolan mourut à 11 heures 55, sans avoir pu parler. Il fut inhumé deux jours plus tard au cimetière de Georgetown, en présence du Président des États-Unis, du Directeur de la CIA et des membres les plus importants de la communauté du Renseignement.