Je quitte la Colombe vingt-minutes plus tard, non sans avoir tubophoné au brigadier Poiloz de se radiner chez la douce jouvencelle afin d’accomplir avec elle toutes les démarches relatives aux funérailles de son grand frère.
Poiloz, c’est l’homme des paperasses, des formalités en tout genre. Alors que le moindre formulaire à remplir couvre mon corps d’acné, d’urticaire, de bubons, d’herpès, de vésicules bourrées de sérosité, d’érysipèle, de taches rouges, de desquamations, de psoriasis, de mycoses variées, et autres gracieusetés du genre, Poiloz, lui, il s’en goinfre. C’est le genre de gus qui établit les feuilles d’impôts des copains, leurs papiers de la Sécu, leurs demandes d’avancement ou de retraite anticipée. Plus il a de documents à remplir, plus il mouille, ce con ! Tu dirais un cruciverbiste passionné devant une nouvelle grille. Le formulaire, c’est le Stradivarius du Paganini de la paperasserie. Des imprimés blancs, bleus, verts ou jaunes le font bander d’office. Je suis sûr qu’il doit se faire agiter le flacon par sa rombière pendant qu’il établit leur feuille pour le recensement.
Placer cette pure et douce adolescente entre les pattounes d’un glandu de ce genre, c’est lui faire un cadeau princier ! Comment qu’il va les faire ronfler, les languissants de l’état civil, et leur rabattre les prétentions, aux mecs de la Maison Borniol. Il la guidera avec discernement dans le choix de la boîte à dominos du frangin, Victoria. L’orientera sur le sapin de qualité, plutôt que sur le chêne hors de prix. Lui fera valoir que des poignées en métal doré sont plus rupinos que de l’argent massif, de même que le crucifix du couvercle se doit d’être modeste, Notre Seigneur ayant fait de Sa vie un modèle d’humilité.
— Alors, Médor, fais-je au Noirpiot en m’installant à bord de mon bolide, tu as fait bonne chasse ?
Il hoche la tête :
— Va-t’en savoir…
Je vois écarlate, illico.
— Ah ! non, pas avec moi ! fulminogéné-je. Le chevalier Mystère, quand on descend d’un cocotier, ça fait glandu !
Il se renfrogne.
— Dans la piaule du frangin, j’ai trouvé ce stylo réclame.
Il me le tend. Un machin blanc avec écrit : « La Lanterne Sourde, Restaurant, 16, rue Saint-Benoît, Paris. »
Ma rogne s’évapore instantanément. Y a pas à tortiller du fion pour chier droit : c’est un clebs de première bourre, Jérémie.
— D’accord, fais-je : tu as mérité ton enveloppe de fin de mois.
Là-dessus je vais pour démarrer, mais une grosse tire surgit dans la ruelle romantique. Une Rolls. Je reconnais au volant le chauffeur espingo de M’sieur monseigneur le duc. Le gusman stoppe à vingt-cinq mètres derrière ma pomme. La capote de ma tire avec son mica un peu flou ne lui permet pas de me reconnaître. Il quitte son siège et va délourder l’arrière. Le Nain Jaune descend à grand-peine de son carrosse. Il porte une pelisse grise à col noir, un chapeau taupé enfoncé bas sur sa tronche de vieux ouistiti momifié. Une fois sur le trottoir, il agrippe l’aile de Miguel et les deux hommes se dirigent vers l’immeuble des Editions Philippe de Tramontane.
— C’est TON duc ? devine M. Blanc.
— Gagné !
— Il devait connaître le giton de son associé et, ayant appris sa mort, vient présenter ses condoléances à sa petite sœur.
— Probable.
Je coupe mon moteur et descends de bagnole. Le négus en fait autant. D’une allure moite, je retourne aux « éditions ». Le fonds ne doit pas valoir grand-chose, si je m’en réfère aux opuscules aperçus, ainsi qu’à leur contenu. Des élucubrations à la mords-moi-le-paf. J’ai remarqué que ceux qui ne savent pas écrire, tout comme ceux qui ne savent pas peindre, se réfugient dans l’hermétisme. Dans l’abscons, t’as ta chance. Ça fait ricaner les cartésiens, mais ça les inquiète un peu tout de même. J’ai connu un temps ou les chansonniers se foutaient de la gueule de Picasso, avant qu’il soit établi de façon indélébile qu’il est le plus grand peintre de ce siècle.
On traverse la courette pierrue. Le local professionnel est vide, mais on entend clopiner dans l’escadrin. Le duc souffle comme un sommier. Sa respiration grince.
— Prenez tout votre temps, Moussiou, lui conseille son larbinuche.
En haut, la porte s’ouvre et la voix éplorée de Colombe s’écrie :
— Papi ! Oh ! papi !
Elle dévale à la rencontre du Nain Jaune.
Curieux, hein ? Elle l’appelle « papi », ce qui est familier, moi je trouve.
Décidément, dans cette affaire, tout baigne dans la tendresse, voire l’amour. Hieronymus aimait Philippe, lequel l’adorait au point de ne pouvoir lui survivre. Le duc chérit sa virago qui l’aime d’un amour platonique mais fervent. Colombe adorait son frère et appréciait « l’amant » de celui-ci. En outre, elle semble nourrir une grande tendresse pour le duc. Tout le monde il s’aime, tout le monde il est gentil. Cependant, si l’on en croit la dusèche, Van Bytoun arnaquait M. de Sanfoyniloix. Des malfrats de haut « vol » l’ont buté, qui n’hésitent pas à zinguer un flic quand il se dresse sur leur chemin. Le vieux duc remue ciel, terre, et San-Antonio, pour retrouver, non pas sa dernière invention, mais la pochette de cuir qui la contenait.
Vous avez dit bizarre ? Comme c’est bizarre !
Y a comme un défaut quand je parle de la dernière invention du Nain Jaune. C’était du travail d’équipe. Il se situe plutôt « promoteur » que « chercheur », dans cette aventure scientifique. Il en est le bailleur de fonds, celui qui finance les recherches et qui, ensuite, les exploite. Ce faisant, n’exploitait-il pas également ceux qui allaient au charbon ? J’aimerais bien parler à l’un de ses collaborateurs.
Ils sont entrés dans l’appartement. On ne distingue plus qu’un murmure de voix. La gosse parle si doucement et le mathusala a une voix si chétive…
Je fais signe au Noirpiot et nous déhottons comme des ombres. Au passage, dans la partie professionnelle, je me saisis d’un petit bouquin à couverture cartonnée, intitulé : Le voyage aux abysses, d’une certaine Marie-Maud Belloval. Peut-être découvrirai-je du génie là-dedans ? Faut voir.
La Lanterne Sourde est un restau sympa, typiquement parisien. Pimpant, feutré. Des rideaux à petits carreaux blancs et roses. Des vitres ouvragées style Arts déco. Un banc de fruits de mer sur le trottoir, avec, derrière, un écailler habillé en pêcheur breton : gros pull marine, casquette marine itou, sommée d’une ancre. Ses gros doigts sont tailladés par les crevasses et sa moustache emperlée de morve gelée.
Nous pénétrons dans une touffeur agréable. L’endroit est bourré… comme une huître et plein (également) de bonnes odeurs stimulatrices. Ça sent le beurre chaud, l’ail, la gibelotte. Un loufiat en pantalon et gilet noir officie, aidé de deux pécores dodues. Derrière le rade s’affaire un petit homme d’une autre fois, à la coiffure plate, au nez pointu. Il est en bras de chemise pour bien affirmer sa qualité de patron.
Je vais lui demander s’il y aurait deux places de libres, il promène un regard de rongeur inquiet sur la salle et nous dit que si on veut bien patienter dix minutes, le 14 va se libérer. Pendant cette période intermédiaire, il nous offrira deux kir « royals ». N’étant pas venu ici pour lui enseigner le pluriel des mots en « al », j’accepte.
Or donc, nous voici dans le tournant du bar d’acajou devant ces boissons simples et agréables constituées par l’alliance du champagne et de la crème de cassis. Dans un pot de grès sont placés, en gerbe, des stylos réclame identiques à ceux dénichés dans la Porsche et chez Philippe de Tramontane. Ils sont proposés, en guise de « carte-de-la-maison », aux clients qui s’en vont.
Le taulier est un bosseur qui ne tient pas en place. Il a l’œil à tout, s’occupe de tout : fait les additions, coupe le pain, sort les bouteilles de vin blanc du frigo, donne des instructions aux serveuses, et tu sais que c’est passionnant de le voir à l’œuvre. J’ai toujours été fasciné par les travailleurs, n’importe leurs occupations : un gargotier ou un chirurgien, un garagiste ou un violoniste me mobilisent pareillement.
J’avale une lampée de kir.
Et voilà que je me mets à murmurer, d’un ton de médium :
— Deux crapules, leur coup exécuté et réussi, s’apprêtaient à regagner les States. C’était programmé, mais le ratage de ce matin leur a mis la puce à l’oreille et ils ont renoncé à leurs billets. L’un d’eux est blessé. Ces deux types attendent dans Paris que la situation s’éclaircisse. Ils détiennent l’invention et la fameuse pochette Vuitton. Ou du moins ils les ont détenues quelques jours. Pendant ce temps, leur première victime, le Hollandais, entraîne la fin tragique d’un gentil mec un peu illuminé. Ceux qui restent pleurent ceux qui ne sont plus. Un lien unit cependant les criminels aux victimes : ce restaurant. Deux stylos publicitaires à un franc vingt-cinq pièce attestent que les tueurs et les « tués » sont venus, au moins une fois, dans cette boîte.
Le taulier me lance :
— Ça va y être : je prépare la note du 14 !
Effectivement il achève de calligraphier des prix sur un beau papier paille, style parchemin.
Quand il a terminé, il jette un regard en direction de la table 14, puis il puise deux stylos dans le pot de grès et les place à l’intérieur de la note pliée en deux.
Je me coule jusqu’à lui.
— Vous distribuez ces stylos ?
— J’en offre un par « messieur ».
— Et il y a deux types au 14 ?
Il me louche comme si j’étais un débile profond et qu’il ne s’en soit pas encore rendu compte.
— Exactement.
Le gars Jérémie qui a suivi cet échange met sa main pleine de pouces sur ses yeux. Il paraît s’abandonner à des transes vertigineuses.
— Le Gouzi du crapaud ? soufflé-je.
Il a un léger acquiescement.
Une chiée (au moins) de secondes s’écoulent, puis il revient à moi, les yeux brouillés et rouges.
— Ils étaient ensemble, dit-il.
Marrant, je le pense aussi. La raison me l’impose. Ce bon petit restau de la rue Saint-Benoît a été un lieu de rendez-vous. Il est peu imaginable que deux protagonistes de l’affaire l’aient fréquenté chacun de son côté. Donc, Philippe de Tramontane, « l’éditeur », a rencontré dans cette taule le pseudo Eloi Salique, le tueur !
Moi qui pense plus vite que mon cerveau, j’en suis déjà à expliciter les raisons de son suicide. Qui sait s’il n’a pas fourni à Salique des renseignements concernant les activités de Hieronymus ? Sans se douter qu’ils lui seraient fatals. C’est seulement après qu’il a réalisé les conséquences de ses renseignements. Alors il n’a pu supporter le poids de sa trahison et il s’est flingué !
— Tu presses le 14, Emile ? lance le patron à son maître d’hôtel ; ces messieurs « attendent dessus ».
— Ça vient, ça vient ! promet Emile qui jouit d’une paire de baffies flamboyantes.
Je dis au patron :
— Ça sent rudement bon dans votre restau. C’est un ami à moi qui me l’a recommandé : Philippe de Tramontane, vous voyez qui je veux dire ?
Il opine.
— Il fait dans l’édition ?
— C’est ça.
— Oui, il vient souvent avec des auteurs. Si vous le voyez, dites-lui qu’il pense à sa petite ardoise ; elle commence à grimper ; c’est pas la peine de laisser traîner ce genre de choses.
— Non, admets-je, c’est pas la peine.
— Remarquez que M’sieur Philippe a toujours été réglo : j’ai confiance. Ça y est, vous pouvez vous installer, Emile a redressé le couvert.
— Y a un plat du jour ? demandé-je guillerettement.
— Bien sûr ! La matelote d’anguilles. Je les reçois directement de « là-bas » : je suis de Bréka.
— Je vais boire un caoua, décide M. Blanc ; je dois puer l’ail. Ramadé ne peut pas supporter cette odeur ; elle la trouve vulgaire.
— Elle a bien raison. Les bulbes sont l’infamie de la cuisine.
Les « expressos » expédiés, Emile m’apporte la douloureuse, flanquée de deux stylos blancs.
— On va les conserver en souvenir ! dis-je.
— Drôles de souvenirs.
Soudain, je plonge sous la table comme à la recherche de ma serviettc ou d’un bouton de manchette.
Jérémie est très bien. Le genre de gussier adapté à toutes les circonstances. Quand je me livre à une action anormale, il ne s’en étonne pas, sachant que j’ai des raisons de me comporter ainsi et les respectant.
Je laisse s’écouler vingt secondes avant de me relever. Maintenant c’est bonnard : elle m’a dépassé. Il s’en est fallu d’un poil de cul de rosière qu’elle me retapisse. Elle sortait de la petite arrière-salle du bistrot, là où l’on traite les habitués désireux de claper tranquille. Elle est en compagnie d’un bellâtre à cheveux bas, du genre masseur mondain pour vieilles peaux arthritiques.
— Qui est-ce ? demande M. Blanc.
— En plein Gouzi du crapaud tu es obligé de me poser cette question ?
— La duchesse ?
— Gagné ! Tu participeras à la demi-finale !
Je visionne la silhouette massive de Catherine de Sanfoyniloix. Elle charrie un vison qui la fait ressembler au bonhomme Michelin. Tiens, c’est vrai : on ne le voit plus beaucoup, cézig. Le juge-t-on périmé ? Moi, j’aimais bien le rencontrer au hasard des garages, dodu et rigolard, Martien d’avant le déferlement des B.D. cosmiques. Il subsiste encore timidement sur les guides, ce gentil monstre de mes enfances. Juste à l’état de rappel, de clin d’œil. La vie use.
Quand j’étais mouflet, je croyais que tout ce qui m’entourait était là pour l’éternité : papa, les maisons basses, les petites routes, les épiceries où l’on vendait des pichets de faïence, mes bonnes amies, ma propre gueule. J’avais alors la notion du « toujours ». Mais ça n’a pas duré lulure. Mon dabe est mort, on a démoli notre vieux quartier pour bâtir des casernes, les petites routes ont été happées par des nœuds de communication pleins d’échangeurs et de présélections. Mes bonnes amies sont devenues des dames avec des gosses et des cocus, des toilettes et des varices, des vacances à l’île Maurice et des gâteries aux ovaires. Et moi…
Moi ? J’ose pas te dire. Regarde ! Tu sais que j’ai été un petit garçon ? Comment ? Ça se voit plus du tout ? Ben alors c’est que c’est vraiment râpé ! La page est tournée. On continue, vaille que vaille. Ailleurs, autrement, à cloche-pied !
— Je la suis ? demande Jérémie.
— Si tu le sens…
Il se lève et file sans ajouter une syllabe. Il a comme une allure sournoise quand il se trouve sur le sentier de la guerre, mon pote noir. Tu dirais un fennec. Sans blague, M. Blanc, c’est un renard dans son genre. Un pilleur de poulaillers.