LE FURET

Qui court, qui court…

Le lendemain morninge, je me fais grimper un petit déje à ma botte : café noir, croissants croustillants ; m’ablutionne jusqu’en mes plus humbles recoins, revêts un pull en cachemire, col cheminée, une veste de tweed très gentleman-farmer et décide de téléphoner au duc.

Sa voix chevrotante est si faiblarde que j’ai envie de monter le son ; mais comme il n’existe pas de différence de niveaux sonores à bord des postes téléphoniques helvétiques, je me contente de me dégager les cages à miel avec l’auriculaire.

— Je pense que vos pressentiments étaient fondés, monsieur le duc, attaqué-je.

Pas de triomphalisme, cézigo. Le calme souverain.

— Vous avez déjà obtenu des résultats ?

Je lui narre mes investigations nocturnes, depuis l’interview du pompiste jusqu’à la découverte du bouchon de jerrican. Son timbre s’affermit quelque peu. Il dit à quelqu’un posé près de lui (la dusèche, sans doute) :

— Cet excellent détective confirme qu’il y a bien eu assassinat, ma gente dame.

Une clameur de halle aux poissons me boursoufle le tympan. L’ogresse arrache le combiné à la dextre chétive du duc et tonitrue :

— Bravo, poulet ! Toi, au moins, t’es pas un manche à couines ! Je te le disais qu’il fallait croire Pépère ! Attends, faut que je te le repasse, il fait des gestes pour récupérer le turlu comme un qui se noie !

Voix terriblement éprouvée du vieillard, dont les mouvements désordonnés ont vidé les soufflets. Or, comme ceux-ci se sont également parcheminés, ils mettent du temps à se remplir.

— Ecoutez, monsieur le détective. S’il y a eu assassinat, c’est qu’on a pris le porte-documents Vuitton qui se trouvait dans l’auto. Ce porte-documents, il faut coûte que coûte que je le récupère puisqu’il existe encore. Même vide !

Ces deux derniers mots me font un effet gouzilleur, kif quand une gentille te lèche les bourses avant d’attaquer ton cornet à la framboise.

— Même vide ? hébété-je.

— Oui, réitère le duc : même vide.

— Il est à double paroi ? inquisitionné-je (c’est plus fort que moi).

— Non.

— Alors ?

— J’y tiens !

Il ajoute :

— Commissaire, vous n’êtes pas un homme vénal et j’ai compris que vous n’accepterez pas d’argent de moi. Alors laissez-moi vous dire que si, par la grâce de Dieu, vous me rameniez ce porte-documents, je vous ferais un cadeau digne de ma reconnaissance.

— Nous n’en sommes pas là, monsieur le duc. Maintenant, pour pouvoir pousser l’enquête, il faut que j’en sache davantage. Les papiers dérobés avec la pochette de cuir concernent une découverte ?

— Exact.

— Qui porte sur quoi ?

— Une désintégration instantanée de l’oxygène de l’air sur un volume de deux cents mètres cubes.

— Hautement destructif !

— En effet.

— Qui souhaiterait s’approprier une telle invention ?

— Toutes les nations ou presque, je suppose.

— Vous aviez déjà pris des contacts ?

— Nullement. Mon but est de la rendre universelle. Je ne monnaye pas cet aspect négatif de la science. Je me dis que si mon équipe a fait cette découverte, d’autres la feront, et que la seule manière de la neutraliser, c’est de la répandre.

— J’espère que vous possédez un double de cette découverte ?

— Bien entendu !

— Donc, le vol des documents n’est pas catastrophique ?

— Celui des documents, non. Mais celui du porte-documents, si.

— Vous ne voulez pas me dire ce que cette pochette de cuir représente ?

— C’est impossible !

Il a mis une certaine âpreté dans sa réponse. Inutile d’insister.

— En ce cas, passons aux questions traditionnelles, monsieur le duc ; on a tué votre ami Van Bytoun pour lui voler l’invention, c’est clair.

— Ça semble évident, en effet.

— Celui qui l’a dérobée en connaissait l’existence, C.Q.F.D.

— Naturellement.

— Donc, le secret a transpiré, quelqu’un de votre équipe a trahi ou a eu la langue trop longue.

Un silence. Il toussote gras, finit par lâcher :

— Probablement.

— Vous n’avez aucun soupçon ?

— Pas le moindre.

— Vos chercheurs sont nombreux ?

— Entre les Suédois et les Français, une dizaine.

— Vous avez confiance en eux ?

— Jusqu’ici il n’y a jamais eu le moindre problème.

— Parce que, jusque-là, vous avez rentabilisé leurs travaux. Dans le cas présent, si j’ai bien compris, compte tenu de votre philosophie humaniste, ils ont travaillé pour la gloire ?

— Je leur ai versé une forte prime à chacun. C’était moi qui décidais du devenir des recherches et de leurs résultats. J’étais incontesté.

— Je vois. Mais soyons pratiques, monsieur le duc. Si l’un de ces hommes a trahi…

— Il y a aussi des femmes dans l’équipe.

— Beaucoup ?

— Deux.

— Ça ne change rien au problème. Si l’un ou l’une a trahi, vers quelle nation pensez-vous qu’il se serait tourné pour tirer profit à son compte de cette importante découverte ?

— Le Japon ou les Etats-Unis, voire l’Allemagne ou peut-être Israël. Je ne parle pas de l’U.R.S.S. qui marche sur des œufs depuis plusieurs mois.

— L’éventail est large, grommelé-je. Voyez-vous, monsieur le duc, quelque chose me chiffonne dans cette histoire : pourquoi a-t-on assassiné Van Bytoun et mis le feu à sa Mercedes puisque tout ce que ses ennemis voulaient, c’était lui voler son porte-documents ? L’auto-stoppeur avait beau jeu de l’estourbir et de regagner sa Porsche avec votre foutue pochette Vuitton.

— Louis Vuitton, corrige le mathusala, maniaque.

Il tousse encore (probablement dans le creux de sa dextre) puis demande :

— Que comptez-vous faire, maintenant, monsieur le détective ?

— Puisque je suis à Genève, je vais prendre le vent du Léman. Au fait, à quel hôtel Van Bytoun devait-il descendre ?

— L’Intersidéral, répond M. de Sanfoyniloix.

— C’est celui que j’ai choisi, fais-je. Si vous avez des choses à me communiquer, vous pouvez m’y appeler. Mes respects, monsieur le duc.

Ayant raccroché, je décide d’avoir une conférence avec Jérémie Blanc. Je vais toquer à sa porte, mais il ne répond pas. Je note alors que l’écriteau rouge « Do not disturb » est fixé au pommeau de la lourde. J’applique mon oreille contre ladite et perçois des roucoulements de joyeux augure, ponctués d’exquis petits « oui ! oui ! oh ! oui » proférés sur le vent des soupirs. Rien de plus exaltant que le mot « oui », quand il est dit avec une telle intonation. J’ai idée que notre auto-stoppeuse n’a pu résister à son penchant marqué pour les hommes noirs et qu’elle est venue rendre visite au grand primate.

Une femme de chambre délicieuse, portugaise à ne plus en pouvoir dans sa blouse à rayures bleues et blanches, me surprend en flagrant délit d’indiscrétion et me sermonne du doigt.

Du même mien, je lui fais signe de joindre son oreille à l’agréable, et elle ne résiste pas. Juste comme la gonzesse pâme et se met à faire la locomotive entrant en gare.

La fille de Porto rougit, glousse, trémousse, gênée.

— On s’y croirait, hein ? dis-je en lui effleurant la motte de mes doigts de magicien.

Du coup, elle bredouille du regard et se met à frénétiquer du triangle de panne… J’aurais qu’un mot à dire pour l’embarquer jusqu’à la lingerie et lui pratiquer la seringue à ressort. Mais ce serait lâche de ma part d’abuser des sens incandescents d’une compatriote de Vasco de Gama « inopinément embrasés par les feux de la vie », comme l’a si magnifiquement écrit François Chirac dans son traité sur la potée auvergnate.

Juste je lui grabouille la moulasse, vite fait, bien fait, dans le couloir, qu’elle se sente le frifri au frais, cette chère Maria. Puis je toque à la porte. L’inspecteur Blanc vient délourder, la taille ceinte d’une serviette de bain, mais l’extrémité de sa bistougnette dépasse. Elle a encore la larme à l’œil. Je la désigne à la Portugaise.

— Comment expliquez-vous, ma douce amie, que les Noirs aient le foutre blanc ?

Elle décarre comme si elle avait oublié de fermer le gaz en partant. Je refoule le Noirpiot, lequel résiste because il a honte du flagrant délit qui se prépare.

Notre stoppeuse (qui est devenue la sienne exclusivement) est à plat ventre sur le lit, avec deux oreillers sous l’estomac pour la maintenir en position de levrette ; ce qui est la meilleure façon d’en prendre une sans être dévisagé par le sailleur.

J’entonne, langoureusement, une vieille chanson d’avant-guerre :

Vous qui baisez sans me voir.

Sans même me dire bonsoir.

Elle bondit du plumard et trotte jusqu’à la salle de bains.

— Eh bé, tu vas lui en apprendre des trucs nouveaux à ta Ramadé, jubilé-je. Ce retour triomphal que je vois déferler dans votre logis. Les fêtes du bicentenaire c’étaient une petite sauterie de patronage en comparaison.

— Tu es d’une impudeur ! gronde Fleur d’anthracite.

— C’est toi qui abuses d’une malheureuse jeune fille dans la détresse et c’est moi l’impudique !

— Je n’abuse pas : elle est venue à la relance sur le matin et s’est jetée sur moi !

— Une mineure ! fais-je. Tu contiens mal tes sens, mon biquet. Aux Zuhessa, tu serais lynché, avec la femme de chambre qui t’a vu et qui propage la nouvelle dans ce palace de rêve !

Il hausse les épaules.

— Mineure, elle ! Tu oublies les années d’apprentissage.

La môme revient après s’être décamoté la tirelire. Elle a passé un peignoir de bain, noué ses cheveux en queue-de-cheval (en hommage à Jérémie sans doute ?) et elle sourit d’aise.

— Vous avez réalisé votre rêve d’adolescente, ma chérie ?

— Complètement. Ç’a été féerique ! N’est-ce pas, mon Jéjé ?

Il penaude un brin, mon aminche, souhaite très fort mon absence.

— J’ai tubé au duc, dis-je, pour revenir aux choses sérieuses. Il est content de nous et me promet la lune si je lui ramène son porte-documents. Il a même précisé : plein ou vide.

— Ou vide ! s’exclame, comme je le fis, ce fin limier.

Yes Sir : « ou vide » ! Pas banal, non ? Bon, je vous laisse petit-déjeuner en amoureux. Prenez une bonne collation et recommencez une seconde triquée. Mais dans le suave. Maintenant que ses sens sont survoltés, tu vas me la travailler en artiste ! Paganini, mec ! Joue-lui de la flûte de Pan avant de lui faire « Pan ! » avec ta flûte. Une partie de tarte aux poils avec des lèvres comme les tiennes, ça doit payer chez nos amies les belles ! Tu les grimpes en mayonnaise à tout berzingue. Moi, à ta place, je lui ferais une totale, en matière de dégustation. Juste un petit triolet : index, médius, annulaire pour ponctuer en seconde partie. Ça te laisse le temps de te refaire les amygdales et de te montrer dans toute ta puissance d’étalon. Tu deviens l’Assourbanipal de la tringle !

— T’es chié ! dit le Tout-sombre en souriant. J’ai déjà vu des mecs chiés, mais aussi chiés que toi, jamais !

Le « mec chié » se retire après avoir louché par l’échancrure du peignoir. Pas Byzance, ni Babylone. Deux aimables petits nibars qu’on pressent un peu trop fluidasses (je m’étais un peu vite excité sur le parkinge) ; une chattoune aux meules espacées. Sa touffe ressemble à la barbichette de l’émir du Koweït. Les côtes saillent un peu. Le dos s’étire, trop long pour lui laisser des potelures. C’est le sujet tout-venant à tirer un soir d’hôtel quand t’es à court. Tranche de veau froid pour pique-nique (t’es prié d’apporter ta mayonnaise).

Des comme celle-là, j’en ai grimpé à m’en éborgner le cyclope à col roulé ! C’est pas de l’amour, mais du simple essorage de burnes. Ça te laisse une impression fadasse de repas à prix fixe. Avec ces petites pétasses, tu baises fast food, ou plutôt fast love. J’ai jamais découvert de grandes frénétiques dans leurs légions. La bouillave grelin-grelin ! Et ensuite, leur façon de se briquer l’oigne ! T’as remarqué ? La petite menotte flipotant dans l’eau mousseuse ! Ploc, ploc ! Sans conviction ! De toute manière, elles sont « protégées », alors c’est pas la peine d’en faire un documentaire !

Mais bon, le Noirpiot, ça le change de sa bidoche quotidienne, puisque c’est blond ! Enfin, pas vraiment, mais presque. Chacun sa Polynésie, chante Trénet !


Un soleil cynique, jaune et glacial, éclaire la banlieue de Genève. Je descends au parking afin d’y récupérer ma brouette. C’est plein de chouettes tires à l’Intersidéral : Rolls, Ferrari, Lamborghini, Mercedes…

Le bureau du voiturier est provisoirement vide car il est en train de dégager la BMW d’un P.-D.G. belge (celui dont la secrétaire se faisait niquer par son chef du marketinge, cette noye).

Je le regarde, de loin, qui manœuvre habilement, car un glandu, probablement beurré, a enquillé sa charrette de traviole en rentrant. Je mate le tableau où l’employé accroche les clés de contact des clilles. Mais la mienne ne peut s’accrocher car elle rentre dans le contacteur commandant le verrouillage des portes.

Sur les murs du P.C., quelques photos dédicacées d’hommes illustres. Le petit gars est bien placé pour obtenir des autographes des clients.

Et voilà que tout à coup, m’arrive un choc oculaire. Mes rétines me paraissent se dévisser.

Je te dis quoi ?

Sur le sol de la guitoune, dans un angle à côté d’un balai, il y a un jerrican en matière plastique bleue. Or, ce récipient ne comporte pas de bouchon ! T’ahurises pas quand je te bonnis des machins pareils, toi ? Alors c’est que tu te retiens ! En réalité, tu pisses dans tes oripeaux, l’aminche !

Un puissant vertigo m’empare. J’attends le retour du chamelier : un Italoche sympa qui siffle en besognant.

— Jé vous réconnais, assure-t-il. C’est pour le beau bijou blanche, n’est-ce pas ?

Et il va chercher ma clé dans un tiroir fermant lui-même à clé, te dire s’il a mon bolide en haute estime !

— Jé vous la sors tout dé souite !

Momente, amico !

Je lui montre le jerrican.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Oune bidone d’essence vide, répond paisiblement le parkingiste.

— D’où provient-il ?

— Des clients l’avaient dans leur coffre, ma ils ont perdu le bouchon.

En riant, comme la douce fée Marjolaine quand elle nique l’enchanteur Merlin, je tire le bouchon de ma vague.

— Vous pariez qu’il s’adapte ?

Et comme le brave garçon est sidéré, j’insiste :

— Essayez, vous allez voir !

Il me prend le bouchon des doigts et le visse sans difficulté au jerrican.

— Parfait, dis-je. Voilà cent francs pour vous, et des vrais : des francs suisses ! Laissez-moi emporter ce jerrican, j’en ai justement besoin d’un.

Lui, il est plutôt joyce de l’opération et me tend le récipient. Je le saisis délicatement par l’extrémité de son bec verseur, biscotte les empreintes. Déjà celles du voiturier doivent fourmiller sur les parois de plastique.

J’avise, sur le bureau de bois blanc de l’employé, un tampon encreur avec sa boîte et un bloc de faf à notes.

— Permettez ! poursuis-je en saisissant la main droite de mon ami Luigi (c’est écrit sur sa combinaison).

Je la guide sur la boîte encreuse, l’applique dessus d’abord, sur la feuille de papier du bloc ensuite.

— Ma quest-ce qué vous faites ? grommelle l’homme qui commence à moins la trouver superbe.

— Je vais tout vous expliquer, ami Luigi : pas de panique.

Je plie la feuille en deux et la place au centre de mon portefeuille.

— Les clients qui vous ont laissé le jerrican roulaient dans une Porsche noire, n’est-ce pas ?

— Si ! avoue-t-il. Perque ?

Le moment est arrivé de verser de l’élixir de rassurance sur sa perplexité. Je lui file ma brème au ras du pif.

— Police.

— Ma j’ai rien fait !

— Oh ! que si, merveilleux Transalpin, vous avez fait beaucoup en ne flanquant pas ce jerrican sans bouchon aux ordures. Je vais encore distraire cent francs sur ma liste civile pour vous marquer mon extrême satisfaction !

Et poum ! De lui attriquer un nouveau talbin bleu à l’effigie de Francesco Borromini 1599–1667, personnage dont j’ignorais l’existence, avant de lire dans le dico qu’il fut un architecte tessinois en renom et construisit des églises à Rome (alors que, généralement, ce sont les Ritals qui allaient en bâtir à l’étranger).

Luigi enfouille en m’assurant que je suis « gentil ». C’est un qualificatif auquel tu as toujours droit quand t’arroses largement.

— Et maintenant, fils, il faut que tu m’en casses un max sur cette putain de Porsche et ses passagers. Primo, notes-tu dans un registre la liste des bagnoles qui passent la nuit ici ?

— Naturellement.

Il me pêche sous son burlingue un registre vert à coins de toile noire, l’ouvre à la page de la veille et me désigne triomphalement ma 500 avec son numéro minéralogique.

— Je t’aime, balbutié-je avec émotion. Comme il est déplorable que le Seigneur, sans doute distrait, ne nous ait pas faits homosexuels, sinon je t’aurais épousé sans l’ombre d’une hésitation.

Il rigole comme le pupitre du banquier Law. Je l’amuse et mes façons louftingues lui plaisent.

— Cherche-moi la Porsche, Luigi, mon bébé, mon trésor.

— C’était la semaine dernière, réfléchit-il.

Et il feuillette à rebrousse-registre.

— Des Porsche, j’en ai eu pas mal ces derniers temps, commente-t-il, mais celle-ci, c’est la seule qu’elle soit restée trois nuits dé souite.

En moins de jouge, il déniche le numéro de mes rêves et, sans que je lui demande, l’inscrit sur une feuille de bloc. Au first regard, je vois que la voiture est immatriculée à Paris.

— Parfait, Luigi. Et si tu me racontais à présent à quoi ressemblaient les gens qui utilisaient cette chignole ?

Il ne se donne même pas la peine de sonder sa mémoire. Ses méninges fonctionnent parfaitement et il est inutile de les stimuler.

— Deux hommes : un jeune, grand, blond et mince avec un costume en jean, et puis un autre, plus âgé, plus petit aussi, un peu gros, les cheveux gris coupés très court et cicatrice ronde sous une pommette, comme si on avait voulu la découper.

J’inscris ces détails à la volée. Ce parkingiste, quelle merveille ! Irremplaçable ! Latin jusqu’au bout de la queue ! Vif, malin, sympa.

— Ces deux mecs parlaient français entre eux ?

— Tout à fait.

— Quand ils sont repartis, ils ont fait une allusion quant à l’endroit où ils se rendaient ?

— Ils m’ont demandé combien de temps il fallait pour Zurich.

— Les chéris ! Vu la température, ils portaient des manteaux, non ?

— En effet, mais ils les « portaient » en effet sur leur bras. Ç’avait l’air d’être des canadiennes.

— Beaucoup de bagages ?

— Chacun une Samsonite, plus un sac de cannes de golf. Et un cornet de plastique plein de boîtes de chocolat qu’ils avaient dû acheter à Genève. C’est à cause de ce cornet[1] qu’ils se sont débarrassés du jerrican qui prenait trop de place et puait l’essence.

Je continue d’emmagasiner les renseignements. C’est une mine, le gars Luigi.

Drôles d’assassins qui jouent au golf et font emplette de chocolats !

L’Italoche murmure :

— Ils sont dangereux ?

— Je crois bien que oui. T’as encore des choses à me dire, pour préciser le portrait ?

Il survole les jours en cause.

— Le petit gros m’a parlé en italien quand ils sont venus reprendre leur voiture. Il avait l’accent de Rome. Et puis il mange des pastilles. Avant de démarrer, il est redescendu et il est allé ouvrir sa valise pour y prendre une boîte neuve.

— Elle ressemblait à quoi, cette boîte ?

— Plate, bleue. Il a ôté le fil rouge de l’emballage et en a mis deux dans sa bouche.

Je tends ma main fraternelle à Luigi.

— Je te remercie jusqu’à l’os, amico. C’est désormais comme si tu étais mon ami d’enfance !

On se pompamerde énergiquement, jusqu’à ce que l’épaule nous brûle. N’après quoi, je lui rends ma clé de contact.

— Réflexion faite je ne prends pas ma guinde tout de suite.

— Alors je vais vous la laver.

— Tu es un frère, Luigi. J’espère que tu bandes dur !

Son sourire est tout à fait rassurant sur ce point. Pas besoin de faire brûler des cierges pour le sien.


A la réception, c’est une autre paire de manches et les gentils préposés rentrent dans leur coquille lorsque je les entreprends. Ici, on respecte le secret de fonction, comme dans les banques, et c’est pas une carte de police française qui va leur foutre la diarrhée verte. Ils me conseillent de m’adresser au directeur, ce que je fais sur l’instant.

Le grand dirluche est un parfait gentleman en complet bleu croisé, col blanc, amène et souriant. Je lui dégoise mon compliment et sollicite sa coopération. Je dois absolument connaître l’identité des gars à la Porsche, lesquels sont des criminels.

Il répond qu’il ne demande qu’à aider des policiers français, à condition toutefois que la police helvétique soit informée de la chose. Je me dis que maintenant, même si je laisse tomber, il accomplira son devoir en prévenant les autorités genevoises de police et justice, et qu’il est alors préférable de jouer franc-jeu. Le directeur décroche son appareil téléphonique et se met en communication avec le chef de brigade Martelon, lequel promet d’arriver dard-dard.

Ma pomme remercie et dis que je vais donner un coup de turlu dans ma chambre. Qu’on m’y mande dès que mon confrère genevois sera là.

En réalité, ce n’est pas dans ma piaule que je précipite, mais dans celle de Jérémie. Et tu me croiras si tu voudras, comme dirait Béru, mais il est en train de remettre le couvert. A-t-il suivi mon ordonnance à propos des préalables nouveaux, toujours est-il qu’il est déjà revenu à la calce traditionnelle. Le geste auguste du semeur, au long et profond déhanchement. Rran, RRAN ! Tiens, en v’là deux ! Tiens, en v’là long ! L’homme du désert est multiple dans le besognage. Son fessier d’airain dessine des figures dans l’espace.

— On se calme ! dechavannisé-je. Stop ! Sortez les aérofreins. Atterrissage immédiat !

Il s’arrête de limer, docile. La gonzesse, par contre, renaude :

— Oh ! non, mais c’est impossible avec ce mec-là ! Je vais en crever, moi !

L’Antonio, tu le connais. Quand ça urge, ça urge !

— Saute dans tes fringues, monsieur Blanc, ensuite dans un taxoche et pour finir dans le prochain avion pour Paris.

Il a tout de suite retapissé le jerrican de plastique bleu et pigé l’urgence.

— C’est le vrai ? demande-t-il.

— Oui, mon pote. Pendant que tu mets sabre au clair, moi je travaille ! Fous le jerrican dans ta valise, sans y laisser tes empreintes. Tu le portes à Mathias d’extrême urgence. Qu’il relève tout ce qu’il pourra sur ce récipient. Voici les empreintes du voiturier qui figurent en abondance sur le bidon. Ce faf comporte également le numéro minéralogique de la Porsche. Je veux tout savoir sur elle. Il est probable que j’obtiendrai d’ici quelques minutes l’identité des deux forbans qui circulaient à son bord, mais je doute qu’elle corresponde à la réalité. Fiche le camp immédiatement, la police suisse radine et je ne veux pas avoir à lui remettre le jerrican.

— Et moi ? bêle la donzelle.

— Toi, quoi ?

— Qu’est-ce que je deviens ?

— Tu deviens pas, tu continues !

— Mais on devait aller au consulat de France pour mes papiers.

— Plus tard : j’ai école !

— Ah ! ça alors. Vous êtes un drôle de flic !

Non mais, elle voudrait me briser les couilles, la môme !

J’explose :

— Ecoute, morue. Tu as eu un confortable plumard, un petit déjeuner et la bite de nègre de tes rêves, alors moule-nous ! J’aime pas les frangines casse-roupettes !

Je disparais chez moi. Peu après, le Noirpiot toque à ma lourde : saboulé, valdingue en pogne.

— Bon, ben je pars ! annonce-t-il.

— Tu devrais déjà être arrivé, violeur de Blanches !

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