LE LÉZARD

L’oie blanche (ci-devant Colombe), appelle le duc de Sanfoyniloix « Papi ». Et puis elle fornique avec un beau gosse qui demeure en l’hôtel particulier du mathusala. Alors moi, que veux-tu, obstiné, je te répète « cul et chemise » ! Mais cela dit, cette incantation ne fait pas progresser le schmilblick.

Combien de temps l’illustre San-Antonio (que la plupart des analphabètes et méchants appellent Santantonio) reste-t-il en méditation derrière le volant gainé de cuir bleu de sa 500 SL ? Impossible à préciser. Appuyé à mon confortable dossier, je survole les faits portés à ta connaissance, les remets en scène, les apprends par cœur, les rabâche. Jusqu’à la nausée. Jusqu’à ce que des moucherons noirs voltigent devant mes yeux. J’ai les mains entre mes jambes serrées car il fait de plus en plus froid depuis que le moteur est coupé. Mes couilles leur dispensent une chaleur de nid. J’ai bien fait d’enfiler des chaussettes de laine, ce morninge. Oh ! élégantes, je te rassure, mais chaudes. M’man dit toujours qu’on s’enrhume par les pieds. Et c’est valable également pour les rhumes de cerveau !

Là-bas, les lumières s’éteignent aux fenêtres de la demeure ducale. Même le vioque a dû se zoner.

Mû par l’instinct de conservation, je quitte ma guinde, transi. D’un pas de promeneur miteux, je me dirige vers l’hôtel des Sanfoyniloix. C’est une très belle construction de pierre, début de siècle, bâtie en bordure de la rue et séparée du trottoir par une épaisse grille de fer forgé. Entre celle-ci et la maison, il y a juste la place pour une plate-bande fleurie. Mais, en cette saison, les fleurs sont de rentrée (alors qu’en été elles sont de sortie).

Comme je te l’ai dit, une rampe mène au garage logé sous l’immeuble. A gauche de l’hôtel particulier, un portail de fer somptueux, peint d’un vert presque noir, livre accès à un assez vaste jardin à la française au fond duquel se dresse une petite construction pour le personnel, du même style néo-bourgeois que la maison principale. Une loupiote brille dans la crèche secondaire.

Moi, tu me connais comme si je t’avais fait. Ni une, ni trois : nouvelle mobilisation du petit sésame. Pour cette serrure portalière, on ne s’est pas cassé le chou : c’est la simplicité même, presque le dénuement. Avec une fourchette à escarguinches, je te la mets à genoux ! Les gens sont sots. Je te parie que l’hôtel est truffé d’alarmes sophistiquées, mais tu peux pénétrer dans le jardin aussi aisément que les frisés de 40 ont pénétré en Belgique, puis en France.

Je déambule bientôt sur le gazon, mettant à profit l’ombre des sapins d’ornement. Me voici devant le petit seuil de « l’annexe ». Je perçois une rumeur de téloche. M’est avis que Miguel, l’esclave de Sa Seigneurie, doit avoir besoin de se divertir un peu, après ses longues journées de service. Je le subodore gentil mais capricieux, le surancêtre. Des marottes de vioque, quoi, nul n’y coupe !

J’hésite à sonner, mais vu mon parti pris de me produire en douce, j’entre par mes propres moyens. La minuscule habitation ne comprend qu’un living avec kitchenette, et une chambre mansardée à l’étage.

Miguel n’est pas seul. Je suppose que sa dame doit marner comme cuisinière ou comme femme de chambre chez les Sanfoyniloix. Te dire qu’elle est courtaude, brune, avec beaucoup de poils partout relèverait du pléonasme. Le couple s’est mis en vêtements de nuit pour mieux se relaxer. Ce n’est pas la télévision proprement dite qui usine, mais la vidéo et ils sont en train de se programmer un bath film X qui raconte les tribulations de deux gros pafs et de deux jolies chattes roses.

L’originalité de l’œuvre vient de ce qu’elle est traitée entièrement en gros plans ou en plan moyens. On ne voit jamais le visage des protagonistes, seulement leurs sexes. Ce pourrait être ceux de gens mondialement connus qu’on n’en saurait rien. Cela dit, y a une tête de nœud qui me fait trop penser à Nonœil, le péteur de cassoulet tricolore, pour que ça ne soit pas son paf personnel qui fornique une cramouille béante.

Le film est passionnant. On voit deux exquis dargifs en batterie. Entre les jambes soutenant lesdits, passe une main féminine qui tâtonne, chope un braque et se le guide dans le cabinet des estampes. Les deux pattounes sont synchrones, les biroutes également. Mais jusque-là, rien que de très classique, et un couple de gardes-barrières de troisième classe en ferait autant. Où les choses se corsent, c’est quand les deux gladiateurs s’arc-boutent et parviennent à soulever leur partenaire du plumard sans s’aider de leurs mains. Alors là, chapeau ! J’avais jamais vu. Peut-être y a-t-il un truc, mais franchement, je ne pige pas lequel !

Les deux Espanches, ça les émoustille drôlement, un tel exploit. La mère Gonzalez (pas la peine de vouloir me faire un procès, ils s’appellent tous comme ça, en Ibérie) dégonce l’os à moelle de son Catalan et se met à l’agiter en dépit du bon sens. Visiblement, c’est pas une surdouée de la baisance. Miguel s’en contente, mais je plains ses fantasmes !

Il a pas le chibre herculéen, le larbin de M’sieur le duc. Juste une pépette de toréador. De la quéquette tout-venant, maigrelette et pointue du bout. Tu dirais un porte-mine en bambou. Elle est noueuse, tu vois ? Avec des protubérances pas sympas. Mais la cuistaude, elle a jamais connu mieux, hein ? Alors elle fait avec, croyant que c’est le chibre des chibres, le mandrin de l’élite !

Elle te le monte en mayonnaise pitoyablement. C’est la triste secouée routinière.

Sur l’écran, les quatre protagonistes acharnent en gueulant. Les messieurs ont des andouilles de Vire grosses comme le poignet de Béru. Les demoiselles aux chattounes mutines les sentent passer, je te jure ! Cette astiquée, madoué ! Elle surchauffent du baigneur en appelant leurs saintes femmes de mères qui étaient aussi salopes qu’elles, je parie.

L’Espagnole, ces biroutes infernales, elle les prend pour du toc. Bites de cinoche ! Miguel détient le vrai calibre ; les tringleurs de la vidéo, c’est des frimants qui ont dû chausser du braque ersatz pour impressionner le gogo. Même leur lâcher de fumaga sur le michier des donzelles, elle le voit blanc d’œuf, la cuisinière. Foutre au chiqué !

Le julot étant à point, il prétend jouer la « Chevauchée sans retour », à sa Conchita. Il la place à genoux sur le canapé, et alors ils m’aperçoivent, les deux transis du réchaud.

La femme hurle une invocation :

— Santa Maria dos Bégonias !

Son matou me reconnaît et se contente de remiser Coquette dans son porte-bagages.

— Qu’est-ce qué vous faisez ici, señor ! il exclame d’une voix où percent colère et respect.

— Vous n’aviez pas fermé la porte, mens-je, et j’entendais des plaintes…

Il me croit à demi, c’est-à-dire pas du tout. Mais mon aplomb le déroute.

J’avance vers les Ibères, le sourire aux lèvres, la main tendue. Miguel murmure à Conchita comme quoi je suis un policier célèbre engagé par Monsieur. Elle m’adresse une révérence Grand Siècle, ramasse le nichon qu’elle a largué dans le mouvement et, en femme latine docile, grimpe dans la chambre matrimoniale.

Je désigne l’écran au chauffeur-valet :

— Ils s’expliquent dans le sérieux, hein ? T’as vu celui de droite, le chipolata qu’il se paie ! J’ai l’impression que, ciné ou pas, sa partenaire part à dame pour de bon.

Gêné, il va interrompre le charmant programme. Il bandouille encore sur sa lancée et, pour en terminer avec son bâton de maréchal, se le coince entre les jambes.

— Vous avez bésouin dé moi, señor ?

— Affirmatif !

T’as plein de cons qui répondent par ce mot militaire. J’en voyais un, l’autre soir, à un jeu télévisé. Le présent-tâteur lui posait des questions mords-moi-le-zob, style : « Vous êtes marié, vous avez des enfants ? » A chacune, le glandu répondait « Affirmatif ». Tout juste s’il se mettait pas au garde-à-vous, ce vieux nœud ! Moi, un con, ça me perturbe, mais me fascine. Je suis comme les poissons. Tu lances quelque chose dans l’eau : ils se taillent. Mais presque aussitôt, ils reviennent vérifier de quoi il s’agit. Quand je nez-à-nèze avec un superbe con, à la téloche, par exemple, j’avance la main pour couper la sauce ; mais la fascination prend le dessus et je regarde de tous mes yeux agrandis par l’effroi et la délectation.

Il attend que je m’explique, l’Espanche.

Je biche une chaise et la chevauche à l’envers.

— Miguel, murmuré-je, tu as de la sympathie pour tes maîtres ?

« Ses maîtres » ! Là encore je délecte. Qui peut admettre avoir « un maître », à notre époque ? Pourtant, il approbationne vivement :

Si, si, señor, mucho !

— Je n’en doutais pas. Alors laisse-moi te dire qu’ils courent un grand danger.

Es posible ?

— Certain ! Le temps presse, amigo : tu dois m’aider.

Il cheffe à tout berzingue. S’il portait un sonotone, une perruque ou un dentier, tout ça valdinguerait dans la pièce.

Il murmure :

— Jé pou vous offrir ouna liquor, señor ?

Histoire de créer une ambiance favorable, j’accepte, et l’Espingouin va chercher une bouteille emplie d’un liquide blanc et deux petits verres. Le goulot est pourvu d’un de ces verseurs de plastique qui interdisent qu’on puisse remettre du liquide dans la boutanche. Ça sort mais ne rentre pas. Il me sert une lichette de sa drogue.

— Liquor dé cannelle ! m’avertit-t-il en me présentant le godet.

Je goûte : pas mauvais du tout.

— Miguel, reprends-je, qui est le monsieur qui habite dans l’hôtel du duc ?

Il fait coulisser ses vasistas.

— Personne, il habite ici en déhors des patrons, señor !

— A qui appartient la Mini Cooper rouge qu’il vient de rentrer au garage ?

— A Madame !

— L’homme dont je te parle est très mince, petit, jeune, plutôt beau gosse, tu vois de qui je parle ?

Si, señor, jé l’ai vou quelquéfois ici. Es oune amigo dé Madame ; ma n’habite pas la casa.

— Tu connais son nom ?

Il négative de la tronche.

— Dis-moi, madame, elle mène une existence un peu olé olé, non ?

Il hausse ses épaules étroites. Ponctue d’une mimique mi-désolée, mi-égrillarde.

— Tu sais ce que signifie le mot « frasques » ?

— Non, señor.

— Il veut dire qu’on fait des folies, principalement avec son corps, tu piges ?

Si, señor.

— La duchesse fait des frasques.

Il a une non-réponse plus véhémente qu’un énergique acquiescement[7].

— Pour les commettre, elle dispose d’un endroit tranquille. Elle est trop connue pour aller pomper des pafs dans des maisons de rendez-vous ou des hôtels de passes. Juste ?

Si, señor.

— Comme néanmoins c’est une femme libérée, elle n’a pas de secrets pour toi. J’aimerais que tu me donnes l’adresse de son baisodrome. Sois pleinement rassuré : ma bite sur le billot, je n’avouerais jamais que c’est toi qui me l’as indiquée.

Il secoue la tête.

— Ma, señor, jé souis oune domestiqué dé confiance !

— Bien entendu ! Et c’est pour cela que tu vas répondre à ma question. Sais-tu pourquoi ? Parce que, je te le répète, tes patrons courent un grand danger et que nous devons tout mettre en œuvre, aussi bien toi que moi, pour les en préserver.

— Allez lé démander à Madame, elle vous lé dira sourément.

— Ne me donne pas de conseil, Miguel, mon ami. Je suis un policier important, je te le dis en grande modestie, donc puissant. Je donne un coup de téléphone et demain on te fout dans un avion pour Barcelone ou Madrid, au choix, avec l’interdiction de remettre les pieds en France. Le motif ? Attentat à la pudeur. Cette cassette, plus toutes celles que tu dois conserver quelque part dans cette crèche, tu les passes à de jeunes enfants !

— Ma jamais ! Ma c’est faux !

— Je peux décider que c’est vrai, Miguel. Tu ne voudrais pas faire de moi un fumier, mon petit Espingo joli !

Il me file un regard dont j’aurai honte jusqu’à la fin de mes jours et déclare :

— 206, rue de la Pompe, troisième étage gauche.

Je prends note.

— Parfait, Miguel. Maintenant, parle-moi de Victoria de Tramontane. Le vieux lui rend visite et elle l’appelle « Papi » ! C’est charmant…

Il est sidéré par « l’étendue de mes connaissances », se dit que, décidément, j’en devine des choses ! Alors il me bonnit ce qu’au fond je sais déjà. L’associé du mathusala avait pour giton le frère de Victoria. Parfois, il conviait le duc chez l’éditeur. Sanfoyniloix s’est pris de tendresse pour la jouvencelle et la couvrait de présents. Amours platoniques, bien sûr, mais très fortes néanmoins.

Il me fait l’effet d’un gros lézard vert au soleil, Miguel. Apeuré et furtif, aux aguets, redoutant tout, éternellement sur le qui-vive. Ma vilaine menace de tout à l’heure l’a tourneboulé. Il se sent embarqué dans une merderie qui le dépasse et risque de lui coûter sa situation ; une douce situation, voyez-vous. Il est douillé royalement, empaquette des pourliches grands formats les soirs de réceptions ducales.

Je murmure avec un sourire :

— Je parie que vous vous faites bâtir une maison sur la Costa Brava, non ?

Abasourdi, il acquiesce. Pas d’erreur, je suis le diable.

J’ajoute :

— Avec piscine !

On pourrait croire qu’il est mis en accusation par la Sainte Inquisition car il baisse la tête.

Je reprends :

— Tu le connais, le porte-documents du vieux qui a disparu dans l’incendie de la Mercedes ?

Si.

— Il ressemblait à quoi ?

— A rien. Une serviette qui fermait à l’Eclair, quoi !

— Ton patron y tenait ?

— Je crois, si. Il la gardait dans son coffre.

— Sais-tu ce qu’elle contenait ?

— Y avait jamais rien dedans.

— Comment ça ?

— Moussiou la prenait sur ses genoux, la caressait, l’ouvrait. Il la fermait et la replaçait dans lé coffre.

— Et tu prétends qu’elle était vide ?

— Toujours.

— Ça ne te paraissait pas singulier ?

Singulier, ses moyens ne lui permettent pas de comprendre : mot trop savant. Je réitère en usant de « curieux ». Là il mimique évasif. Les patrons, hein ? S’il fallait s’occuper de leurs marottes, à ces cons !

— Il l’avait depuis longtemps ?

— Non, quelques semaines.

Je me dis que j’ai bien fait de rendre cette tardive visite à Gonzalo : il est riche en tuyaux, le bougre, avec sa petite bitoune de banderilleur sous cape.

— Encore une chose, Miguel : connais-tu un copain de ta duchesse nommé Albert Baugland ? Il est officiellement tondeur de chiens sur les Grands Boulevards.

— Si, on mène toiletté le bichon de Moussiou.

— Qui l’y conduit : Moussiou, ou Madamé ?

— Madamé, toujours. Moussiou craint les autres chiens qui ont souvent des virous. L’été délicate.

Le lézard ibérique écoute les piétinements de sa femme, en haut. La Conchita, énervée, peureuse aussi, va et vient dans la chambre. Elle finit par s’agenouiller pour la prière du soir dont on perçoit le ronron oraisonesque. Machinalement, Miguel se signe.

Je juge le moment venu de prendre congé. Il me raccompagne jusque dans le jardin.

C’est alors que je décèle une lumière bleutée à travers une haie qui m’avait échappé quand je suis venu chez les larbins.

Je lui demande ce dont il s’agit.

— C’est lé mausolée dé la prémière Madamé, répond l’esclave.

— Comment ! Elle est enterrée ici ?

— Moussiou a obténou l’autorisatione. Esté muy beau, señor. Vous voulate voir ?

Curieux de vocation, je réponds que oui et il me guide jusqu’à une sorte de clairière entourée d’ifs, dans le fond de la propriété. Au centre de ladite se dresse un tombeau de marbre blanc, en comparaison duquel le plus beau mausolée du cimetière de Naples n’est qu’une guitoune à outils de cantonnier limougeaud. Figure-toi un édifice de cinq mètres sur six, couronné de clochetons, de tours, de poternes, « enrichis » de sculptures qui toutes évoquent la Très Sainte Vierge Marie. La porte du tombeau est de fer forgé travaillé comme une gaufrette bretonne. Il y a des vitraux, des colonnettes, des fresques, des bas et des hauts-reliefs.

Le larbin me fait signe d’approcher de la porte. Il coule sa dextre entre des motifs de fer pour atteindre un commutateur électrique et donne la lumière. A l’intérieur se trouve un piédestal de bronze avec, posé dessus, un cercueil tellement fabuleux qu’il ferait chialer de jalousie un notable chinois.

— C’esté beau, n’est-cé pas ?

— Superbe.

— Moussiou vient sé récouillir tous les jours. Parfois, il fait coulissare lé couvercle pour la voir car il y a oune deussième couvercle en verre.

— Pas possible ! On peut regarder ?

Là, il est affolé, Miguel. Tire une salve de signes de croix tout en bribant de la prière espanche spéciale pour possédés du démon. Je profane, je sacrilège en présentant pareille requête.

— Ma la morté elle est sacrée, señor !

Il éteint, se resigne en plusieurs exemplaires et regagne son foyer. Va-t-il conclure sa soirée en achevant le visionnement du fil porno ? M’étonnerait. Je leur ai cassé le coup. Il n’a plus la tête de nœud à ça, l’Espingo. Dans l’ombre, je lui adresse un geste et me dirige vers le portail ; mais ne le franchis pas. J’attends une dizaine de minutes. Tout est obscur dans l’hôtel particulier de Sanfoyniloix. Poussé par une force mystérieuse, je retourne au mausolée.

Ce cadavre conservé dans une propriété particulière me trouble. Je me dis qu’après la mort du duc, il va singulièrement la déprécier. T’imagines la frite des éventuels acheteurs quand « la personne de l’agence » leur fera visiter le jardin ?

« — Et ça, entre les ifs ? Un oratoire ? »

« — Non : un tombeau. »

Merde, la douche !

« — On pourrait pas l’évacuer au Père-Lachaise ? »

« — Impossible, les volontés du duc sont formelles ! »

« — Bon, ben je vais réfléchir… »


La porte ouvragée est fermée à clé et plutôt deux fois qu’une. C’est pour cela, d’ailleurs, que je suis revenu. Initialement, elle a été pourvue d’une grosse serrure ancienne ; mais on y a adjoint une seconde, de sûreté celle-là. Et beaucoup plus récente.

Trêve de profanation, bien que n’étant pas nécromancien, je mets mon sésame en action. Son turbin est plus coton qu’à l’accoutumée mais je suis parvenu à une telle entente avec lui que je finis par le faire triompher.

J’entre dans le sépulcre et m’approche du catafalque de bronze, en gravis la marche et promène ma main sur le couvercle d’acajou massif. Je ne tarde pas à rencontrer une espèce de minuscule targette sous la moulure. Je l’actionne et pousse. Comme m’en avait prévenu Miguel, le couvercle de la bière coulisse sans que j’aie à exercer une forte pesée. Y a du roulement à billes bien huilé dans ce cercueil.

L’ayant dégagé au max, je tire ma lampe de fouille à surintensité convexe. Alors la défunte m’apparaît. Elle a été magnifiquement embaumée, pourtant quelques taches « désagréables » se lisent sur son visage cireux. Au coin des narines principalement, ainsi qu’au front. Cela ressemble à du vert-de-gris.

Il est impossible de juger la beauté d’une morte, néanmoins on constate que feue la duchesse fut très belle et qu’elle a trépassé avant les impitoyables atteintes de l’âge. Elle a été inhumée dans une robe de dentelle noire avec, dans ses cheveux, le diadème ducal des Sanfoyniloix. Chose curieuse, ses mains, qui étaient probablement croisées sur un chapelet aux grains d’améthyste, se sont disjointes. La droite a gardé sa position initiale et le chapelet y est encore fixé, mais la gauche a glissé le long de sa hanche et repose à plat sur le capiton.

Je suis en train de me dire que je passe une drôle de nuit. Probablement, la plus rare et la plus péripétienne de ma carrière.

Le faisceau acéré de ma calbombe continue d’errer sur l’intérieur du cercueil. Quelque chose me trouble dans la position de la morte, que je ne parviens pas à définir. J’ai beau la contempler, sa main déconcentrée mise à part, tout est normal et je reste perplexe.

Je me connais bien, et je me dis que mes « sensations » reposent toujours sur du réel. Aussi décidé-je de ne pas me retirer avant d’avoir découvert ce qui cloche.

Franchement, je me demande quelle délectation peut éprouver le duc à venir contempler ce qui fut magnifique, certes, mais qui n’est plus qu’une statue de cire vénéneuse. La mort des autres ne nous laisse rien, que dans l’âme, et vouloir prolonger les apparences de la vie est une dérision honteuse ; une atteinte à la vie elle-même et aussi à la mort !

Est-ce un effet de mon imagination ? Une suggestion de mes sens ? Mais il me semble respirer l’abominable odeur de la mort à travers le panneau vitré.

Je gagne un instant la porte pour respirer l’air coupant de la nuit hivernale. Tiens, en fin de compte, Miguel a remis sa bande vidéo pour se payer un beau jeton de pafs effervescents et de cramouillettes fondantes avant d’aller rejoindre sa rombière au paddock. Il a raison ! Exister, c’est copuler.

Je retourne à la morte. Et poum ! Du premier coup j’entrave. Elle est déséquilibrée ! Ça, qui me taquinait la rétine. Pour ça que sa main gauche a glissé. Au lieu d’être bien à plat dans sa bière, elle s’y trouve un tantinet inclinée sur le côté gauche. Je contourne le catafalque pour aller examiner le côté droit. En moins de temps qu’il n’en faut à un Rital pour avaler un spaghetti de quarante centimètres, j’ai pigé. Un affolement me gagne. Les nerfs, pardi ! Je suis sur les rotules, ma pomme. Une nuit de ce calibre, y a que les marathoniens de la danse qui pourraient l’assumer !

Je me palpe. Je rêve d’une boîte à outils. Impossible d’aller en demander une au valet. Il me croit parti et cultive son asperge à la mano pour faire une belle surprise à bobonne. Alors quoi ? Mon couteau suisse ? Et pourquoi pas ? Le couvercle de verre est composé d’une simple plaque épaisse, maintenue par un serti de caoutchouc.

M’aidant du poinçon incorporé au surin helvète, j’entreprends de décoller la bande caoutchoutée. C’est duraille au départ, mais ensuite t’as plus qu’à tirer dessus. Je débigoche le serti sur trois faces et soulève la lourde plaque de verre. Madoué ! Quelle odeur ! Je me retiens de respirer ! Une puanteur indicible me saute dans les voies respiratoires. De quoi gerber ! De quoi s’enfuir ! Pourtant, avec cette implacabilité qui fait ma force, je coule une main dans le cercueil, saisis la femme embaumée par l’épaule et parviens à la basculer complètement sur sa gauche.

Mon geste profanateur est monstrueux mais payant. Il me permet de constater qu’un second cadavre gît sous celui de la défunte duchesse de Sanfoyniloix. Un cadavre d’homme. Lui n’est pas passé entre les mains de l’embaumeur et il fouette comme tout un charnier mis à jour. Alors je m’efforce de remettre la morte dans sa position initiale, puis de rajuster tant mal que bien le caoutchouc autour du couvercle vitré.

Vingt minutes plus tard, je me retrouve au volant de ma 500 SL, puant comme il n’est pas permis. J’ai hâte de prendre un bain brûlant. J’y collerai une chiée de mousses odoriférantes, et ensuite je viderai un flacon d’eau de Cologne sur mon corps. Mais l’atroce senteur demeure dans mes fosses nasales. Même en usant de cotons-tiges imbibés de Goménol, je ne parviendrai pas à l’en chasser.

Malgré le froid intense de la nuit, je baisse les vitres de mon bolide, espérant que le courant d’air glacial chassera cette putréfaction et que la bonne odeur de cuir teuton reprendra ses droits.

Je ne vais pas loin, la rue de la Pompe étant relativement proche de la rue d’Andigné. Rue de la Pompe pour aller tailler des pipes, elle est cocasse, la seconde dusèche !

Voilà le 206 ! Je fous ma tire sur le trottoir, à défaut de place convenable. En aurai-je violé, des lourdes, cette nuit ! A croire que je suis devenu serrurier ! C’est délictueux, je sais, mais tellement pratique. Dans le fond, on s’habitue vite à l’illégalité. Simple question d’accoutumance. Transgresser les lois, c’est comme berner le fisc : il y a que la première fois qui te fait battre le cœur.

« Troisième gauche « , a précisé le valeton espingo. Il a bien fait car aucun nom ne figure sur le tableau des locataires, non plus que sur la porte. J’ouvre et me coule dans un baisodromme raffiné. D’un mauvais goût somptueux. Il pue le foutre ! Une coquette entrée tapissée de velours vert. Au-delà, un adorable petit salon, capitonné lui aussi. Les murs sont garnis d’images salaces. Deux canapés rampants, une large table basse, lestée de boissons alcoolisées et d’une profusion de gadgets achetés dans des sex-shops. L’endroit est expressément « fait pour ». Une ambiance bordelière, capiteuse et craignos.

C’est vraiment une frénétique du zob, la mère Dusèche ! Elle doit passer le plus clair de son temps à ramasser des pafs pour leur faire rendre gorge. Une gonzesse de cet acabit, tu ne peux jamais la rassasier. Sitôt une bourrée finie, une fellation consommée (aux deux sens du terme), et la voilà qui repart en quête de nouveaux membres actifs !

Je me dis que la chambre ne doit pas être triste. Effectivement, c’est le champ de manœuvre dans toute sa fonctionnalité. Rigoureux comme un court de tennis. Ici, c’est un court de pénis. Entièrement revêtu de miroirs : les cloisons, le plaftard, le sol lui-même. Au centre, un lit rond sans drap de dessus ni couverture. Le vrai terrain d’exercice !

Dans un angle de la pièce il y a un placard (à la porte garnie d’une glace pour ne pas rompre l’harmonie vertigineuse). Je l’ouvre. A l’intérieur est amoncelé un matériel tout à fait spécial : longues bottes noires, fouets, martinets, chaînes, gilets garnis de petits clous, cartons emplis de sous-vêtements féminins suggestifs qui vont des slips fendus, aux soutiens-gorge découpés dans leurs parties renflées. Le Jardin des Supplices ! Putain, la viceloque ! Ça va beaucoup plus loin que la bonne ogresse baiseuse à laquelle elle fait croire, Catherine. On côtoie le pervers, voire le sadisme ! Elle doit organiser de monstres parties fines dans son « laboratoire » à coïts. Tiens ! Y a pas de vidéo. Ça manque à sa panoplie, les films X. Va-t-elle les visionner chez son Vatel espagnol ?

Épuisé jusqu’à la moelle, je m’assieds sur le lit où doivent se perpétrer tant de parties culières particulières. J’ai comme un vertigo. L’odeur insane du sépulcre m’accable au plus profond de mon être, comme l’écrivait Mme Louise de Vilebrequin à Henry Malraux. Trop c’est too much, disent ces braves Anglais qui parlent peu mais connement. Tu connais le procès Suss ? Tu t’allonges en te disant : « Cinq minutes pour récupérer. » Et boum ! Au tas ! Te voilà parti dans la plume. Une masse ! T’es minéralisé. Out ! La vraie dorme féroce consécutive à ton intense fatigue. Tu ne sens plus rien. Tu ne rêves pas. Si tu as quelques pensées subconscientes, elles ne s’impriment pas dans ta mémoire. A quoi bon parler du « hors du temps » ?

Je passe au retour à la réalité. La chiasse, c’est la lumière qui subsiste pendant ma roupillade. Oh ! elle est feutrée, savante ! Elle permet juste de repérer un bout de slip, une lèvre de chaglatte, la fine crénelure d’un trou du cul, malgré tout, à force, elle finit par être importune et dérange le sommeil le plus massif. Moi, si on me filait au gnouf, ce qui m’incommoderait le plus, ce serait de ne jamais pouvoir me réfugier dans l’obscurité. La ténèbre impressionne parfois, mais réconforte toujours. Elle est le retour au néant d’où nous venons et où nous allons. Le refuge suprême.

Et donc, la luce m’éveille. Mais est-ce vraiment la lumière ? J’avais mon visage dans le creux de mon coude.

Je crois percevoir un bruit étrange, étouffé, menu, lointain. Mais imprécis. Juste une notion de présence, tu saisis ? Vient-ce de chez le voisin d’à côté ?

Je retrouve mon assiette. Gueule de bois. Mal de cœur. Léger vertige. L’odeur ! Je renifle. Pouah ! Et pourtant… Un autre remugle se mêle au premier. Une senteur forte mais qui m’est familière. Une odeur que j’aime bien parce qu’elle correspond à quelque chose ou à quelqu’un d’important pour moi.

Je cherche la salle de bains : j’y tiens plus, il faut que je me dessouille. A poil, tour-de-main. Tiens, je bande ! L’épuisement est un aphrodisiaque, il me sert de cantharide. J’ouvre à flots les robicos de la baignoire en marbre noir. J’y flanque toutes les poudres, les mousses, lotions et autres produits cosmétiques que je peux trouver. Ça produit une montagne floconneuse qui s’élève jusqu’au plafond (en miroir idem). Voluptueusement, je me coule dans ce bâtiment de bulles. J’use une savonnette neuve de chez Roger et Gallet à me frotter de partout. Une brosse de crin opportune vient surenchérir. Me voilà propre jusqu’au sang.

Je ressors. J’ai une révulsion à passer mes fringues empuanties. Mais je ne peux pas repartir à loilpé, non ?

A peine achevé-je d’entrer dans mes mocassins que je perçois le bruit de tout à l’heure, en un peu plus fort. Il émane de la pièce, maintenant pas d’erreur sur ce point.

Alors j’empoigne le bas du plumard afin de le soulever.

Je pige alors la nature de l’odeur « forte et familière » que je t’ai signalée plus haut.

M. Jérémie Blanc est là, pas fraîchouillard le moindre. L’important, c’est son gyrophare de pompier au sommet du crâne. Il dépasse sa crêpure. Forme une boule bien plus grosse que celle que je porte encore au front ; bien plus rouge aussi.

Il a été saucissonné avec du fil de fer, muselé par deux énormes sparadraps qui bouchent l’un de ses trous de nez en supplément de programme.

Le Noirpiot est inconscient, mais émet des vagissements de bébé. Enfin, il vit et c’est là l’essentiel.

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