Je déguste l’admirable gratin de morue aux cœurs d’artichauts confits de chez Lasserre en compagnie d’une admirable donzelle, chargée de presse de son état, lorsqu’un chasseur vêtu de rouge comme les homards de l’illustre maison s’avance jusqu’à notre table.
Il se penche à mon oreille et murmure :
— Quelqu’un vous demande en bas, monsieur le commissaire.
Ma surprise est de force 5 sur l’échelle de Richter car onc ne sait que je clape ici.
— Il ressemble à quoi, ce quelqu’un, fiston ?
— Il s’agit d’un vieux monsieur qui dînait à quelques tables de la vôtre, tout à l’heure.
Je réfléchis à m’en bousculer les méninges et finis par décider qu’entre un gratin de morue et un vieillard, il convient de donner priorité au premier pour la raison péremptoire que mon gratin est encore chaud et le vieillard déjà froid.
— Je vais descendre dans quelques minutes, promets-je.
— Vous êtes toujours harcelé de la sorte ? me demande Laure Ambard.
Aimable pécore saboulée classe, coiffure à la garçonne, des bijoux partout où l’on peut en mettre et des yeux qui ne sont pas dans la poche de son Chanel ! Elle marne pour une importante maison d’éditions qui voudrait amorcer un flirt avec moi et essaie de placer un pion plein de fesses et de jolis nichons dans mon espace bital pour tenter de faire progresser les choses. Mais l’Antonio, c’est la fidélité même ! Cul, pas cul, il est incirconvenable.
— Le seul endroit où je suis vraiment tranquille, c’est le studio dont je vais vous faire visiter la collection d’estampes japonaises tout à l’heure, réponds-je. Il est loué sous un autre nom et ne comporte pas le téléphone.
Ne jamais rater l’occasion d’annoncer la couleur. Une femme prévenue en vaut deux. Note que Laure toute seule me suffit pour une première prise de contact.
Je termine ma morue quatre à quatre (ce qui est un crime de lèse-gastronomie car cette morue avait eu une riche idée de passer par chez Lasserre), murmure un mot d’excuse et me dirige vers l’ascenseur capitonné que le chasseur de tout à l’heure manœuvre avec grâce.
Au rez, outre une armada de maîtres d’hôtel loqués pingouins, se trouve un type en livrée bleue de chauffeur qui tient son kébour à la main, par la visière (les officiers de marine, eux, le tiennent sous le bras).
Il s’avance et murmure :
— Vous voulez bien me suivre, monsieur le commissaire ? Monsieur le duc vous attend dans la voiture.
A deux mètres de la sortie (qui sert accessoirement d’entrée), se trouve une Rolls vert bronze. Le driver me déponne une lourde arrière et je m’encadre. A l’intérieur, j’avise un être pas croyable, sorte de hibou naturalisé dont la partie inférieure est recouverte d’un plaid.
Il devrait exister un superlatif au mot vieillard. Le terme ne devrait couvrir qu’une période bien délimitée de l’existence : entre 70 et 90 balais, par exemple, au-delà, on userait d’un autre vocable. On appellerait « ça » un « mathusala », par exemple, voire un « terminus ».
— Montez ! Montez ! monsieur le commissaire, fait une voix qui paraît s’échapper d’un caveau de famille tant elle est voilée, faible et moisie.
Je grimpe dans le carrosse. Le chauffeur referme la portière derrière moi. Il a reçu des instructions (à défaut d’instruction), car il s’éloigne et va bavarder avec le voiturier de Lasserre. L’intérieur de la Rolls est très confusément éclairé par une faible ampoule réservée à la lecture des cartes routières.
— Pardonnez-moi de vous arracher un instant à si ravissante compagnie, dit le mathusala, mais en vous apercevant j’ai eu une incoercible envie de vous parler.
Visage triangulaire, parcheminé et jaune, avec un petit bout de nez en forme de bec, des paupières lourdes sur un regard éteint, des oreilles de chihuahua et pas de lèvres du tout.
Il dégage de sous la couvrante à motifs écossais une patte de poulet que je presse en me retenant de gerber.
Ce terminus me flanque une telle nausée que si je la libérais, il faudrait nettoyer les cuirs de sa Rolls à la lance d’arrosage ! Pour achever, le personnage, voici qu’un chien plus que minuscule sort d’un manchon de fourrure comme les douairières en portaient en sautoir, jadis. Un petit machin blanc à poils longs dont les yeux noirs brillent comme des pépins de fruits exotiques. La bête se met à me flairer la braguette en frétillant.
— C’est une chienne, m’explique le duc.
— Elle est superbe. Quelle race ?
— Bichon maltais.
Moi, franchement, j’en ai rien à secouer de cette bestiole. Cela dit, elle est plus facile à trimbaler qu’un saint-bernard ou un bouvier des Flandres. Je pense très fort à Laure et à ma truffe en feuilleté qui m’attendent, l’une en bouillant d’impatience, l’autre en se refroidissant de langueur. Etre interrompu en pleine jaffe par un monsieur qu’on ne connaît pas, fût-il très vieux, fût-il très duc, n’est guère agréable.
— Si vous vouliez bien me dire en quoi je puis vous être utile, monsieur… ?
— Il paraît que vous êtes un détective de premier ordre, commissaire ?
Le mot « détective » m’amène un sourire amène.
— Ce sont des personnes indulgentes qui vous ont donné cette flatteuse appréciation, monsieur.
— Vous serait-il possible de me consacrer un peu de votre temps pour tenter d’éclaircir une histoire embrouillée ?
— Mon temps appartient à l’Etat, réponds-je avec dignité. Je ne suis pas détective privé, mais commissaire de police.
— Vos scrupules vous honorent et je les apprécie, s’empresse de déclarer le petit mathusala jaunasse. Je pose ma question autrement : si vous preniez huit jours de vacances, accepteriez-vous de procéder à certaines vérifications pour moi, à titre privé, au lieu d’aller faire de la planche à voile dans la baie de Saint-Tropez ?
— La chose est importante ?
— Il s’agit peut-être d’un assassinat.
— En ce cas…
— Oui, je sais, m’interrompt-il d’une voix lasse, en ce cas, c’est à la police officielle d’intervenir ; mais je ne suis pas certain de la chose. Il ne s’agit que d’une hypothèse qui m’est personnelle ; ce que je vous demande c’est de la vérifier. Si vos investigations débouchent sur du positif, alors l’affaire suit un cours normal ; sinon je dis « au temps pour moi » et nous nous séparons bons amis.
— Comme ça, la chose serait envisageable.
Il paraît soulagé. Sa pattoune de volaille emprisonne mon poignet et c’est désagréable.
— Passez me voir chez moi, demande-t-il. Voici ma carte.
Il sort de sa poche supérieure un bristol gravé qu’il avait dû préparer à mon intention. Je l’enfouille sans le lire.
— Quand aimeriez-vous me recevoir, monsieur le duc ?
— Ce soir.
— Ce soir ! récrié-je. Mais il est déjà vingt-deux heures !
— A mon âge, la notion d’heure n’importe plus. Dans une heure vous aurez achevé votre délicat repas ; ensuite vous raccompagnerez, je pense, votre ravissante voisine de table, ce qui représente, je suppose, deux heures de plus ; disons que je vous espère chez moi aux alentours d’une heure du matin, mais vous pouvez venir beaucoup plus tard : je ne dors pratiquement jamais, sinon en pointillé et à des moments imprévisibles.
Je sors à reculons de la tire.
— A tout à l’heure, monseigneur.
Au fait, doit-on appeler un duc ainsi ?
Elle semble morose, la môme Laure. Pas joyce d’avoir fait tapisserie. Je lui présente mes excuses.
« La vie d’un flic n’est pas toujours rose. »
— Vous voyez bien que si nous voulons parler tranquillement, nous devons aller dans le ravissant studio dont je vous ai parlé.
Elle hausse les épaules.
— Ce que ça fait bateau, votre coup du studio. C’est l’entresol Renaissance des don Juans du siècle dernier. Vous vous prenez pour Maupassant ?
Elle m’agace.
— Pardonnez-moi de vous décevoir, ma jolie, mais je ne suis pas le genre de gars qui enfile les nanas contre un capot de bagnole ainsi que ça se pratique aujourd’hui. Les belles téméraires qui se hasardent avec moi ont droit au confort et à l’eau chaude prodiguée par jet rotatif. Elles disposent d’un miroir grossissant pour se remaquiller et ont du champagne brut à volonté. C’est archaïque, mais ça garde encore tout son charme.
Lorsqu’on me livre cette chose sublime qu’est une truffe en feuilleté (gros comme un testicule — un vrai, l’un des miens), je chuchote au maître d’hôtel :
— Vous connaissez le duc de Sanfoyniloix ?
— Certainement, commissaire. Il dîne ici à peu près tous les vendredis.
— Seul ?
— Toujours. Je crois que c’est pour lui une sorte de pèlerinage. Autrefois il venait chez nous avec sa première femme, une personne tout à fait remarquable dont il paraissait très épris. Elle est morte il y a dix ans dans un accident d’avion. Depuis, il s’est remarié avec une créature qui n’est pas du tout de son monde et dont les frasques défraient la chronique ; vous avez dû lire cela sur les gazettes, monsieur le commissaire ; les journalistes l’ont surnommée Lady Poissonnière…
— En effet traitdelumièré-je.
C’est vrai que j’ai vu maintes fois la duchesse excentrique dans certains hebdos friands de ce genre de personnages. Une forte gaillarde de cinquante balais, mafflue, trognue, couperosée ; le rire explosif, la voix camelote ! Seigneur, comment peut-elle cohabiter avec cette momie frileuse aux étiquettes décollées ?
Nous quittons ce temple du bien-manger où chaque repas fait songer à une grand-messe à la cathédrale de Chartres.
Ma petite camarade demeure maussade, indécise. Elle est mécontente d’elle. Cette chatte gourmande espérait me parler business mais j’ai déjoué subtilement ses bottes secrètes. Est-elle partante pour l’autre botte ? Elle a pas l’air de frémir du réchaud. Trop sophistiquée, la chérie. Elle se garde pour elle. Sa philosophie, c’est le donnant-donnant. Passe-moi la rhubarbe et je te prêterai mon cul !
— Mes intentions sont subordonnées aux vôtres, lui fais-je. Où souhaiteriez-vous aller ?
Elle est assise dans ma 500 SL qui sent bon le cuir teuton.
— Une voiture de rêve, soupire-t-elle. J’aimerais rouler à bord de ce bolide.
— Eh bien ! roulons !
Du moment qu’elle est en robe, ça joue ! Dans les équipées automobiles, ce sont les grimpants qui constituent l’ennemi, en particulier ces saloperies de jeans toujours trop ajustés, kif une seconde peau ! Qu’elles sont contraintes à se coucher sur le dos pour pouvoir les agrafer !
Dans les grandes métropoles, la merde c’est qu’il faut rouler longtemps avant de trouver la cambrousse, se défaire des interminables et minables banlieues, franchir encore ces bourgs toujours citadins avant de pouvoir foncer par des routes noires, désertes, où aboutissent des chemins de terre propices aux enfourchements.
— Vous roulez vite, note Laure Ambard.
— Pas moi : la voiture, finassé-je.
— Que se passe-t-il quand un motard vous arrête ?
— Il me demande mes papiers, je les lui montre et il me fait le salut militaire.
— L’impunité augmente la témérité, dit-elle doctement.
Je me dis que c’est le moment de lui placer une main tombée au creux de sa jupe. C’est la manœuvre number one, incontournable. Le choix ! Ou bien elle repousse ma dextre et alors ça veut dire « nib de nib », ou bien elle reste sans réaction et alors tu peux envisager l’avenir immédiat sous d’excellents auspices.
Laure ne bronche pas, mais elle me demande à brûle-veston :
— Si c’est pas indiscret…
Donc, ça va l’être.
— Votre pourcentage d’auteur est élevé ?
Elle ne pense qu’à ça, la pécore. Je m’en gaffais, tu penses.
— Suffisamment pour que je puisse m’offrir ce jouet, réponds-je.
Ça ne lui suffit pas.
— Non, sans plaisanter, commissaire, vous touchez combien ?
— Tu me tailles une pipe et je te le dis ! réponds-je.
Elle Suffolk, Norfolk, suffoque.
— Quelle horreur ! s’exclame-t-elle. Je vous savais libertin, mais goujat à ce point !
Rien qui braque mieux que la 500 SL. Tu tournes sur place, avec cette bécane. Profitant de ce que la route est vide, j’opère une manœuvre à la six-quatre-deux qui lui fait remonter sa salade de homard jusqu’aux dents de sagesse.
— Mais qu’est-ce que vos faites ! gémit la donzelle.
— Demi-tour ! Je ne pense pas que vous souhaitiez prolonger la soirée en compagnie d’un goujat !
Elle désempare :
— Reconnaissez que vous avez de ces façons…
— Je reconnais ; elles constituent ma personnalité, ma chérie. Il y a les pimbêches qui font semblant de les détester, mais toutes les autres s’en amusent.
Elle reste silencieuse un moment tandis que je fonce en direction de Pantruche-les-Bains. Et puis voilà qu’elle se livre à une opération stupéfiante. Tu ne devineras jamais !
Elle se met à trémousser du bassin, le corps arqué, ses mains s’affairant sous sa robe retroussée et elle finit par ramener une exquise petite culotte saumon. Elle la plie en éventail, retire ma pochette de mon veston et la remplace par sa culotte.
— Avec votre costume gris c’est plus en harmonie que votre affreuse pochette violette qui m’a gênée toute la soirée ! déclare-t-elle.
Voilà ce qu’elle bonnit, Laure Ambard. Textuel. Chouette retournée, non ? Elle savait que pour rebecter le coup il lui fallait trouver une astuce « choc ». C’est fait.
— Gagné ! lui dis-je.
— A présent, on va voir vos estampes ?
— Non, réponds-je. A présent je vous dépose où vous voulez et ensuite je me rends à un rendez-vous d’affaires. Mais vous pouvez me pomper le nœud pendant que je conduis, il m’est souvent arrivé de jouir à cent quatre-vingts à l’heure !
On s’est quittés bizarrement, elle et moi. Je l’ai crachée rue de Verneuil sans qu’elle m’eût sucé ni que je lui eusse dit le pourcentage de mes droits d’auteur.
J’ai murmuré, en désignant ma nouvelle « pochette » :
— Je peux la garder ?
— Bien sûr.
Elle m’a tendu la main, je la lui ai saisie et puis on a eu comme un élan spontané et on s’est embrassés. La vraie chouette pelle prolongée, avec menteuses vagabondes, chailles qui crissent comme un tramway dans un virage. J’ai passé ma main sous sa jupe. Dommage : elle était vachement participante.
— Je sais que nous allons nous revoir, lui ai-je dit, mais je préfère te prévenir tout de suite : je ne changerai pas d’éditeur.
— Dommage. Chez nous tu obtiendrais dix-huit pour cent.
Incorrigible, je te dis.
Pour la faire chier, j’ai pouffé :
— Si on ne me donnait que ça, au Groupe, y a lulure que j’aurais mis les voiles.
Elle m’a regardé décarrer. Une 500 SL qui débonde plein gaz rue de Verneuil, ça fait du zef, espère !
Le duc Maximilien de Sanfoyniloix possède un somptueux hôtel particulier rue d’Andigné, à la Muette.
A première vue, on pourrait penser qu’il y a réception dans la masure car presque toutes les fenêtres sont illuminées. Pourtant, aucun bruit n’en sourd. Je sonne et le chauffeur qui m’a naguère conduit jusqu’à la Rolls du Nain Jaune vient m’accueillir, loqué cette fois en valet de chambre. Sourire déférent. Il m’aide à retirer mon imper doublé de loutre, le tient sur son bras, tel un matador sa cape pour pénétrer dans l’arène, et me guide jusqu’au cabinet de travail du duc.
— T’es espagnol ? lui demandé-je, chemin faisant.
— Si.
— Je venais de me parier un kilo de sucre que tu l’étais : j’ai gagné.
Lui, stylé à mort, il est prêt à encaisser toutes les divagations, diurnes ou nocturnes des hôtes de son maître.
Ce dernier m’attend, assis dans un fauteuil Louis XIV doré qui ressemble à un trône. Il est toujours en costume de ville bleu marine croisé, avec sa rosette sur canapé qui me donne l’impression de clignoter comme un gyrophare de pompier. Il a encore un plaid (de fourrure, cette fois) sur ses jambes, et le bichon maltais nain est lové dans les poils de loup. Un feu de bûches crépite dans une cheminée de marbre blanc. Les murs sont garnis de livres reliés qui doivent coûter un saladier. Un Corot, un Fragonard, une eau-forte de Rembrandt sont logés dans des niches admirablement éclairées. Un bureau Louis XV, en « palissade » comme dit Béru, supporte quelques objets rares, dont un encrier en or massif.
— Merci d’être venu, monsieur le commissaire. Prenez ce fauteuil qui fait face au mien. Souhaiteriez-vous boire quelque chose ?
— Sans compliment, réponds-je. Je ne voudrais pas aggraver le capital calorique pris chez Lasserre.
— Digne maison, murmure le duc. Qui reste unique. Un peu pompeuse, certes, un peu trop de faisans en argent sur les tables, sans doute, mais un art de vivre dans la grande tradition française.
Il congédie son larbin qui attendait pour si des fois j’aurais accepté un gorgeon.
— Commissaire, connaissez-vous mon curriculum ? J’entends dans les grandes lignes ?
— Je sais que vous êtes membre de l’Institut des Sciences, réponds-je (je viens de lire la chose sur sa carte de visite).
— Avez-vous entendu parler de mes travaux ?
— A ma grande honte, non, monseigneur ; je pratique une profession qui m’éloigne beaucoup de la vôtre.
Tandis que je lui parle, un coup de flash fulgure dans ma mémoire.
« La Maison de l’Horreur », me dis-je. La couverture de ce roman d’épouvante représentait un être monstrueux dont le duc est le sosie. Tête en forme de poire, teint jaune, petits yeux protégés par des paupières pareilles à des capotes de tilbury, oreilles décollées et pointues, particulièrement sataniques.
Malgré ce portrait peu engageant, le bonhomme possède quelque chose de plutôt sympa.
— Certains de mes travaux font autorité, dit-il sans orgueil. Ils ont trait au nucléaire. Je dirige un groupe de chercheurs français et scandinaves qui, sans faire parler de lui ni briguer le Nobel, accomplit de l’excellent travail de la portée duquel on s’apercevra bientôt.
« Préambule ; songé-je. A présent, on va aborder le problo. »
Le duc caresse le mignon toutou plein de poils. Ils paraissent aussi las l’un que l’autre. Presque aussi morts que les loups qui ont fourni ce plaid.
Monseigneur respire le plus profondément possible, mais sa cage toromachine (comme dit toujours le Gros) n’a guère plus de capacité qu’une aumônière de première communiante.
— Mon principal collaborateur, reprend la figure de coing, se nommait Hieronymus Van Bytoun ; il était néerlandais mais avait passé dix-huit ans en Amérique au Centre de Recherches de Tapioca, dans le Nouveau-Mexique. Un sujet d’élite. Irremplaçable ; totalement irremplaçable !
Sa petite voix de mauviette sénile s’enroue et, vaincu par une poussée émotive, il est contraint de se taire.
Je laisse s’écouler trente secondes et je reprends la bavasse :
— Le fait que vous parliez de lui au passé me donne à croire qu’il n’est plus ?
— Il a brûlé vif la semaine passée dans sa voiture, sur l’autoroute Mâcon-Genève.
Bon : moi aussi je brûle ! Je sens qu’on aboutit au cœur de l’affaire. C’est pour me parler de cet accident que le mathusala m’a contacté.
— Probablement avez-vous su la chose par les médias ? demande-t-il.
— Je suis rentré avant-hier d’un voyage au Tibet, monseigneur.
— Alors je vous résume. Hieronymus se rendait à Genève afin de participer à un congrès où il devait faire une déclaration relative à nos récents travaux. Nous avions pris cette décision in extremis et il est parti de Paris à la nuit tombée.
« Avant l’embranchement pour Lyon, il s’est arrêté dans une station d’essence et a fait procéder au plein de son réservoir. A quelques kilomètres de là, il a stoppé sur la voie de dérivation conduisant à une aire de stationnement et son automobile a pris feu.
« La gendarmerie qui a opéré le constat suppose que des signes avant-coureurs ont induit mon ami à s’écarter de l’autoroute. Peut-être son capot fumait-il ? Peut-être des flammèches en sortaient-elles déjà ? Il aurait dû couper immédiatement les gaz et sortir de la Mercedes ; son ultime manœuvre lui aura été fatale ; telle est, je vous le redis, la version des gendarmes. »
— Elle vous laisse sceptique ?
Il hausse les épaules. Mon Dieu, qu’il est frêle, laid et démuni, ce noble savant.
— Même si son automobile avait pris feu d’un coup, il en serait sorti, non ? Son véhicule n’était pas accidenté, donc les portières fonctionnaient.
— On a fait l’autopsie du corps ?
— Un tas de cendres, mon pauvre ami. Les restes d’un homme carbonisé ne mesurant plus que quatre-vingt-dix centimètres ! Autopsier quoi ?
— On aurait pu trouver, même à demi fondue, une balle dans sa tête ou sa poitrine.
Le Nain Jaune secoue négativement son coing.
— Rien de tel n’a été découvert.
— En ce cas…
Il murmure :
— Le cuir ne brûle pas totalement, que je sache ?
— Pourquoi ?
— Hieronymus transportait dans une pochette Vuitton les documents relatifs à nos travaux ; on n’a rien retrouvé dans l’épave fumante qui ressemblât à une serviette calcinée.
— Dans un tel brasier elle a bien pu se racornir au point de ne plus être identifiable.
— Peut-être…
Il cesse de caresser sa boule de poils blancs et se saisit de ma manche.
— Pour l’amour du Christ, commissaire, procédez à mes frais à une contre-enquête !
— Les gendarmes sont des gens sérieux, monsieur le duc. Dans de telles circonstances je ne pense pas pouvoir faire mieux qu’eux.
Son pauvre visage si laid paraît se rétrécir, prendre les dimensions d’une tête séchée par les Indiens Jivaros.
— Commissaire ! Vous croyez à l’instinct puisque vous êtes policier. Le mien m’avertit avec force que cette histoire n’est pas aussi claire qu’on l’affirme. Depuis quand une Mercedes prend-elle feu spontanément ? Depuis quand un conducteur averti reste-t-il rivé à son siège pendant qu’elle brûle ?
— Il a peut-être eu des difficultés avec sa ceinture de sécurité, la chose s’est malheureusement déjà produite.
A cet instant, le petit roquet frisé se met à japper comme un perdu. Un brouhaha s’opère dans l’hôtel particulier. Des portes claquent avec violence. Une voix de femme, avinée, chante à tue-tête La Bohème d’Aznavour. Elle s’approche en heurtant les murs. Et puis la porte du bureau s’ouvre à la volée et surgit alors un personnage époustouflant. LA DUCHESSE !
Imagine une poissarde de cinquante carats, grasse et flasque, aux nombreuses bajoues, à la bouche lippue, aux yeux globuleux injectés de sang, aux dents voraces et espacées. Elle est accoutrée comme tu peux pas savoir, mais je vais te le dire parce que c’est toi. Elle porte des bas noirs qui lui arrivent à mi-cuisses, (ces dernières font des plis et sont couvertes de vergetures et varices). Elle ne porte pas de robe, mais une combinaison de satin crème qui s’arrête au ras de la touffe et ne peut contenir son énorme poitrine. Elle a, sur ses robustes épaules, une cape de velours rouge et, dans sa chevelure rousse, un gros diadème tout de traviole. En guise de sceptre, cette caricature de reine shakespearienne tient un énorme godemiché de carton peint.
Cette apparition fait songer à Ubu, à Ionesco, à Marcel Aymé et à d’autres écrivains inconformistes pour qui la folie est une forme de poésie.
Elle s’immobilise dans l’encadrement, indécise.
— Salut, Maxoche ! lance-t-elle à son ducal époux. De la visite, à cette heure ? Rien de cassé, j’espère ?
— Non, non, rassurez-vous, ma bonne, chevrote mon hôte. Je vous présente M. San-Antonio.
Elle s’avance, déployant une odeur de vinasse et de tabagie.
— Il est beau gosse ! apprécie la gorgone. Et il doit en avoir un beau paquet !
Sans vergogne, elle m’empoigne les génitoires.
— Gagné ! triomphe-t-elle. Il est bité de première, ce malandrin !
Elle me virgule un rot presque béruréen qui se rappelle les cuisses de grenouilles à la provençale du dîner.
— Voilà le genre de mec que j’aime sucer, déclare la duchesse.
Je m’incline avec déférence, flatté d’une pareille appréciation.
— Permettez-moi de vous présenter la duchesse de Sanfoyniloix, ma femme ! dit le Nain Jaune avec un rien d’emphase.
— Mes respects, madame !
— J’aimerais mieux ta bite dans les miches, mon beau !
Elle regarde autour d’elle.
— Mais vous ne lui avez rien offert, Maxoche ! Tu parles d’un duc à la con ! Miguel !
Le larbin infatigable paraît.
— Madame la duchesse ?
— Une roteuse de Dom Pérignon, mon pote, et au trot !
Le mari ne dit rien : il subit. Il est coiffé par cette virago, submergé, à merci. Comment cet être de classe peut-il admettre pareille férule ? Lady Poissonnière ! Le surnom colle bien au personnage. L’amuse-t-elle ? Lui procure-t-elle encore d’autres agréments ? Je n’ose parler de plaisirs ! Le plus étonnant c’est qu’il ne semble pas indigné par le parler ni par l’accoutrement de la mégère. Il semble même exister une bizarre connivence entre eux.
— Vous vous êtes bien amusée, ma douce ? s’enquiert-il.
Et, à moi :
— La duchesse participait à un dîner de têtes à l’occasion de la mi-carême.
— Si je m’étais amusée, je ne serais pas encore de retour ! riposte-t-elle en se laissant choir sur une banquette. Des connards, mon cher ! Des trous-de-balle ! Déguisés, ils sont plus sinistres qu’au naturel ! Je les préfère encore en têtes de nœud qu’en corsaires, en magiciens ou en officiers d’Empire !
« Bon, maintenant dites-moi tout, Maxoche. C’est qui, ce beau gosse avec sa grosse paire de couilles et son regard fripon ? »
Il hésite.
— Commissaire San-Antonio, lâche le duc. Un détective très fameux.
— Poum ! ça y est, j’en étais sûre ! Votre dada à propos de l’accident du Hollandais ? Vous croyez à un crime !
Elle avance sa main sur ma cuisse :
— Il a toujours tendance à compliquer les choses : ses neurones qui partent en sucette ! Faites-lui plaisir, mon lapin, enquêtez ! Enquêtez ! Et il vous couvrira d’or ; il est plein à craquer ! On croit qu’il y a que les Juifs et les Grecs ! Ben non. Certains nobles aussi savent accumuler le grisbi. Fortune insondable, mon pote ! Si j’avais les dents longues, je pourrais me préparer un veuvage aussi luxueux que l’Orient-Express ; mais la Catherine n’est pas une croqueuse de diams. Elle aime se marrer, boire un coup, faire une belle partie de jambons. Je suis née pauvre, je mourrai indigente. Il voulait tester en ma faveur pour me laisser plus tard un magot confortable et j’ai refusé. Hein, Maxoche, que j’ai refusé ? Après lui je m’achèterai un petit bistrot à Aubervilliers où je suis née. Avec mes propres éconocroques. Je finirai mes jours en rêvant de cette belle aventure. Vous savez, commissaire, c’est un type comme ça, le duc !
Elle brandit un pouce capable de dissimuler une pièce de cinq francs suisses.
— Il a l’air d’un vieux schnock, mais c’est un être généreux et plein de fantaisie. Vous voulez que je vous dise comment ça s’est fait, nous deux ?
— Est-ce bien le propos, Catherine, ma gentille ? intervient le gentilhomme.
— Et comment ! Votre flic a une gueule futée, notre histoire lui plaira. Imaginez-vous qu’une nuit, au bois de Boulogne, je partouzais un peu avec un couple rencontré dans une brasserie de la Porte Maillot.
« J’avais bouffé un plateau de fruits de mer à une table voisine de la leur, on avait lié converse et la môme paraissait salingue. Au dessert, elle me demande tout de go si ça m’ennuierait de pomper son mec dans leur bagnole. Moi, le cœur sur la main et raffolant de la sucette, je dis banco. Nous voilà partis dans une allée discrète et je déguste le bâton de misère du monsieur. La femme regardait depuis la banquette arrière. Quand ça a été fini, elle m’a demandé de venir m’asseoir près d’elle. Pas contrariante, je descends de carriole et à ce moment-là, vlouf ! Le zig que je venais de découiller démarre en trombe, me plantant là. Ces fumiers, non contents que je leur prodigue des gâteries, m’avaient engourdi mon sac à main. Un Hermès en croco qui valait un saladier !
« Et me voilà seulâbre et sans un laranqué dans le Bois sur le coup d’une heure du mat’. Plaisant, non ? Alors je marche pour rambiner un gonzier, lui demander qu’il m’emporte dans un endroit civilisé en échange d’une petite turlute. J’avise une Rolls. Je me dis : « Oh ! pardon, tu places la barre trop haut, ma grosse ! « Néanmoins je m’en approche et qu’est-ce que je vois ? Le croulant ici présent avec un flingue à la main, qui allait se tirer une praline dans le chignon ! Je crois rêver ! J’ouvre sa portière d’une secousse ! Je gueule : « Non, mais ça va pas la tronche ! ». Pépé, ici présent, laisse retomber sa main armée. Il me défrime, l’air mécontent. Le côté : « de quoi vous mêlez-vous ? ». Du coup, je prends place près de lui et on se met à causer. Je lui disais qu’à son âge on ne se bute plus ; que ça fait con, tout ça… On a jacté la nuit entière. Il voulait se zinguer par désespoir d’amour. Il ne se remettait pas de la mort de son épouse. A soixante-dix-huit balais, c’est quelque chose, non ? Au petit jour, je l’ai emmené chez moi et je lui ai fait une soupe à l’oignon. Il l’a mangée. Ensuite, il m’a interrogée sur ma pauvre vie boiteuse.
« Et alors, vous savez ce qu’il me sort, ce vieux nœud ? Il me fait, mondain jusqu’à l’os : « Je suis le duc Maximilien Aloïs de Sanfoyniloix, membre de l’Institut, et j’ai l’honneur de vous demander votre main. » Moi, cisaillée à outrance, vous parlez ! J’objecte, mais il repousse. Il explique qu’il est fané complet du calbute depuis le décès de sa chère femme et qu’il s’agira donc d’un mariage blanc. J’aurai ma liberté pleine et entière ; tout ce qu’il exige, c’est que je vive sous son toit et partage son existence. Il veut bien la mener à son terme, mais avec moi ! Et depuis, c’est une sorte d’étrange bonheur, nous deux. Plus je déconne, plus il est ravi. Je suis sa femme-bouffon. Quand je sors, il m’attend.
« Moi, je vais vous dire, commissaire, je suis tombée amoureuse de ce débris. Platonique, d’accord. Mais du solide ! Ah ! v’là le champ’. Dis donc, Miguel, tu t’es pas trop bougé le cul pour nous l’amener ! Quoi ? Il était pas suffisamment frappé et tu l’as eu au gros sel. C’est bien, mon grand. Tu peux aller te pieuter, maintenant que je suis là ! »
Elle sert elle-même le divin breuvage.
— Vous allez trinquer avec nous, Maxoche. Si, si, je l’emmerde, votre estomac, mon biquet. Un coup de roteux, ça vous fera dormir. Quant au commissaire, il va vous la reprendre, cette enquête de merde. Hein, Machin ? Comment tu te prénommes ? Antoine ! C’est un nom de cochon rose, ça ! Hein, Antoine, tu te fais étinceler les méninges sur cette affaire ? Qu’est-ce que tu dis ? Oui ? Il a dit oui, Maxoche ! Hip, hip, hip, hurrah ! Tiens, je bois à ta victoire, beau flic !
« T’aimerais que je te pompe la membrane ? J’suis pas jojo, mais je fais les meilleures pipes de Paname. Avec moi, t’as l’impression d’être bu au chalumeau, comme un gin-fizz. J’ai les lèvres molles, tu comprends ? Et du savoir dans les muscles labiaux. Sans charre, ça te dit rien d’être écrémé par une duchesse ? T’as déjà donné, je parie ? T’as la frime voyouse du mec qui s’en aligne trois par jour ! Alors ce sera pour une autre fois ! »