LA PERRUCHE

Tu sais quoi ?

Je vais au cinoche. Parfaitement, en plein hallali. J’ai bien dormi, bien sabré Maria ; ne me reste plus qu’à faire faire un peu de chaise longue à mon esprit survolté.

Je planque mon carrosse au parkinge de l’avenue George-V et pénètre dans une salle de la rue Vivienne où l’on programme un film de Jean-Pierre Mocky (que j’ai surnommé M. le Mocky) dans lequel tournent les trois quarts des comédiens français (les autres avaient les oreillons). La moitié de ses acteurs font voir leur bite (les hommes) et l’autre moitié leur chatte (les femmes). C’est plein d’humour grivois, de méchanceté affectueuse et de mots qui font saigner les tympans des douairières qui se sont fourvoyées céans, ayant confondu le gros paf rouge figurant sur l’affiche avec une bagnole de formule I de chez Ferrari.

L’ouvreuse me guide dans les ténèbres jusqu’à une place libre. Aussitôt, un parfum impitoyable m’agresse le tarbouif, ce qui me permet de constater que je suis assis à côté d’une dame. Sur l’écran, il y en a une autre, très sexy, qui se fait planter levrette par un éphèbe encore puceau en lui dispensant des conseils quant à la marche à suivre.

Probablement émoustillée par la scène, ma voisine pose délibérément sa main sur mon genou. Comme j’ai déjà donné, je m’emballe pas outre mesure. Mon regard s’est accoutumé à la pénombre et je louche sur l’entreprenante spectatrice. La silhouette est pas mal, vue de profil. Elle est blonde, avec un charmant nez mutin. Faut voir. Y a lurette qu’on ne m’a pas bricolé le Pollux au cinoche.

Dans mes adolescences, je chassais dur en salle obscure et il était rarissime que je ne dégauchisse pas une pécore pas regardante qui se laissait humidifier le slip avant la chute de Fort Alamo. Parfois, je tombais sur une petite dadame désœuvrée qui me palpait le Nestor sans objecter.

Je me souviens d’une Carabosse boîteuse (je m’en suis rendu compte quand on a quitté la salle) dont les manipulations expertes m’avaient chauffé au rouge. Je lui dis : « On part ! » J’y tenais plus. On s’est carapatés par la sortie de secours. On passait devant les cagoinsses. Je l’y ai entraînée, la cloclo. Elle était pas regardante sur notre nid d’amour. M’en a taillé une que je me rappelle encore, en grande pompe !

Elle avait la bouche vaste comme un hangar de Boeing 747. Des lèvres charnues et veloutées. La grande régalade ! Avant de m’attaquer à la turlute, elle m’avait dit : « Quand tu sentiras venir, retire-toi : j’aime pas “ça”. » J’avais promis, juré. Sincère. Gentleman déjà. Le côté : je suis jeunot, mais je sais vivre ! Et puis au moment de l’arrivage j’ai pas pu tenir ma promesse, tellement c’était fameux. L’extase me paralysait. Alors là, je l’ai prise au dépourvu, Mémère. Oh ! la bourrasque ! Hiroshima, mon amour ! Vlaoufff ! Plein cadre ! Elle a dérouillé jusqu’à l’œsophage. La trombe ! Jacob Delafon ! L’asphyxie. Elle a gloupé follement. En se débattant, son mauvais pied a ripé. C’était des chiches à la turque. Sa canne follingue s’y est enfoncée.

Moi, d’une lâcheté abominable, abject jusqu’aux tréfonds, j’ai rentré mon panais et mis les voiles. J’aurais bien voulu savoir si le chef indien cruel allait se faire aligner par le lieutenant Morrison à la fin du film. Mais tant pis pour mon incertitude. Selon moi, il devait s’en prendre une dans les plumes.

A cette époque, c’était toujours les Indiens, les méchants. Maintenant, ils sont gentils. On les a génocidés et ça crée des liens. Alors, on les aime, tu penses ! Ils sont si « réservés », ces braves Peaux-Rouges ! Ex-réducteurs de têtes de nœuds ! « Œil de Vrai Con » et « Langue de Velours », c’est pas permis l’à quel point on s’en est entichés. Le pied ! L’honey moon. Il en reste si peu. Les tout derniers, on les fait venir à la téloche, on leur tape dans le dos, on lisse leurs plumes, leur bourre leur calumet, leur fait des pipes. En somme ça happy-ende à bloc pour ceux qui ne sont pas morts.

Rescapé, j’ai remarqué, c’est un sort enviable dans l’existence. On ne respecte pas les épargnants, mais on raffole des épargnés. C’est une caste, une minorité mirobolante. Alors les ultimes Comanches, les tout derniers Apaches, faut voir comme on leur prend bien soin : vaccins, vitamines, antigrippine (de cheval). Géronimo est affilié à la Sécu et touche la retraite des vieux travailleurs. Tu comprends la beauté du phénomène ? On est fiers de pas les avoir TOUS exterminés. En ne prenant pas la vie des ultimes, c’est comme si on la leur avait donnée !


Bon, je tartine, débloque, dérape, blablatte, vagabonde de-ci, de-là, pareil à la feuille d’impôts. Mais t’inquiète pas, je garde le cap de mon book malgré tout. Je navigue au plus près des îles peuplées de cons pour l’amusement, mais le vent gonfle mes voiles comme ma queue mon slip et je vais bel et bien là qu’on m’attend.

Or donc je suis assis devant un Mocky frais tiré avec une dame qui compulse mon genou de la main. La bébête qui monte, qui monte. Je te parie qu’elle est blette : c’est jamais les jolies qui te font ça. Les jolies sont jolies, alors elles attendent qu’on les charge et choisissent. Tandis que pour les tocardes, c’est le contraire : c’est elles, les pauvrettes, qui doivent monter en ligne en priant sainte Cathin qu’on les rebuffe pas.

Je lorgne sur ma voisine à un moment où c’est très clair sur l’écran parce que Jean-Pierre a emmené ses protagonistes baiser au soleil. Je peux mieux mater mon entreprenante voisine. Erreur : la dame à la paluche errante est pleine d’abattage (pas clandestin du tout). Fardée faut voir comme. Parfumée à l’unisson. Bref : une pute. Elle vient poser des lignes de fond au cinoche pour y allumer de possibles clilles. Elle sent que je l’examine, me virgule un sourire pour second volet de publicité (style : comment j’ai été guérie de mes hémorroïdes au bout de deux applications d’intrait de marrons d’Inde).

Et moi, je la retapisse, figure-toi. C’était la gagneuse de Paulo Mazarin qui s’est fait zinguer au cours de l’attaque d’un fourgon postal, il y a trois ou quatre piges. Lui et ses branques avaient été donnés généreusement par un indic qui devait d’ailleurs mourir peu après d’une indigestion de balles explosives.

Son blase, à la nana, je me le rappelle plus. Y a tant de trèpe dans la salle des pas perdus de ma mémoire.

Encouragée, la voilà qui me chipolate le tiroir à zob.

Alors je lui chuchote dans le pavillon à turpitude :

— Et la mémoire de Paulo, ma grande, c’est comme ça que tu la cultives ?

Seco, elle rengaine sa paluche et me défrime.

— On se connaît ? elle chuchote.

— Pas beaucoup. J’ai participé à ton veuvage, le jour où le Cardinal et ses pieds nickelés voulaient casser la tirelire de la B.N.P. Commissaire San-Antonio. Si tu veux bien te souvenir : le juge d’instruction entendait te mouiller dans l’affaire et c’est moi qui t’ai blanchie ! T’avais tellement de chagrin que ça m’a remué et que je t’ai innocentée en oubliant que tu conduisais la voiture de « couverture ».

Elle est pantoise.

— Ben merde ! elle fait.

— Tu continues de t’expliquer au pain de miches, d’après ce que je vois ? Tu as raison : ton corps t’appartient. C’est un capital que tu peux gérer à ta guise. Tu marloupines encore avec des gredins ?

— Non, finito, commissaire. L’attaque foireuse de la diligence m’a servi de leçon. D’abord j’ai plus d’homme.

— Le gigot à l’ail ?

Yes, commissaire. J’avais des tendances. Après la mort de Paulo, je m’ai mise avec Rita la Dompteuse, vous connaissez ?

— De nom ; je fais pas dans la poulaille des Mœurs. Et alors, la minette modulée te suffit ?

— Vous savez, des chibroques, j’en prends des pleines caisses à longueur de journée. C’est bon de retrouver un peu de délicatesse le soir venu.

— T’as sûrement raison : les hommes sont des porcs.

— Oh ! je vais pas si loin…

Comme on jacte à voix presque normale, nos voisins s’en formalisent et nous prient de la boucler. Au lieu de suivre leur conseil, on déguerpit. Je demanderai à M. le Mocky de m’organiser une projection privée, un de ces jours.

Quelle idée me prend d’inviter cette prostipute à écluser un gorgeon dans un bar du voisinage ? Je n’ai pas besoin de ses compétences professionnelles et la sympathie qu’elle m’inspire est toute relative. Cela dit, c’est vrai que son désespoir m’avait ému à la mort de son julot. Chagrin de louve ! Elle montrait les dents en chialant. Une vraie femelle !

— Qu’est-ce que tu prends ? lui demandé-je, une fois installés à une table du fond.

— Oh ! moi, je suis fidèle au rhum blanc. Papa était gendarme à la Guadeloupe et on mettait du punch dans mon biberon pour m’endormir.

— C’est comment, ton nom ?

— Gaëtane.

— Je te demande pas ton blase pour La Veillée des Chaumières, mais le vrai.

— Lucie.

— Je préfère. Alors t’as rompu avec le Mitan ?

— Oh ! vous savez, je le côtoyais du temps du Cardinal ; sinon… Maintenant, en dehors de Rita et de mon loulou de Poméranie, je fréquente personne.

Pourquoi l’évocation d’un loulou de première année (comme dit Béru) m’amène-t-elle la question ci-jointe ? Par association d’idées, je suppose. Ça fonctionne vite, le caberluche d’un homme.

— Tu le fais toiletter, ton cador, Lucie ?

— Pour sûr. Le blanc c’est si salissant.

— Par Albert Baugland ?

Paf ! Touché ! Elle s’écarquille de bas en haut !

— Ben, ça, alors, comment le savez-vous ?

— Chez nous, quand on est inspiré, on passe commissaire, sinon y a pas mèche de sortir du rang. Le pif, pour un royco, c’est aussi important que le frifri pour toi et tes potesses du ruban. Donc, tu connais Baugland ?

— Je l’ai connu au temps de Mazarin.

Mazarin ! Un truand ! Je te jure… La vie est farce. Je défrime aimablement son Anne d’Autriche.

— A l’époque du Cardinal, t’as dû rencontrer du beau monde ; c’était un vrai coriace, cézigue. Il est tombé comme à Verdun : les armes à la main.

Une lueur de fierté brille dans sa prunelle. Elle écluse son baccardi comme ta petite fille boit un sirop de grenadine, et murmure :

— Après une épée pareille, qui voudriez-vous que je prisse ?

— Evidemment.

« Dis-moi, ma belle, parmi les courtisans de Paulo, t’as dû connaître un certain Milou Tanvala puisqu’il était pote avec Baugland ?

— Bien sûr. Il s’est fait serrer après la cambriole d’une banque ; mais il a joué la belle et paraîtrait qu’il a filé aux States.

— T’es en retard d’une rame de métro. Il est à Pantruche.

— Et vous le coursez ?

— Non : je l’ai rattrapé.

— J’ai pas lu dans le baveux.

— Il sera à la rubrique nécrologique quand ça paraîtra.

— Sans blague, il est scrafé ?

— Il avait zingué un flic, ça ne pardonne pas.

Un silence. Elle fait miauler son verre vide pour attirer mon attention. J’indique au loufiat de lui remettre une dose pour adulte.

— Qu’est-ce qui vous turlupine, commissaire ? Pourquoi vous me bonnissez tout ça ? On dirait que vous espérez quelque chose de moi ?

— Exact.

— Quoi ?

— Je ne sais pas, Lucie. Parole de perdreau ! C’est mon pif qui espère, mais je pige pas où il me conduit. En ce moment, je barbote dans un immense chaudron plein de béchamel, aussi heureux qu’une truite dans les égouts de Calcutta. Tiens, je vais te demander une consultation en souvenir de ce que j’ai fait pour toi jadis.

— En butant mon homme ?

— Non : en te sauvant la mise. Voilà : Milou Tanvala est revenu en France après un séjour américain. Il s’est rapatrié sous le faux blase d’Eloi Salique en compagnie d’un truand ricain qui lui se faisait appeler Kipper Gahgne. Les deux associés ont commis un vilain forfait en butant un chercheur en renom pour s’approprier une invention. Les choses se sont gâtées pour eux par la suite et ils sont décédés il y a quelques heures à peine.

— D’une san-antonite purulente ?

Elle ricane, la connasse. Je la visionne à ma manière (celle qui guérit du hoquet le plus récalcitrant).

— Exact pour le Ricain.

Le vilain sourire s’estompe comme la buée sur un pare-brise quand tu branches en grand le dégivreur.

— Et alors ? elle murmure, d’un ton presque timide.

— Alors je ne sais pas.

— Qu’est-ce que vous ne savez pas, commissaire ?

— Tanvala, blessé à mort, est allé chercher refuge chez Bébert Baugland ; c’est chez le tondeur de clébards que son acolyte ricain est venu le voir.

— Et alors ? elle répète, cette gourdasse.

— Je conclus que les deux forbans devaient crécher dans un lieu où il était impossible d’amener un blessé.

— Un hôtel, quoi ! dit paisiblement Lucie (de l’amère mort). Elémentaire, mon cher Watson.

— Ben oui, un hôtel, conviens-je. Un hôtel probablement choisi par Milou Tanvala puisqu’il était parisien et son camarade yankee. Ça y est, j’entrevois ce que j’espère de toi, ma beauté : Milou avait quitté la France pendant plusieurs années. Il est donc descendu dans un coinceteau qu’il connaissait AVANT. Donc, du temps de ton braqueur à toi. Un hôtel discret pour mecs en cavale. On n’y accepte pas les grands blessés, mais on y héberge sans faire trop de manières les tricards. Tu vas mobiliser tes souvenirs, chérie, et me dégauchir cet établissement de rêve. Mon blair de quinze mètres sent que tu le connais. Peut-être à ton insu, mais parole de drauper, tu le connais !

Elle saute sur le double rhum blanc que vient de lui servir le garçon et en biberonne les deux tiers.

— Vous êtes tout de même gonflé, commissaire. Y a quelques années, vous organisez un guet-apens où mon homme s’est fait mourir, et aujourd’hui, vous réclamez ma collaboration ! Ça se passe comment, dans votre cigare ?

— Pas dans mon cigare, fillette : dans mon bénoche. Tes agaceries de tout à l’heure, au cinématographe, pour professionnelles qu’elles eussent été, m’ont déclenché le chauve à col roulé. Quand tout ce bigntz sera terminé, c’est-à-dire aujourd’hui au plus tard, je t’embarquerai dans une délicate auberge du côté de Montfort-l’Amaury ; on s’enfermera dans une suite tapissée cretonne et je te ferai tellement prendre ton foot que les autres clients croiront entendre la retransmission d’un match de Monika Sélès, tellement tu gueuleras aux petits pois. Tu vois, je te parle franchement, ma gosse. Un type mort, on tire un trait dessus ; un type vivant, on tire sur la fermeture de sa braguette ! Vis, si tu m’en crois, et cueille dès aujourd’hui les roses de la vie !

Elle est troublée, cette pute au grand cœur.

— C’est joli, ce que vous dites, me complimente-t-elle ; surtout à la fin. Je savais pas que ça pouvait être poète, un lardu.

— Ça a des coups de cœur générateurs de coups de bite, tu vois. Alors ? Tu passes ta mémoire au peigne fin ?

— Pas la peine, l’établissement que fréquentaient Messieurs les Hommes, c’était l’Hôtel des Infinis, à Pigalle.

— Je t’aime, soupiré-je. Tu vas voir comme on va former un beau couple, les deux : la perruche et le perdreau !

Загрузка...