LA TRUIE

En sortant de l’ascenseur, je l’aperçois, « vachée » dans un fauteuil pullman du hall qu’elle remplit entièrement. Comme toutes les grosses femmes, elle ne peut tenir assise qu’en écartant les jambes et, avant d’avoir opéré trois pas dans sa direction, je sais qu’elle porte une culotte saumon.

Outre le slip en question, elle arbore un manteau de chinchilla, une robe de lainage rouge et une douzaine de sautoirs d’or, de perles, voire de diamants, qui constituent une espèce de cotte de mailles sur ses plantureux nichons.

Je m’avance, le sourire aux lèvres.

— Qu’est-ce qui me vaut le grand honneur de votre visite, madame la duchesse ?

— Je vais te le dire, mon petit poulet.

Elle me tend la pogne, je lui fignole un baisemain jockey-club qui ferait mouiller le cher Roger Peyrefitte (de l’Académie française par cousin interposé).

— Si je te tends la louche, c’est pas pour que tu me la baises, mais pour que tu m’aides à m’arracher de ce bon Dieu de fauteuil ! proteste la dusèche.

Je lui demande d’excuser ma méprise, m’arc-boute, lui présente les deux mains et la hisse en position verticale.

— Merci ! T’es balèze, Grand ! Si je n’avais pas su que tu allais descendre, jamais je me serais engloutie dans ce genre de fauteuil. Pour en sortir seule, il faut que je me retourne, que je me laisse glisser à genoux et que je prenne appui sur les accoudoirs. L’obésité, mon pote, tu parles d’une chierie !

Je ramasse son sac Hermès qui gisait sur le tapis et le lui présente.

— Allons dans ta piaule, qu’on puisse parler tranquillement, m’enjoint-elle.

Je souscris. Elle souffle comme un steamer dans la tempête au moindre mouvement.

— C’est le froid, me dit-elle en se tapotant le poitrail ; il réveille mon asthme. Quand le Nain Jaune sera rassuré avec son putain de porte-documents, je ferai les valoches pour Miami. On a un apparte de quatre cents mètres carrés, là-bas, avec des larbins nègres qui jouent un remake d’Autant en emporte le vent et des porte-flingues cachés derrière toutes les plantes vertes. La mer est d’un bleu si profond que je les soupçonne de la teindre. Quant au soleil, c’est le drapeau japonais, mon pote !

Nous parvenons à ma chambre qui vient d’être faite par la petite Portugaise à la touffe gonflée.

Mémère laisse choir son manteau sur la moquette, balance son sac et ses pompes taillés dans le même croco et repart à dame dans un deuxième fauteuil.

— Dis voir, Grand, il doit bien y avoir une boutanche de Dom Pérignon dans cette crèche ? J’ai la meule comme un os de seiche. T’inquiète pas, je la paierai !

J’assure à ma visiteuse que j’ai les moyens de la noyer dans des flots de champagne et je passe commande auprès du room-service.

— Tu me bottes, dit-elle. J’ai eu un coup de cœur en te voyant, l’autre soir, dans le burlingue du Nain Jaune. T’es beau mec, sympa, ardent, va falloir que je te pompe, mon gars. Ça, tu n’y couperas pas. Me dis pas que tu es du genre bégueule et que tu me trouves trop grosse et trop vioque. Pour une petite pipe veloutée, c’est pas des arguments valables. Avance un peu !

J’obtempère. Sa grosse paluche de vivandière me caresse le paquet-réclame.

— Très chouette ! apprécie-t-elle. T’es outillé de première, mon gredin. On verra ça tout à l’heure.

— Puis-je savoir pourquoi vous êtes venue aussi précipitamment à Genève ; c’est tout de même pas pour me tailler une plume, madame la duchesse ?

— Pas, malgré que ça vaille le voyage !

Un loufiat nous livre le roteux en grande pompe. Y a même des biscuits avec ! Il va pour procéder à la cérémonie du décapsulage, mais la Grosse le congédie.

— Tiens, voilà cinquante pions, mon pote ; casse-toi, monsieur se dépatouillera tout seul.

Mi-vexé, mi-ravi, l’esclave nous abandonne à notre royal breuvage. Je décapite la boutanche, emplis deux flûtes et en présente une à Mme de Sanfoyniloix.

Elle l’a torché cul sec comme s’il s’agissait de limonade.

— Pas encore assez frais, mais ça t’humecte le gosier. A présent, on cause. Pour tout te dire, mon flicaillou, quand j’ai appris l’histoire de la voiture incendiée, tout comme le vioque j’ai été convaincue qu’il s’agissait d’un acte criminel. Aucune raison qu’une bonne Mercedes, costaude comme l’Allemagne, se mette à cramer toute seule sur un parking. Et puis moi, j’avais, si j’ose dire, un motif supplémentaire pour douter.

— Vraiment ?

— La personnalité de la victime, mon poulet de grain. Le nabot était entiché du Hieronymus et ne jurait que par lui ; mais moi, ce julot, je ne pouvais pas le souder. J’ai toujours été persuadée qu’il arnaquait le Duconneau. Sauce hollandaise, si tu vois ce que je veux dire. Il négociait les brevets, finançait les recherches et tout le bastringue, mais je t’aurais parié ma culotte qu’il s’en cloquait plein les fouilles.

« Un jour, j’ai eu l’occasion de discuter le bout de gras avec le fondé de pouvoir de sa banque (qui est également la mienne). Je lui avais arrangé une délicatesse sur son bureau (il raffole du finger dans l’oigne pendant qu’il se bricole un rassis.) J’en ai profité pour lui tirer les vers du pif. Ce benêt n’a pas fait long pour m’affranchir que le Batave engrangeait des sommes rondelettes. Paraît que ces trois dernières années, son magot a enflé de huit briques ! Pas triste, hein ? »

Elle est vachement sympa, la Dodue. C’est la brave femme généreuse. Elle déguste la vie, la bouffe, les hommes ; elle s’en fait péter la sousventrière, Mme la duchesse ! En consomme des rations géantes.

Comme je réfléchis à ce qu’elle vient de m’apprendre, elle en profite pour faire joujou avec Mister Polar. En copine. La main preste et experte.

— Tombe ton bénouze qu’on se fréquente mieux, ordonne-t-elle.

Et comme je ne fais aucun geste, elle soupire :

— Grand flemmard !

Et poum ! Tire la chevillette de ma braguette. Elle est ravie.

— Ben dis donc, poulet, t’as invité du monde ! Ça remue dur, là-dedans.

— Parlez-moi davantage de Hieronymus ! supplié-je.

Elle ironise :

— Ben dis donc, t’es héroïque, dans ton genre. T’aurais fait un poilu de Verdun impec ! Y a temps pour tout, fiston. Une petite récré s’impose. Tu te rends pas compte comme il a fallu que je me remue le prose pour te rejoindre si vite. Heureusement qu’on a un Jet privé dans la société. Assieds-toi sur l’accoudoir, mon flicaillou. Laisse faire tata Catherine, elle connaît l’homme et ses points sensibles. On t’a déjà pompé tout en te titillant avec la langue et en te pelotant les aumônières ? Ça c’est mon grand succès. J’en ai fait gueuler plus d’un, crois-moi, et des coriaces !

Tout en parlant elle me découlisse le trombone. Pas moyen d’y couper !

Si ! Le téléphone. Son ronflement creux est tout à coup une musique céleste pour moi.

— Excusez ! dis-je en renfournant Bébert dans ses appartements.

C’est encore Mathias.

— Le All Black est arrivé, Antoine. On s’est jeté sur Ton jerrican et on T’a découvert du surchoix qui va Te faire bander.

Je ne lui réponds pas que cette opération était déjà en cours.

— Tu as entendu parler de Milou Tanvala, dit Le Fiévreux ?

— Tu parles !

— Quatre meurtres homologués, deux évasions retentissantes : la première du bureau du juge d’instruction d’Aix-en-Provence, la seconde du palais de justice de Lille, récite Mathias. Je te parie que le dénommé Eloi Salique qui est descendu à ton hôtel de Genève, c’est lui.

— Passionnant. Tu as trouvé d’autres empreintes ?

— En dehors des tiennes, celles qui figurent ne sont pas homologuées.

— Pour le dénommé Van Bytoun, tu as mis les turbines en route ?

— Ça ronfle, Antoine ! Ici, on se croirait dans la chambre des machines du Mermoz ! Attends, je te passe le Chevalier Noir !

— Allô, me dit le Sénégaloche. Tu ne penses pas que l’épisode genevois est fini et que le reste va se passer à Paris ?

Pour moi, c’est un trait de lumière. Une décharge de courant dans les cellules grises.

— Un instant, fais-je.

Je plaque le combiné contre mon cœur et demande à la duchesse :

— Vous m’avez dit avoir utilisé le Jet de votre société pour venir à Genève ?

— En effet.

— Il est encore ici ?

— Il m’attend.

— Ça vous ennuierait de me rapatrier sur Pantruche ?

— Au contraire.

Je dégage le biniou.

— Attends-moi à la Grande Cabane, Jérémie, j’arrive !


Pendant que le taxi nous emmène à Cointrin, je jubile. Me voilà sauvé de la foutriphagie de Mme de Sanfoyniloix. J’ai eu chaud aux plumes ! Merci à mon bon ange gardien qui consent à faire tant et tant d’heures supplémentaires en ma faveur !

Elle fait contacter son cocher des airs : un gai luron à frime de para, et un quart d’heure plus tard nous gravissons la passerelle du petit Jet.

— Vous allez voir comme il a été aménagé, dit la duchesse ; c’est un bijou !

Fectivement, l’intérieur du zinc a été transformé en adorable salon de cinq places et ressemble à celui d’un petit yacht de plaisance. Une cloison coulissante sépare le salon du poste de pilotage.

Un canapé, deux fauteuils, une table télescopique qui s’élève entre eux. Les dossiers des sièges sont renversables. Il y a même un coin kitchenette, sans parler d’une exquise salle de bains aux cloisons revêtues de marbre bleu ; le panard, non ?

Quand je suis assis dans l’un des fauteuils et que je vois la dusèche actionner la cloison pour nous isoler du pilote, je comprends que mon optimisme était infondé et que mon voyou d’ange gardien a des penchants de voyeur.

Au rayon des calumets, je dois reconnaître que la Grosse ne s’est pas vantée en se proclamant reine de la pipe.

Un don !

Bon, il eût été préférable, du point de vue esthétique, de le trouver chez une créature de rêve à la chevelure ophélienne, aux yeux d’azur et au corps de violon. Mais l’art c’est l’art, et il se rencontre chez des êtres pas toujours réussis physiquement, Beethoven n’avait rien d’un Apollon, Harry Baur non plus, Toulouse-Lautrec encore moins, Mme Yourcenar, je t’en cause pas ! Et cependant tous ces gens débordaient de talent.

Pour Catherine de Sanfoyniloix, c’est du kif. Une bouille de bonne ogresse, un gabarit de lavandière (ah ! ça c’est vrai, ça !), de la graisse en rouleaux, des varices jusqu’au pubis, mais suceuse d’élite, j’admets ! Une science de la fellation poussée au sublime. Plus beau que le grand largo de Haendel, plus impressionnant que Guernica, plus émouvant que Gérard Philippe dans Lorenzaccio, plus voluptueux que Marilyn Monroe dans Bus Stop !

Qu’évoquer encore qui te rende compte de la grandeur de cet acte pourtant élémentaire ? La perfection ! Totale ! Le rythme, tiens, je te prends. Savant ! Catherine est en direct avec ton sensoriel. Elle sait tout de ses plus secrètes aspirations. Elle épouse ton système nerveux. Ralentissant infiniment dans la montée pour plonger délicatement dans la dévalade, modifiant l’ouverture du diaphragme suivant les cas de figure. Lubrifiant à dessein. Exerçant une pression opportune sur tes Demoiselles d’Avignon. Risquant un médius libertin loin derrière ton holster à couilles, jusqu’aux rivages des Syrtes qu’il flatte hardiment comme s’il préparait une invasion de la grotte sacrée !

Somptueux travail dont la lenteur augmente la complète réussite. A la perpendiculaire de Dijon, je largue les amarres. En parfaite tacticienne, elle ne marque aucune réaction et poursuit en mourant sur son erre. C’est un gentleman dévasté par l’intensité du plaisir qu’elle laisse un instant afin d’aller quérir une serviette chaude dans un petit autoclave. Elle m’emmitoufle Popaul. Dépose un vrai, pur et chaste baiser sur sa tête chauve.

Assise en face de moi, elle remue la langue à l’intérieur de sa bouche.

— Une merveille ! déclare-t-elle. J’ai pour habitude de hiérarchiser les émissions de mes amis en les comparant à des crus de vins. Chez certains, ce n’est que vile piquette. Chez d’autres, auxquels vous appartenez, c’est le nectar !

Elle continue de « taster », l’œil perdu.

Je l’entends se réciter :

— Arômes : miel, ambre, foin coupé. Moelleux, intense, beaucoup d’ampleur, de l’onctuosité. Très riche. Racé. D’une perfection exceptionnelle.

Un silence. Puis son verdict tombe :

— Château d’Yquem 1967 !

J’en pleurerais.

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