L’OIE BLANCHE

Je te l’ai appris peu avant : j’ai toujours des harnais de rechange au burlingue. Et en ce cas-là, Dieu merci, car si Félicie me voyait radiner dans cet état, couvert de raisiné et truffé de plaies sanguinolentes, elle aurait sûrement une attaque, la pauvrette. Son fils chéri qui sort faire un tour et revient en charpie, tu parles d’une commotion !

Je me dessape, me mets en slip et passe au cabinet de toilette qu’on nous a enfin aménagé. La grande glace du lavabo me renvoie une triste image. Je porte au front la boule de billard dont je t’ai parlé. La rouge ! Elle est agrémentée d’une entame violine qui ressemble à un sexe féminin. Trois impacts zèbrent ma poitrine, dont l’un assez profondément. Me faudrait le secours du corps médical, sinon ça risque de s’infecter.

Je suis là, à faire mon état des lieux quand surgit le brigadier Lacognes pour une lancequine nocturne. Un mec de l’ancienne école, qui compte les jours le séparant de la retraite en éclusant du côtes-du-rhône (le jaja de son pays : il est de Condrieu).

M’apercevant, il en reste la bouche et la braguette béantes, avec la langue et la bite recroquevillées par la stupeur.

— Qu’est-ce qui t’arrive, Don Juan ? il finit par balbutier.

Il m’appelle toujours Don Juan, ce qui, après tout, me va bien, moi je trouve. En tout cas, je préfère ce sobriquet à Ducon (qui est le sien).

— J’ai eu une explication avec un tueur américain.

— Et qu’est-ce qu’il est devenu, ton tueur ?

— Il est devenu tué ; un jour ou l’autre, les hommes passent de l’autre côté de la barricade. Les contrôleurs des impôts deviennent conseillers fiscaux, les boxeurs, managers, et les tueurs, tués.

— Tu ne vas pas rester comme ça, il faut te soigner !

— J’ai du boulot et ça urge ; j’irai à l’hosto pendant la récré.

Il a une belle trogne patinée, Lacognes. Avec une patate violette en guise de nez, de la gelée de groseille autour des yeux et des lèvres qui ont l’air émaillées par le vin rouge.

— Laisse-moi au moins te soigner, prends une douche pour enlever le plus gros, je vais à la pharmacie de garde !


Quand il revient, un quart de plombe plus tard, je suis nettoyé complet. Il a acheté des tampons de gaze, un gros flacon d’alcool médicinal, du mercurochrome et des pansements en boîte.

Ce poivrot a des gestes d’infirmier pour me colmater les brèches. Faut dire qu’à cette heure tardive, il est tellement imbibé qu’il ne sucre plus les fraises. A la fin, je ressemble à un dessin de Dubout, mais il a fait l’essentiel. J’enfile mes nouvelles fringues et je replonge dans la nuit froide.

Mission ? Retrouver M. Blanc coûte que coûte !

Facile à dire.

Mais comment s’y prendre, maintenant que les louches protagonistes (comme on dit puis) de cette affaire ont avalé leur bulletin de naissance ? Faire tourner les tables pour les questionner ?


J’ai la poitrine en feu, des élancements dans la calbombe et je me sens tout raide comme si j’avais passé la nuit sur une bouche d’aération du métro. J’ai du mal à conduire. Chaque mouvement imprimé au volant m’arrache les muscles des bras ; et ça vire pour escalader Montmartre et atteindre la venelle où se trouve l’appartement de Victoria de Tramontane. Ça vire que tu peux pas imaginer combien.

Tu sais que j’aime m’exhorter en récitant des formules magiques ? Là, je répète à mi-voix :

— Cul et chemise ; cul et chemise ; cul et chemise… ad libitum.

A quoi ça correspond ?

A une constatation que j’ai faite lors de cette enquête.

Cul et chemise.

Le premier mort de la série, Hieronymus Van Bytoun, était cul et chemise, surtout cul ! avec Philippe de Tramontane ; le duc de Sanfoyniloix est cul et chemise avec la mignonne Victoria, sœur de ce dernier ; la dusèche paraissait cul et chemise avec Bébert Baugland, le tondeur de chiens voyou, lequel était cul et chemise avec les assassins de Hieronymus. Tu parles d’un salmigondis ! D’un carrousel infernal !

Faut démêler calmos. Pas s’emballer.

Je retrouve la ruelle utrillienne sous la lune. A Paris, la lune a toujours l’air d’être fausse. C’est un élément de décor fixé dans le « velours » du ciel par la municipalité. La vraie lune vagabonde sur les campagnes endormies, ou bien roule au-dessus des grands horizons. A Paris, ce n’est plus qu’une lanterne… sourde !

Il y a de la place pour garer. Je laisse ma 500 SL à moitié sur le trottoir pour ne pas bloquer l’étroite voie, très près du 18, et je m’introduis dans les Editions Tramontane.

Je retrouve la saine odeur de papier imprimé, si exaltante. Quand je renifle ça, j’ai illico envie de poudre, d’écrire n’importe quoi : des poèmes, des biographies, des essais, un feuilleton pour Nous Deux. Ah ! écrire ! La belle goinfrade ! Mettre bas des portées de mots tout mouillés et gémissants ! Des mots qui grouillent. Qu’il faut alimenter avec d’autres mots. Toiletter avec des majuscules et des ponctuations. Engraisser pour qu’ils puissent, à leur tour, en fabriquer d’autres… Un jour.

L’escalier de l’apparte, au fond, avec ses marches de bois branlantes. Le secret pour ne pas les faire grincer ? Poser ses pompes et prendra appui sur les extrémités des marches. C’est ce que je fais. Pourquoi agis-je par surprise ? Because un petit rien : une odeur de cigare.

Moi et l’olfactif, hein ? T’es au courant ? Partout où je passe… Des parfums, des remugles, des exhalaisons, des miasmes, des fumets, des senteurs, des arômes… Mon nez est un aspirateur qui détecte, identifie. C’est mon bâton de berger, comme dit Justin Bridoux.

D’abord, l’odeur des books. Puis, dans l’escalier : une odeur de cigare. D’un authentique, façon Castro. C’est tout de même pas la jouvencelle, triste qui se farcit un Davidoff number one !

J’apasdelouse. Sans faire plus de bruit qu’une araignée arpentant sa toile.

Me voici au sommet des marches. Je m’accroupis pour ajuster mon œil droit au trou de la serrure, lequel est important, celle-ci ayant de l’âge. Car les serrures, c’est comme les gonzesses : plus elles ont du carat, plus leur trou est grand. Ce que je vois est assez charmant à contempler. Surtout après les horreurs que je viens d’affronter. Et plutôt inattendu.

J’avise, placé de trois quarts par rapport à moi, un homme dans un fauteuil. Ses bras sont en croix par-dessus les accoudoirs et l’une de ses mains tient le cigare détecté par mes narines infaillibles. Il a les jambes allongées et ouvertes. Son futal est déboulonné de la ceinture à la flèche. En sort une cheville d’Adam, bellement calibrée et tendue, que la petite oie blanche, agenouillée entre ses jambes, gloupe avec frénésie comme si, au lieu de sortir d’une braguette, elle sortait des Etablissements Gervais.

Du coup, je suis saisi d’une grande tristesse de voir cette petite Bernadette Soubirous, devenir Victoria sous biroute ! Ma recherche d’absolu qui se fait niquer ! Je me doutais bien que ça ne durerait pas, sa virginité, à la Colombe ; mais j’entrevoyais son déberlingage plus tard, dans d’autres conditions. L’illuse, toujours ! La fleur bleue.

Ben, elle peut se la planter dans le rectum, sa fleur bleue, Mimine ! Petite salope ! Elle a une façon de porter le deuil de son frelot, elle qui naguère paraissait si déchirée !

L’homme est assez beau, très mince, bronzé, les cheveux taillés court, à la saint-cyrien. Son âge ? Entre trente-cinq et quarante. Un voluptueux ! Il tire des bouffées, lui aussi, pendant qu’elle le déliqueure. Chacun son cigare !

Elle semblait si pure, si innocente. J’aurais pas osé lui faire mimi sur la joue ! Et puis tu vois : elle fatrouille avec ce mec comme la plus expérimentée pétasse.

Quand il s’est bien fait vernir le gland, il éteint son cigare dans un cendrier posé à terre et demande à la môme de lui faire un petit coup de trot english. Elle, docile, ôte son mignon slip de jeune fille sage et chevauche son beau prince. Comme dans du beurre, mon pote ! Un velours ! Le manche de gigot de monsieur disparaît corps et biens, et la donzelle pique des deux !

L’affaire est rondement menée. Il faut dire qu’elle avait démarré sous d’heureux auspices. Ces deux chéris avaient ajusté leur connivence au fil de leurs tribulations charnelles, comme l’a si bien écrit la comtesse de Paris dans son ouvrage intitulé « Les bons comtes font les bonzes amis ». En une vingtaine d’aller-retour épiques, ils envoient la farce ! Pas loin, mais en parfait unisson ! Synchronisme total. Championne du coït arrêté en trente secondes ! Faut dire que c’était le coup de l’étrier !

Elle le démonture et fonce à la salle d’eau en marchant comme un compas. Elle en revient peu après avec un nécessaire à dédramatiser la situasse. Oh ! le pacha ! C’est la petite jolie qui s’occupe de tout. Lui, il rallume son cigare pendant qu’elle se farcit son ménage d’entresol au gant de toilette.

Quand le gonzier est clean, elle pose un bisou de séparation sur le museau de son pétard à miches et le reconduit dans ses appartements Eminence.

— Vous ne voulez pas passer la nuit avec moi ? demande Victoria d’un petit ton suppliant.

Il lui tapote la joue.

— Tu sais bien que c’est impossible, ma chérie. Sitôt que j’aurai terminé mon cigare, je partirai.

Là, je me convoque pour une conférence au sommet. Je me dis qu’il est deux attitudes possibles : j’interviens, ou bien je déménage. La première solution ne me paraît pas satisfaisante. Je ne puis reprocher ce couple d’avoir fait l’amour. Quelles questions leur poserais-je ? Non, il est préférable d’attendre.

Je repars silencieusement.


Tenant compagnie à ma voiture, dans la ruelle, il y a trois autres tires. La plus proche du 18 est une Mini Cooper gonflée (jantes larges, équipement rallye). Je décarre au volant de la mienne et gagne l’extrémité de la voie en sens unique (nécessairement, car deux bagnoles ne sauraient s’y croiser). Elle aboutit à une autre rue en pente, également en sens unique. Je l’emprunte, trouve une place, m’y gare et coupe le jus. Je baisse un peu un vitre, malgré le froid, pour que mon pare-brise ne s’embue pas car je vais être amené à démarrer rapidos.

Dix minutes passent et, comme je le pressentais, la Mini débouche de la ruelle et passe devant moi. Le beau mec est au volant. Bien découillé, il circule relaxe. Je le laisse prendre du champ avant de déboîter. Je n’ai aucun mal à suivre ses feux rouges, caractéristiques biscotte l’équipement frimeur de sa brouette.

On enquille la rue Caulaincourt et on descend vers Clichy. De là, le gazier poursuit sa route en direction de l’Etoile.

La flamme sacrée brûle dans la brume, ce qui est assez joli. On continue par l’avenue Foch où, dans la contre-allée, quelques tapineuses ressemblent à des personnages de Seurat, because la brume.

Le gars prend à gauche, et tout à coup JE SAIS OÙ IL VA ! J’en suis à ce point convaincu que je lui laisse davantage de marge encore.

Gagné !

Il emprunte la rue d’Andigné et ralentit. Moi je stoppe carrément et j’éteins mes loupiotes.

Là-bas, il descend la rampe conduisant au garage souterrain du duc de Sanfoyniloix. Il doit l’actionner avec un contacteur car j’aperçois un pan de la porte qui bascule.

— Cul et chemise, murmuré-je comme une invocation.

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