LA BICHE

L’asphalte avait fondu à l’emplacement de l’incendie et composait des boursouflures. Le caoutchouc des pneus adhérait par endroits au goudron. Quelques lambeaux de l’auto calcinée parsemaient encore le talus : tuyau d’échappement, poignée de portière, sigle Mercedes à demi tordu.

— Ils n’ont pas bien fait le ménage, dis-je.

M. Blanc s’arme d’une torche électrique et, claquant des dents, se met à explorer la zone du sinistre. Seul, son blouson beige se distingue dans l’obscurité car il porte un pantalon et une chemise noirs. On dirait l’homme invisible qui aurait omis de poser son ultime vêtement. Je ne vois guère pourquoi il utilise une loupiote car, plus nyctalope que lui, tu meurs. Il va, courbé en deux, tel un cultivateur (de ceux qui emmènent leur femme aux champs pour la bourrer).

Moi, j’explore la zone éclairée par les lampadaires de l’aire de stationnement, ce qui est plus fastoche. Je ne cherche rien de précis et ne m’attends pas à découvrir quoi que ce soit. Tu penses bien qu’au bout d’une semaine, tu peux jouer à « circulez, y a rien à voir ! ». Tant et tant de guindes ont roulé sur ces traces depuis « la nuit fatale » !

Le parking est désert à l’exception d’une caravane stationnée dans la partie réservée aux poids lourds, à l’autre bout.

Et puis voilà qu’une tire se pointe à vive allure, qui faille m’écraser. Le con (vraiment con) ducteur a dû décider au dernier moment d’emprunter la voie conduisant à l’aire où nous sommes. J’ai le temps de distinguer un couple à l’intérieur. La chignole bombe jusqu’à la construction « chiottes-lavabos-téléphone », pile à mort et le mec descend.

Je le vois se diriger vers la cabine téléphonique, laquelle s’éclaire quand il y pénètre. Il passe un coup de grelot assez bref, retourne à sa pompe et redémarre. Mais il ne va pas loin. II enquille un méandre et s’enfonce dans un menu bosquet pour rouler jusqu’à l’aire de jeux où on trouve une balançoire et un labyrinthe miniature. Le coinceteau est à l’écart. Moi, si je voulais tirer une frangine pour marquer mon voyage d’une halte polissonne, c’est pile à cet endroit que j’irais me garer. De loin, je contemple la tire, tous feux éteints. Peut-être que ses occupants entendent seulement roupiller un brin ? C’est marrant, la vie nocturne d’une autoroute.

Juste que je m’apprête à oublier cette bagnole, voilà qu’une de ses portières s’entrouvre, déclenchant la luce du plafonnier, et un cri s’en échappe. L’obscurité revient car on a reclaqué la porte. Et puis ça se rallume brièvement et je perçois un second cri. Visiblement y a conflit dans la chignole. N’écoutant que mon intrépidité proverbiale, je saute au volant de la 500 SL pour me ruer à la rescousse.

L’affaire de cinq secondes ! Je me pointe, pleins phares, capot contre capot de l’autre charrette. Descends en voltige et me précipite sur la portière passager. L’ouvre. Spectacle ? Une femme dont on a retroussé le pull par-dessus la tronche, ce qui l’entrave et l’étouffe. N’en plus, on a arraché les boutons de son chemisier et elle a un nichmar en vadrouille. Superbe ! Qualité extra-luxe !

Bien qu’elle soit aveuglée, la personne en cours de violentage, sentant la portière ouverte, se jette de côté pour échapper aux mains salaces de son tourmenteur. Ce faisant, elle me déséquilibre, nous voilà partis, l’un sur l’autre sur le sol granuleux du parking. Ce que voyant, le tomobiliste en profite pour exécuter une marche arrière désespérée, suivie d’une marche avant endiablée et ne tarde pas à disparaître.

On se redresse tant mal que bien, la personne outragée et moi. Pudique, je rabats son pull retroussé sur son nichon fugueur, ce qui me permet de découvrir son visage qui est extra.

— Il est parti avec mon sac à dos ! s’écrie la ravissante.

Je pense que sa gratitude s’exprimera plus tard, après sa déconvenue.

Elle se relève, j’en fais autant.

La môme se tient la tête à deux mains, désespérée.

— Mon sac ! Mon sac ! psalmodie-t-elle. J’avais tout dedans : mes papiers, mon argent, mon linge !

— Vous l’aviez pêché où, ce beau ténébreux ?

— Au péage de Nemours.

— Vous faisiez du stop ?

— Exact.

— Et il a attendu d’être dans le département de l’Ain, pour essayer de vous violer ?

— Ben oui. Pendant trois heures on a bavardé ou écouté la radio. C’est en parvenant à la hauteur de ce parking que ça l’a pris. « Il faut que je téléphone ! » m’a-t-il dit.

— Il a téléphoné, admets-je. Pas longtemps ; peut-être a-t-il fait semblant ?

— Pourquoi pas. En remontant dans sa voiture il m’a dit qu’il éprouvait un coup de pompe et qu’il devait absolument se reposer un quart d’heure. Qu’est-ce que je pouvais répondre à ça ? Il est venu ici et, aussi sec, m’a sauté dessus. J’ai essayé de me défendre…

— Je sais.

— Mais il était d’une force !

— Herculéenne ? proposé-je sans trop me casser la nénette.

— Oui. Si vous n’étiez pas intervenu, je serais fatalement passée à la casserole.

— Et cette perspective vous désoblige ?

Elle me regarde, sonnée par la question.

— Ben, vous me prenez pour quoi ?

— Le gars avait l’air pas mal, si peu que je l’ai vu, m’excusé-je-t-il.

Elle secoue la tête.

— Vous, alors ! Il suffit qu’un type ne soit pas vilain garçon pour qu’il ait le droit de viol ?

— Je voulais dire que le crime est peut-être moins difficile à supporter quand c’est un bel homme qui le perpètre, simple hypothèse purement masculine.

— Et comment ! Vous êtes tous des machos !

Pour une fille « sauvée », elle a une façon particulière de traiter son « bienfaiteur », Césarine.

— Bon, alors qu’est-ce que je vais faire, moi, maintenant que j’ai perdu mon sac ? bougonne-t-elle.

— Vous avez perdu votre sac mais conservé votre vertu, mam’zelle ; on ne peut pas tout avoir ! En attendant, grimpez dans ma voiture : moi, je ne viole qu’à la demande expresse des intéressées, libellée en trois exemplaires et certifiée par notaire.

Elle monte et on va rejoindre M. Blanc, lequel en a terminé avec son expédition « peigne fin ».

— Où souhaitiez-vous aller ? je demande à l’inviolable.

— A Bratislava.

— Je n’avais pas prévu de m’y rendre cette nuit, fais-je sans sourciller. Ça vous arrangerait si je vous déposais à Genève ?

— Maintenant que je suis sans papiers ni argent, je ne peux aller nulle part : il faut que je remonte sur Paris.

— Exact, conviens-je. Voilà ce que nous allons faire : je quitterai l’autoroute à Bellegarde et je vous remettrai assez d’argent pour que vous puissiez dormir dans un hôtel et prendre le T.G.V. demain.

— Vous êtes ma providence. Mais vous risquez de ne jamais revoir votre pognon, mes économies se sont envolées et je ne vois pas comment je vais pouvoir me refaire ; j’avais déjà tapé les amis pour partir.

— Qu’est-ce que vous alliez fabriquer à Bratislava ?

— Retrouver un frère que je n’ai encore jamais vu : mon père qui est tchèque l’a eu avant de connaître ma mère en France.

Je stoppe pour charger Jérémie. Il castagnette la Danse macabre, le all black. En deux mots, je lui narre la mésaventure de ma passagère.

— Bravo, me complimente-t-il, toujours au service du faible et de l’opprimé ; seulement cette jeune fille va devoir passer derrière car avec mes longues jambes je n’y tiendrais jamais. Ta fameuse 2 plus 2, c’est en réalité une 2 plus 1/2.

La môme se love derrière nos dossiers. Elle est du genre menu et s’accommode parfaitement du faible espace qui lui est imparti.

On se met à rouler dans le froid et la nuit.

— Tu as trouvé quelque chose ? demandé-je au danseur de claquettes sur mandibules.

— Oui, ça !

Il sort de sa poche un bouchon de plastique destiné à être vissé.

— C’est quoi ?

Il me le flanque sous le tarbouif. Je crois déceler des senteurs d’essence, passablement altérées, mais encore présentes.

— Le bouchon d’un jerrican, murmure mon pote.

— Curieux que les gendarmes qui ont investigué ne l’aient pas repéré.

— Il se trouvait beaucoup plus bas que le lieu du brasier. L’incendiaire l’aura perdu en regagnant la Porsche et il a roulé au bas de la pente.

Derrière nous, la môme murmure :

— Qu’est-ce que vous racontez, tous les deux, si c’est pas indiscret ?

— On parle chiffons, dis-je ; nous sommes flics.

Elle exclamasse :

— Par exemple ! Et… monsieur aussi ?

— Monsieur aussi, confirme Jérémie. Monsieur est un poulet noir. Il y a des poulets blancs, lui il est noir.

— Ne prenez pas la mouche tsé-tsé, rigole la gonzesse ; j’adore les Noirs ! Pour tout vous dire, ils me font fantasmer. J’ai toujours eu envie de faire l’amour avec un Noir, même quand j’étais vierge. On raconte tellement de choses flatteuses à leur sujet !

— On exagère, dis-je ; ils ne l’ont pas plus grosse que certains Blancs et elle est rose.

— Chez nous, c’est la longueur, affirme M. Blanc. Dans mon village, je connais un type qui peut faire un nœud avec son nœud. Il en vit, d’ailleurs. Les touristes paient cher pour voir ce phénomène.

— J’aimerais défaire ce nœud ! assure la détroussée.

— Vous ne pourriez pas, assuré-je. Sitôt que vous porteriez les mains dessus, il deviendrait plus dur que le ciment !

Elle rit.

Un moment s’écoule. Mon bolide semble glisser sur l’autoroute. A peine aperçois-je les feux arrière d’une tire que, déjà, nous la doublons.

La môme murmure, d’une voix ensommeillée :

— J’adore l’odeur des Noirs, je la trouve obsédante.

— Vous devriez vous engager comme écuyère dans un cirque, ma puce, je suis sûr que la ménagerie vous griserait.

— J’aime, grommelle l’inspecteur Blanc. Y a lurette que tu n’avais pas fait étalage de ton esprit incisif.


La gonzière dormait à poings fermés, comme un boxeur groggy.

— Céleste créature, appelé-je, nous voici arrivés.

Elle sursaute, ouvre les yeux (qu’elle a bleus) et les cligne à la grande lumière.

— C’est Bellegarde ? murmure-t-elle.

— Non : Genève. Les douaniers dormaient aussi profondément que vous et je n’ai pas eu le cœur de vous débarquer dans ce merveilleux port de pêche qu’est Bellegarde.

— Mais comment je…

— Nous irons demain au consulat de France pour faire régulariser votre situation. Il n’y aura pas de problème : je suis témoin de votre mésaventure.

— Merci.

Le concierge de nuit de l’Intersidéral nous affecte trois chambres au même étage. On grimpe se zoner. Je prête un de mes pyjamas à notre protégée et bientôt il ne reste plus d’éveillés dans le célèbre hôtel que les quatorze gardes du corps d’un diplomate arabe et la secrétaire d’un P.-D.G. belge qui se fait limer comme une démente par un collaborateur de celui-ci.

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