IV

Le Savoir et le Pouvoir s'occultent. – Une vision de la guerre révolutionnaire. – La technique ressuscite les Guildes. – Le retour à l'âge des Adeptes. – Un romancier avait vu juste : il y a des « Centrales d'Énergie ». – De la monarchie à la cryptocratie. – La société secrète, future forme de gouvernement. – L'intelligence est elle-même une société secrète. – On frappe à la porte.

Dans un article très étrange, mais qui, semble-t-il, reflétait l'opinion de beaucoup d'intellectuels français, Jean-Paul Sartre refusait purement et simplement à la bombe H le droit à l'existence. L'existence, dans la théorie de ce philosophe, précède l'essence. Mais voici un phénomène dont l'essence ne lui convient pas : il en refuse l'existence. Singulière contradiction ! « La bombe H, écrivait Jean-Paul Sartre, est contre l'histoire. » Comment un fait de civilisation pourrait-il être « contre l'histoire » ? Qu'est-ce que l'histoire ? Pour Sartre, c'est le mouvement qui doit nécessairement amener les masses au pouvoir. Qu'est-ce que la bombe H ? Une réserve de puissance maniable par quelques hommes. Une société très étroite de savants, de techniciens, de politiques, peut décider du sort de l'humanité. Pour que l'histoire ait le sens que nous lui avons assigné, supprimons la bombe H. Ainsi voyait-on le progressisme social exiger l'arrêt du progrès. Une sociologie née au XIXe siècle réclamait le retour à son époque d'origine. Qu'on nous entende bien : il ne s'agit pas pour nous, ni d'approuver la fabrication des armes de destruction, ni d'aller contre la soif de justice qui anime ce qu'il y a de plus pur dans les sociétés humaines. Il s'agit d'examiner les choses d'un point de vue différent.

1° Il est vrai que les armes absolues font peser sur l'humanité une effroyable menace. Mais c'est dans la mesure où elles sont entre peu de mains qu'elles ne sont pas utilisées. La société humaine moderne ne se survit que parce qu'un très petit nombre d'hommes possède la décision.

2° Ces armes absolues ne peuvent aller qu'en se développant. Dans la recherche opérationnelle d'avant-garde, la cloison entre le bien et le mal est de plus en plus mince. Toute découverte au niveau des structures essentielles est à la fois positive et négative. D'autre part, les techniques, en se perfectionnant, ne s'alourdissent pas : tout au contraire, elles se simplifient. Elles font appel à des forces qui vont en se rapprochant des élémentaires. Le nombre d'opérations se réduit, l'équipement s'allège. À la limite, la clé des forces universelles tiendra dans le creux de la main. Un enfant la pourra forger et manier. Plus on ira vers la simplification-puissance, plus il faudra occulter, hausser les barrières, pour assurer la continuité de la vie.

3° Cette occultation se fait d'ailleurs elle-même, le véritable pouvoir passant entre les mains des hommes de savoir. Ceux-ci ont un langage et des formes de pensée qui leur sont propres. Ce n'est pas une barrière artificielle. Le verbe est différent parce que l'esprit se trouve situé à un autre niveau. Les hommes de savoir ont persuadé les possédants qu'ils posséderaient davantage, les gouvernants qu'ils gouverneraient davantage, s'ils faisaient appel à eux. Et ils ont rapidement conquis une place au-dessus de la richesse et du pouvoir. Comment ? D'abord en introduisant partout l'infinie complexité. La pensée qui se veut directrice complique à l'extrême le système qu'elle veut détruire pour le ramener au sien sans réaction de défense, comme l'araignée enveloppe sa proie. Les hommes dits « de pouvoir », possédants et gouvernants, ne sont plus que les intermédiaires dans une époque qui est elle-même intermédiaire.

4° Tandis que les armes absolues se multiplient, la guerre change de visage. Un combat sans interruption se livre, sous forme de guérillas, de révolutions de palais, de guet-apens, de maquis, d'articles, de livres, de discours. La guerre révolutionnaire se substitue à la guerre tout court. Ce changement de formes de la guerre correspond à un changement de buts de l'humanité. Les guerres étaient faites pour « l'avoir ». La guerre révolutionnaire est faite pour « l'être ». Jadis, l'humanité se déchirait pour se partager la terre et y jouir. Pour que quelques-uns se partagent les biens de la terre et en jouissent. Maintenant, à travers cet incessant combat qui ressemble à la danse des insectes qui palpent mutuellement leurs antennes, tout se passe comme si l'humanité cherchait l'union, le rassemblement, l'unité pour changer la Terre. Au désir de jouir, se substitue la volonté de faire. Les hommes de savoir, ayant aussi mis au point les armes psychologiques, ne sont pas étrangers à ce profond changement. La guerre révolutionnaire correspond à la naissance d'un esprit nouveau : l'esprit ouvrier. L'esprit des ouvriers de la Terre. C'est en ce sens que l'histoire est un mouvement messianique des masses. Ce mouvement coïncide avec la concentration du savoir. Telle est la phase que nous traversons, dans l'aventure d'une hominisation croissante, d'une assomption continue de l'esprit.


Descendons dans les faits apparents. Nous nous verrons rentrer dans l'âge des sociétés secrètes. Quand nous remonterons vers les faits plus importants, et donc moins visibles, nous nous apercevrons que nous rentrons aussi dans l'âge des Adeptes. Les Adeptes faisaient rayonner leur connaissance sur un ensemble de sociétés organisées pour le maintien au secret des techniques. Il n'est pas impossible d'imaginer un monde très prochain bâti sur ce modèle. À ceci près que l'histoire ne se répète pas. Ou plutôt que si elle passe par le même point, c'est à un degré plus élevé de la spirale.

Historiquement, la conservation des techniques fut un des objets des sociétés secrètes. Les prêtres égyptiens gardaient jalousement les lois de la géométrie plane. Des recherches récentes ont établi l'existence à Bagdad d'une société détenant le secret de la pile électrique et le monopole de la galvanoplastie, voici deux mille ans. Au Moyen Âge, en France, en Allemagne, en Espagne, s'étaient formées des guildes de techniciens. Voyez l'histoire de l'Alchimie. Voyez le secret de la coloration du verre en rouge, par l'introduction de l'or au moment de la fusion. Voyez le secret du feu grégeois, huile de lin coagulée avec la gélatine, ancêtre du napalm. Tous les secrets du Moyen Âge n'ont pas été retrouvés : celui du verre minéral flexible, celui du procédé simple pour obtenir la lumière froide, etc. De même nous assistons à l'apparition de groupes de techniciens gardant des secrets de fabrication, qu'il s'agisse de techniques artisanales comme la fabrication des harmonicas ou des billes de verre, ou de techniques industrielles comme la production d'essence synthétique. Dans les grandes usines atomiques américaines, les physiciens portent des insignes qui indiquent leur degré de savoir et de responsabilité. On ne peut adresser la parole qu'au porteur du même insigne. Il y a des clubs, les amitiés et les amours se forment à l'intérieur de la catégorie. Ainsi se constituent des milieux fermés tout à fait semblables aux Guildes du Moyen Âge, qu'il s'agisse d'aviation à réaction, de cyclotrons, ou d'électronique. En 1956, trente-cinq étudiants chinois sortant de l'institut de technologie du Massachusetts, demandèrent à rentrer chez eux. Ils n'avaient pas travaillé sur des problèmes militaires, cependant on s'avisa qu'ils savaient beaucoup trop de choses. On leur interdit le retour. Le gouvernement chinois, très désireux de récupérer ces jeunes gens éclairés, proposa, en échange, des aviateurs américains détenus sous l'inculpation d'espionnage.

La surveillance des techniques et secrets scientifiques ne peut être confiée aux policiers. Ou plutôt, les spécialistes de la sécurité sont aujourd'hui obligés d'apprendre les sciences et techniques qu'ils ont mission de garder. On dresse ces spécialistes à travailler dans les laboratoires nucléaires, et les physiciens nucléaires à assurer eux-mêmes leur sécurité. De sorte qu'on voit se créer une caste plus puissante que les gouvernements et les polices politiques.

Enfin, le tableau se trouve complété si l'on songe aux groupements de techniciens disposés à travailler pour les pays les plus offrants. Ce sont les nouveaux mercenaires. Ce sont les « épées à louer » de notre civilisation, où le condottiere porte blouse blanche, l'Afrique du Sud, l'Argentine, l'Inde sont leurs meilleurs terrains d'action. Ils s'y taillent de véritables empires.


Remontons vers les faits moins visibles, mais plus importants. Nous y verrons le retour à l'âge des Adeptes. « Rien dans l'univers ne peut résister à l'ardeur convergente d'un nombre suffisamment grand d'intelligences groupées et organisées », disait en confidence Teilhard de Chardin à George Magloire.

Il y a plus de cinquante ans, John Buchan, qui joua en Angleterre un grand rôle politique, écrivait un roman qui était en même temps un message à destination de quelques esprits avertis. Dans ce roman, intitulé, non par hasard, La Centrale d'Énergie, le héros rencontre un monsieur distingué et discret qui lui tient, sur le ton de la conversation de golf, des propos assez déroutants :

« — Certes, il y a de nombreuses clefs de voûte dans la civilisation, dis-je, et leur destruction entraînerait sa chute. Mais les clefs de voûte tiennent bon.

« — Pas tellement… Songez que la fragilité de la machine s'accroît de jour en jour. À mesure que la vie se complique, le mécanisme devient plus inextricable et par conséquent plus vulnérable. Vos soi-disant sanctions se multiplient si démesurément que chacune d'elles est précaire. Dans les siècles d'obscurantisme, on avait une seule grande puissance : la crainte de Dieu et de son Église. Aujourd'hui, vous avez une multitude de petites divinités, également délicates et fragiles, et dont toute la force provient de notre consentement tacite à ne pas les discuter.

« — Vous oubliez une chose, répliquai-je, le fait que les hommes sont en réalité d'accord pour maintenir la machine en marche. C'est ce que j'appelais tout à l'heure la « bonne volonté civilisée ».

« — Vous avez mis le doigt sur le seul point important. La civilisation est une conjuration. À quoi servirait votre police si chaque criminel trouvait un asile de l'autre côté du détroit, ou bien vos cours de justice si d'autres tribunaux ne reconnaissaient leurs décisions ? La vie moderne est le pacte informulé des possédants pour maintenir leurs prétentions. Et ce pacte sera efficace jusqu'au jour où il s'en fera un autre pour les dépouiller.

« — Nous ne discuterons pas l'indiscutable, dis-je. Mais je me figurais que l'intérêt général commandait aux meilleurs esprits de participer à ce que vous appelez une conspiration.

« — Je n'en sais rien, fit-il avec lenteur. Sont-ce réellement les meilleurs esprits qui œuvrent de ce côté du pacte ? Voyez la conduite du gouvernement. Tout compte fait, nous sommes dirigés par des amateurs et des gens de second ordre. Les méthodes de nos administrations mèneraient à la faillite n'importe quelle entreprise particulière. Les méthodes du Parlement – excusez-moi – feraient honte à n'importe quelle assemblée d'actionnaires. Nos dirigeants affectent d'acquérir le savoir par l'expérience, mais ils sont loin d'y mettre le prix que paierait un homme d'affaires, et quand ils l'acquièrent, ce savoir, ils n'ont pas le courage de l'appliquer. Où voyez-vous l'attrait, pour un homme de génie, de vendre son cerveau à nos piètres gouvernants ?

« Et pourtant le savoir est la seule force – maintenant comme toujours. Un petit dispositif mécanique enverra des flottes entières par le fond. Une nouvelle combinaison chimique bouleversera toutes les règles de la guerre. De même pour notre commerce. Il suffirait de quelques modifications infimes pour réduire la Grande-Bretagne au niveau de la République de l'Équateur, ou pour donner à la Chine la clef de la richesse mondiale. Et cependant nous ne voulons pas songer que ces bouleversements soient possibles. Nous prenons nos châteaux de cartes pour les remparts de l'univers.

« Je n'ai jamais eu le don de la parole, mais je l'admire chez les autres. Un discours de ce genre exhale un charme malsain, une sorte d'ivresse, dont on a presque honte. Je me trouvai intéressé, et plus qu'à demi séduit.

« — Mais voyons, dis-je, le premier soin d'un inventeur est de publier son invention. Comme il aspire aux honneurs et à la gloire, il tient à se faire payer cette invention. Elle devient partie intégrante du savon mondial, dont tout le reste se modifie en conséquence. C'est ce qui s'est produit avec l'électricité. Vous appelez notre civilisation une machine, mais elle est bien plus souple qu'une machine. Elle possède la faculté d'adaptation d'un organisme vivant.

« — Ce que vous dites là serait vrai si la nouvelle connaissance devenait réellement la propriété de tous. Mais en va-t-il ainsi ? Je lis de temps à autre dans les gazettes qu'un savant éminent a fait une grande découverte. Il en rend compte à l'Académie des Sciences, il paraît sur elle des articles de fond, et sa photographie à lui orne les journaux. Le danger ne vient pas de cet homme-là. Il n'est qu'un rouage de la machine, un adhérent au pacte. Ce sont les hommes qui se tiennent en dehors de celui-ci avec lesquels il faut compter, les artistes en découvertes qui n'useront de leur science qu'au moment où ils peuvent le faire avec le maximum d'effet. Croyez-moi, les plus grands esprits sont en dehors de ce que l'on nomme civilisation.

« Il parut hésiter un instant, et reprit :

« — Vous entendrez des gens vous dire que les sous-marins ont déjà supprimé le cuirassé, et que la conquête de l'air a aboli la maîtrise de la mer. Les pessimistes du moins l'affirment. Mais pensez-vous que la science ait dit son dernier mot avec nos grossiers sous-marins, ou nos fragiles aéroplanes ?

« — Je ne doute pas qu'ils se perfectionnent, dis-je, mais les moyens de défense vont progresser parallèlement.

« Il hocha la tête.

« — C'est peu probable. Dès maintenant le savoir qui permet de réaliser les grands engins de destruction dépasse de beaucoup les possibilités défensives. Vous voyez simplement les créations des gens de second ordre qui sont pressés de conquérir la richesse et la gloire. Le vrai savoir, le savoir redoutable, est encore tenu secret. Mais croyez-moi, mon cher, il existe.

« Il se tut un instant, et je vis le léger contour de la fumée de son cigare se profiler sur l'obscurité. Puis il me cita plusieurs exemples, posément, et comme s'il craignait de trop s'avancer.

« Ce furent ces exemples qui me donnèrent l'éveil. Ils étaient de différents ordres : une grande catastrophe, une soudaine rupture entre deux peuples, une maladie détruisant une récolte essentielle, une guerre, une épidémie. Je ne les rapporterai pas. Je n'y ai pas cru, alors, et j'y crois encore moins aujourd'hui. Mais ils étaient terriblement frappants, exposés de cette voix calme, dans cette pièce obscure, en cette sombre nuit de juin. S'il disait vrai, ces fléaux n'étaient pas l'œuvre de la nature ou du hasard, mais bien celle d'un art. Les intelligences anonymes dont il parlait, à l'œuvre souterrainement, révélaient de temps à autre leur force par quelque manifestation catastrophique. Je refusais de le croire, mais tandis qu'il développait son exemple, montrant la marche du jeu avec une singulière netteté, je n'eus pas un mot de protestation.

« À la fin je recouvrai la parole.

« — Ce que vous me décrivez là, c'est de la super-anarchie. Et pourtant elle n'avance à rien. À quel mobile obéiraient ces intelligences ?

« Il se mit à rire.

« — Comment voulez-vous que je le sache ? Je ne suis qu'un modeste chercheur, et mes enquêtes me livrent de curieux documents. Mais je ne saurais préciser les motifs. Je vois seulement qu'il existe de vastes intelligences antisociales. Admettons qu'elles se méfient de la Machine. À moins que ce ne soient des idéalistes qui veulent créer un monde nouveau, ou simplement des artistes, aimant pour elle-même la poursuite de la vérité. Si je devais former une hypothèse je dirais qu'il a fallu ces deux dernières catégories d'individus pour amener des résultats, car les seconds trouvent la connaissance, et les premiers ont la volonté de l'employer.

« Un souvenir me revint. J'étais sur les hauteurs du Tyrol, dans une prairie tout ensoleillée. Là, parmi des arpents de fleurs et au bord d'un torrent bondissant, je déjeunais après une matinée passée à escalader les falaises blanches. J'avais rencontré en chemin un Allemand, un petit homme aux allures de professeur, qui me fit la grâce de partager avec moi mes sandwiches. Il parlait assez couramment un anglais incorrect, et c'était un nietzschéen et un ardent révolté contre l'ordre établi. « Le malheur, s'écria-t-il, c'est que les réformateurs ne savent pas, et que ceux qui savent sont trop nonchalants pour tenter des réformes. Un jour viendra où le savoir et la volonté s'uniront, et alors le monde progressera. »

« — Vous nous faites là un tableau effrayant, repris-je. Mais si ces intelligences antisociales sont si puissantes, pourquoi donc réalisent-elles si peu ? Un vulgaire agent de police, avec la Machine derrière lui, est en état de se moquer de la plupart des tentatives anarchistes.

« — Juste, répondit-il, et la civilisation triomphera jusqu'à ce que ses adversaires apprennent d'elle-même la vraie importance de la Machine. Le pacte doit durer jusqu'à ce qu'il y ait un antipacte. Voyez les procédés de cette idiotie qu'on nomme à présent nihilisme ou anarchie. Du fond d'un bouge parisien, quelques vagues illettrés jettent un défi au monde, et au bout de huit jours les voilà en prison. À Genève, une douzaine d'« intellectuels » russes exaltés complotent de renverser les Romanov, et les voilà traqués par la police de l'Europe. Tous les gouvernements et leurs peu intelligentes forces policières se donnent la main et – passez muscade ! – c'est fini des conspirateurs. Car la civilisation sait utiliser les énergies dont elle dispose, tandis que les infinies possibilités des non-officiels s'en vont en fumée. La civilisation triomphe parce qu'elle est une ligue mondiale ; ses ennemis échouent parce qu'ils ne sont qu'une chapelle. Mais supposez…

« Il se tut de nouveau et se leva de son fauteuil. S'approchant d'un commutateur, il inonda la salle de lumière. Ébloui, je levai les yeux sur mon hôte, et le vis qui me souriait aimablement avec toute la bonne grâce d'un vieux gentleman.

« — Je tiens à entendre la fin de vos prophéties, déclarai-je. Vous disiez…

« — Je disais : supposez l'anarchie instruite par la civilisation et devenue internationale. Oh, je ne parle pas de ces bandes de bourriques qui s'intitulent à grand fracas l'Union Internationale des Travailleurs et autres stupidités analogues. J'entends que la vraie substance pensante du monde serait internationalisée. Supposez que les mailles du cordon civilisé subissent l'induction d'autres mailles constituant une chaîne beaucoup plus puissante. La terre regorge d'énergies incohérentes et d'intelligences inorganisées. Avez-vous jamais songé au cas de la Chine ? Elle renferme des millions de cerveaux pensants étouffés en des activités illusoires. Ils n'ont ni directive, ni énergie conductrice, tant et si bien que la résultante de leurs efforts est égale à zéro, et que le monde entier se moque de la Chine. L'Europe lui jette de temps à autre un prêt de quelques millions, et elle, en retour, se recommande cyniquement aux prières de la chrétienté. Mais, dis-je, supposez…

« — C'est là une perspective atroce, m'écriai-je, et Dieu merci, je ne la crois pas réalisable. Détruire pour détruire forme un idéal trop stérile pour tenter un nouveau Napoléon, et vous ne pouvez rien faire sans en avoir un.

« — Ce ne serait pas tout à fait de la destruction, répliqua-t-il doucement. Appelons iconoclastie cette abolition des formules qui a toujours rallié une foule d'idéalistes. Et il n'est pas besoin d'un Napoléon pour la réaliser. Il n'y faut rien de plus qu'une direction, laquelle pourrait venir d'hommes beaucoup moins bien doués que Napoléon. En un mot, il suffirait d'une Centrale d'Énergie, pour inaugurer l'ère des miracles. »


Si l'on songe que Buchan écrivait ces lignes aux environs de 1910, et si l'on songe aux bouleversements du monde depuis cette époque et aux mouvements qui entraînent maintenant la Chine, l'Afrique, les Indes, on peut se demander si une ou plusieurs « Centrales d'Énergie » ne sont pas, en effet, entrées en action. Cette vision ne paraîtra romanesque qu'aux observateurs superficiels, c'est-à-dire aux historiens en proie au vertige de « l'explication par les faits », laquelle n'est en définitive qu'une manière de choisir parmi les faits. Nous décrirons, dans une autre partie de cet ouvrage, une centrale d'énergie qui a échoué, mais après avoir plongé le monde dans le feu et le sang : la centrale fasciste. On ne saurait douter de l'existence d'une Centrale d'Énergie communiste, on ne saurait douter de sa prodigieuse efficacité. « Rien dans l'univers ne saurait résister à l'ardeur convergente d'un nombre suffisamment grand d'intelligences groupées et organisées. » Je répète cette citation : sa vérité éclate ici.

Nous avons, des sociétés secrètes, une idée scolaire. Nous voyons de façon banale les faits singuliers. Pour comprendre le monde qui vient, il nous faudrait fouiller, rafraîchir, revigorer l'idée de société secrète par une étude plus profonde du passé et par la découverte d'un point de vue d'où serait visible le mouvement de l'histoire dans lequel nous sommes engagés.

Il est possible, il est probable que la société secrète soit la future forme de gouvernement dans le monde nouveau de l'esprit ouvrier. Voyez rapidement l'évolution des choses. Les monarchies prétendaient tenir le pouvoir du surnaturel. Le roi, les seigneurs, les ministres, les responsables s'emploient à sortir du naturel, à étonner par leurs vêtements, leurs demeures, leurs manières. Ils font tout pour être très visibles. Ils déploient le plus grand faste possible. Et ils sont présents en toutes occasions. Infiniment abordables et infiniment différents. « Ralliez-vous à mon panache blanc ! » Et parfois, en été, Henri IV s'ébroue nu dans la Seine, au cœur de Paris. Louis XIV est un soleil, mais chacun peut à tout instant pénétrer dans le château et assister à ses repas. Toujours sous les feux des regards, demi-dieux chargés d'or et de plumes, toujours frappant l'attention, à la fois « à part » et publics. À dater de la Révolution, le pouvoir se réclame de théories abstraites et le gouvernement s'occulte. Les responsables s'emploient à passer pour des gens « comme les autres » et en même temps ils prennent des distances. Sur le plan des personnes comme sur le plan des faits, il devient malaisé de définir avec exactitude le gouvernement. Les démocraties modernes prêtent à mille interprétations « ésotériques ». On voit des penseurs assurer que l'Amérique obéit uniquement à quelques chefs d'industrie, l'Angleterre aux banquiers de la City, la France aux francs-maçons, etc. Avec les gouvernements issus de la guerre révolutionnaire, le pouvoir s'occulte presque complètement. Les témoins de la révolution chinoise, de la guerre d'Indochine, de la guerre d'Algérie, les spécialistes du monde soviétique sont tous frappés par l'immersion du pouvoir dans les mystères de la masse, par le secret dans lequel baignent les responsabilités, par l'impossibilité de savoir « qui est qui » et « qui décide quoi ». Une véritable cryptocratie entre en action. Nous n'avons pas le temps, ici, d'analyser ce phénomène, mais il y aurait un ouvrage à écrire sur l'avènement de ce que nous appelons la cryptocratie. Dans un roman de Jean Lartéguy, qui fut acteur de la révolution d'Azerbaïdjan, de la guerre de Palestine et de la guerre de Corée, un capitaine français est fait prisonnier après la défaite de Dien-Bien-Phu :

« Glatigny se retrouva dans un abri en forme de tunnel, long et étroit. Il était assis sur le sol, son dos nu appuyé contre la terre de la paroi. En face de lui, un nha-quê accroupi sur les talons fumait un tabac roulé dans du vieux papier journal.

« Le nha-quê est tête nue. Il porte une tenue kaki sans insignes. Il n'a pas d'espadrilles et ses doigts de pieds s'étalent voluptueusement dans la boue tiède de l'abri. Entre deux bouffées, il a prononcé quelques mots et un bô-doi à l'échine souple et ondulante de boy s'est penché sur Glatigny :

« — Le chef de bataillon demande à vous où est le commandant français qui commandait point d'appui.

« Glatigny a un réflexe d'officier de tradition ; il ne peut croire que ce nha-quê accroupi qui fume du tabac puant commandait comme lui un bataillon, avait le même rang et les mêmes responsabilités que lui… C'est donc l'un des responsables de la division 308, la meilleure, la mieux encadrée de toute l'Armée Populaire ; c'est ce paysan sorti de sa rizière qui l'a battu, lui, Glatigny, le descendant d'une des grandes dynasties militaires d'Occident… »

Paul Mousset, journaliste célèbre, correspondant de guerre en Indochine et en Algérie, me disait : « J'ai toujours eu le sentiment que le boy, le petit boutiquier, étaient peut-être les grands responsables… Le monde nouveau camoufle ses chefs, comme ces insectes qui ressemblent à des branches, à des feuilles… »

Après la chute de Staline, les experts politiques ne parviennent pas à se mettre d'accord sur l'identité du véritable gouvernant de l'U.R.S.S. Au moment où ces experts nous assurent enfin que c'est Béria, on apprend que celui-ci vient d'être exécuté. Nul ne saurait désigner nommément les vrais maîtres d'un pays qui contrôle un milliard d'hommes et la moitié des terres habitables du globe…

La menace de guerre est le révélateur de la forme réelle des gouvernements. En juin 1955, l'Amérique avait prévu une « opération-alerte » au cours de laquelle le gouvernement quittait Washington pour aller travailler « quelque part aux États-Unis ». Dans le cas où ce refuge se trouvait détruit, une procédure était prévue aux termes de laquelle ce gouvernement transférait ses pouvoirs à un gouvernement fantôme (l'expression textuelle est « gouvernement d'ombres ») d'ores et déjà désigné. Ce gouvernement comporte des sénateurs, des députés et des experts dont les noms ne peuvent être divulgués. Ainsi le passage à la cryptocratie, dans un des pays les plus puissants de la planète, est officiellement annoncé.

En cas de guerre, sans doute verrions-nous se substituer aux gouvernements apparents, ces « gouvernements d'ombres », installés peut-être dans les cavernes de Virginie pour les U.S.A., sur une station flottante dans l'Arctique pour l'U.R.S.S. Et, à partir de ce moment, ce serait crime de trahison que de dévoiler l'identité des responsables. Armées de cerveaux électroniques pour réduire au minimum le personnel administratif, des sociétés secrètes organiseraient le gigantesque combat des deux blocs de l'humanité. Il n'est pas même exclu que ces gouvernements siègent hors de notre monde, dans des satellites artificiels tournant autour de la terre.

Nous ne faisons pas de la philosophie-fiction ou de l'histoire-fiction. Nous faisons du réalisme fantastique.

Nous sommes sceptiques sur beaucoup de points où des esprits qui passent pour « raisonnables » le sont moins. Nous ne cherchons pas du tout à orienter l'attention vers quelque vain occultisme, vers quelque interprétation magico-délirante des faits. Nous ne proposons pas quelque religion. Nous ne croyons qu'en l'intelligence. Nous pensons qu'à un certain niveau, l'intelligence est elle-même une société secrète. Nous pensons que son pouvoir est illimité quand elle se développe tout entière, comme un chêne en pleine terre, au lieu d'être rabougrie comme dans un pot à fleurs.

C'est en fonction des perspectives que nous venons de découvrir, d'autres encore, plus étranges, et qui se déploieront bientôt sous nos yeux, qu'il convient donc de reconsidérer l'idée de société secrète. Nous n'avons pu, ici comme ailleurs, qu'esquisser le travail de recherches et de réflexions. Nous savons bien que notre vision des choses risque de paraître folle : c'est que nous disons rapidement et brutalement ce que nous avons à dire, comme on frappe à la porte d'un dormeur quand le temps presse.

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