IX
De l'eau à notre horrible moulin. – Le journal des Blonds. – Le prêtre Lenz. – Une circulaire de la Gestapo. – La dernière prière de Dietrich Eckardt. – La légende de Thulé. – Une pépinière de médiums. – Haushoffer le magicien. – Les silences de Hess. – Le svastika et les mystères de la maison Ipatiev. – Les sept hommes qui voulaient changer la vie. – Une colonie tibétaine. – Les exterminations et le rituel. – Il fait plus noir que vous ne pensez.
Il y avait à Kiel, après la guerre, un brave médecin des assurances sociales, expert auprès des tribunaux, bon vivant, nommé Fritz Sawade. À la fin de l'année 1959, une voix mystérieuse prévint le docteur que la justice allait être obligée de l'arrêter. Il s'enfuit, erra huit jours, puis se rendit. C'était en réalité l'Obersturmbannführer S.S. Werner Heyde. Le professeur Heyde avait été l'organisateur médical du programme d'euthanasie qui, de 1940 à 1941, fit 200 000 victimes allemandes et servit de préface à l'extermination des étrangers dans les camps de concentration.
À propos de cette arrestation, un journaliste français, qui est en même temps un excellent historien de l'Allemagne hitlérienne, écrivit(77):
« L'affaire Heyde, comme beaucoup d'autres, ressemble aux icebergs dont la partie visible est la moins importante… L'euthanasie des faibles, des incurables, l'extermination massive de toutes les communautés susceptibles de “contaminer la pureté du sang germanique”, ont été menées avec un acharnement pathologique, une conviction de nature quasi religieuse qui frisaient la démence. À tel point que de nombreux observateurs des procès allemands de l'après-guerre – autorités scientifiques ou médicales peu capables d'admettre pour preuves des mystifications – ont fini par penser que la passion politique offrait une explication bien faible, qu'il fallait qu'entre tant d'exécutants ou de chefs, qu'entre Himmler et le dernier gardien de camp de concentration, eût régné une sorte de lien mystique.
« L'hypothèse d'une communauté initiatique, sous-jacente au national-socialisme, s'est imposée peu à peu. Une communauté véritablement démoniaque, régie par des dogmes cachés, bien plus élaborés que les doctrines élémentaires de Mein Kampf ou du Mythe du XXe siècle, et servie par des rites dont les traces isolées ne se remarquent pas, mais dont l'existence semble indubitable pour les analystes (et redisons qu'il s'agit de savants et de médecins) de la pathologie nazie. » Voilà de l'eau à notre horrible moulin.
Nous ne pensons pas cependant qu'il s'agisse d'une seule société secrète, solidement organisée et ramifiée, ni d'un dogme unique, ni d'un ensemble de rites organiquement constitué. La pluralité et l'incohérence nous semblent, tout au contraire, significatives de cette Allemagne souterraine que nous essayons de décrire. L'unité et la cohésion dans toute démarche, même mystique, paraît indispensable à un Occidental nourri de positivisme et de cartésianisme. Mais nous sommes hors de cet Occident ; il s'agit plutôt d'un culte multiforme, d'un état de sur-esprit (ou de sous-esprit) absorbant des rites divers, des croyances mal liées entre elles. L'important est d'entretenir un feu secret, une flamme vivante ; tout est bon pour l'alimenter.
Dans cet état, rien n'est plus impossible. Les lois naturelles sont suspendues, le monde devient fluide. Des chefs S.S. déclaraient que la Manche est beaucoup moins large que ne l'indiquent les atlas. Pour eux, comme pour les sages hindous d'il y a deux mille ans, comme pour l'évêque Berkeley au XVIIIe siècle, l'univers n'était qu'une illusion et sa structure pouvait être modifiée par la pensée active des initiés.
Ce qui est pour nous probable, c'est l'exercice du puzzle magique, d'un fort courant mystique luciférien sur lequel nous venons de donner quelques indications au cours des chapitres précédents. Tout cela peut servir à expliquer un grand nombre de faits terribles, de manière plus réaliste que celle des historiens conventionnels qui veulent voir uniquement, derrière tant d'actes cruels et déraisonnables, la mégalomanie d'un syphilitique, le sadisme d'une poignée de névrosés, l'obéissance servile d'une foule de lâches.
Selon notre méthode, nous allons maintenant vous soumettre des renseignements et des recoupements sur d'autres aspects négligés du « socialisme magique » : la société Thulé, le sommet de l'Ordre Noir et la société l'Ahnenerbe. Nous avons réuni là-dessus une assez grosse documentation, la valeur d'un millier de pages. Mais cette documentation demanderait à être encore une fois vérifiée et abondamment complétée, si nous voulions écrire un ouvrage clair, puissant, complet. Ceci est hors de nos moyens, pour l'instant. En outre, nous ne voulons pas alourdir à l'extrême le présent livre, qui ne traite de l'histoire contemporaine qu'à titre d'exemple du « réalisme fantastique ». Voici donc un bref résumé de quelques constatations éclairantes.
Un jour d'automne 1923, meurt à Munich un singulier personnage, poète, dramaturge, journaliste, bohème, qui se faisait appeler Dietrich Eckardt. Les poumons brûlés par l'ypérite, il avait fait, avant d'entrer en agonie, sa prière très personnelle devant une météorite noire dont il disait : « C'est ma pierre de Kaaba », et qu'il avait léguée au professeur Oberth, l'un des créateurs de l'astronautique. Il venait d'envoyer un long manuscrit à son ami Haushoffer. Ses affaires étaient en règle. Il mourait, mais la « Société Thulé » continuerait à vivre et bientôt changerait le monde, et la vie dans le monde.
En 1920, Dietrich Eckardt et un autre membre de la société Thulé, l'architecte Alfred Rosenberg, font la connaissance d'Hitler. Ils lui ont donné un premier rendez-vous dans la maison de Wagner, à Bayreuth. Durant trois ans, ils vont sans cesse entourer le petit caporal de la Reichswehr, diriger ses pensées et ses actes. Konrad Heiden(78) écrit : « Eckardt entreprend la formation spirituelle d'Adolphe Hitler. » Il lui apprend aussi à écrire et à parler. Son enseignement se développe sur deux plans : la doctrine « secrète » et la doctrine de propagande. Il a raconté certains des entretiens qu'il eut avec Hitler sur le second plan dans une curieuse brochure intitulée : Le bolchevisme de Moïse à Lénine. En juillet 1923, ce nouveau maître Eckardt sera un des sept membres fondateurs du parti national-socialiste. Sept : chiffre sacré. En automne, quand il meurt, il dit : « Suivez Hitler. Il dansera, mais c'est moi qui ai écrit la musique. Nous lui avons donné les moyens de communiquer avec Eux… Ne me regrettez pas : j'aurai influencé l'histoire plus qu'un autre Allemand… »
La légende de Thulé remonte aux origines du germanisme. Il s'agirait d'une île disparue, quelque part dans l'Extrême-Nord. Au Groenland ? Au Labrador ? Comme l'Atlantide, Thulé aurait été le centre magique d'une civilisation engloutie. Pour Eckardt et ses amis, tous les secrets de Thulé n'auraient pas été perdus. Des êtres intermédiaires entre l'homme et les intelligences du Dehors disposeraient, pour les initiés, d'un réservoir de forces où puiser pour redonner à l'Allemagne la maîtrise du monde, pour faire de l'Allemagne la nation annonciatrice de la surhumanité à venir, des mutations de l'espèce humaine. Un jour, les légions s'ébranleront pour anéantir tout ce qui a fait obstacle au destin spirituel de la Terre, et elles seront conduites par des hommes infaillibles, nourris aux sources de l'énergie, guidés par les Grands Anciens. Tels sont les mythes contenus dans la doctrine aryenne d'Eckardt et de Rosenberg, et que ces prophètes d'un socialisme magique introduisent dans l'âme médiumnique d'Hitler. Mais la société Thulé n'est sans doute encore qu'une assez puissante petite machine à malaxer le rêve et la réalité. Elle va devenir très vite, sous d'autres influences et avec d'autres personnages, un instrument beaucoup plus étrange : un instrument capable de changer la nature même de la réalité. C'est, semble-t-il, avec Karl Haushoffer, que le groupe Thulé va prendre son véritable caractère de société secrète d'initiés en contact avec l'invisible, et devenir le centre magique du nazisme.
Hitler est né à Braunau-sur-Inn, le 20 avril 1889, 17 h 30, 219, Salzburger Vorstadt. Ville frontière austro-bavaroise, point de rencontre de deux grands États allemands, elle fut plus tard pour le Führer une cité symbole. Une singulière tradition s'y attache : c'est une pépinière de médiums. C'est la ville natale de Willy et Rudi Schneider, dont les expériences psychiques firent sensation voici une trentaine d'années. Hitler eut la même nourrice que Willy Schneider. Jean de Pange écrivait en 1940 : « Braunau est un centre de médiums. Un des plus connus est Mme Stokhammes qui, en 1920, épousa à Vienne le prince Joachim de Prusse. C'est de Braunau qu'un spirite de Munich, le baron Schrenk-Notzing, faisait venir ses sujets, dont l'un était précisément cousin d'Hitler. »
L'occultisme enseigne qu'après s'être concilié des forces cachées par un pacte, les membres du groupe ne peuvent évoquer ces forces que par l'intermédiaire d'un magicien, lequel ne saurait agir sans un médium. Tout se passe comme si Hitler avait été le médium et Haushoffer le magicien.
Rauschning décrivant le Führer : « On est obligé de penser aux médiums. La plupart du temps ce sont des êtres ordinaires, insignifiants. Subitement, il leur tombe comme du ciel des pouvoirs qui les élèvent bien au-dessus de la commune mesure. Ces pouvoirs sont extérieurs à leur personnalité réelle. Ce sont des visiteurs venus d'autres planètes. Le médium est possédé. Délivré, il retombe dans la médiocrité. C'est ainsi qu'incontestablement certaines forces traversent Hitler. Des forces quasi démoniaques dont le personnage nommé Hitler n'est que le vêtement momentané. Cet assemblage du banal et de l'extraordinaire, voilà l'insupportable dualité que l'on perçoit dès que l'on entre en contact avec lui. Cet être aurait pu être inventé par Dostoïevski. Telle est l'impression que donne dans un bizarre visage l'union d'un désordre maladif et d'une trouble puissance. »
Strasser : « Celui qui écoute Hitler voit soudain surgir le Führer de la gloire humaine… Une lumière apparaît derrière une fenêtre obscure. Un monsieur avec un comique pinceau de moustache se transforme en archange… Puis l'archange s'envole : il ne reste que Hitler qui se rassied, baigné de sueur, l'œil vitreux. »
Bouchez : « Je regardais ses yeux, des yeux devenus médiumniques… Parfois il se passait comme un phénomène d'ectoplasme : quelque chose semblait habiter l'orateur. Il se dégageait un fluide… Puis il redevenait petit, quelconque, vulgaire même. Il paraissait fatigué, accumulateurs à plat. »
François-Poncet : « Il entrait dans une sorte de transe médiumnique. Son visage touchait au ravissement extatique. »
Derrière le médium, non sans doute un seul homme, mais un groupe, un ensemble d'énergies, une centrale magique. Et ce qui nous paraît certain, c'est qu'Hitler est animé par autre chose que ce qu'il exprime : par des forces et des doctrines mal coordonnées mais infiniment plus redoutables que la seule théorie nationale-socialiste. Une pensée beaucoup plus grande que la sienne, qui sans cesse le déborde, et dont il ne donne au peuple, à ses collaborateurs, que des bribes lourdement vulgarisées. « Résonateur puissant, Hitler a toujours été le « tambour » qu'il se vantait d'être au procès de Munich, et il est toujours resté un tambour. Toutefois, il n'a retenu et utilisé que ce qui, au hasard des circonstances, servait son ambition de conquête du pouvoir, son rêve de domination du monde, et son délire : la sélection biologique de l'homme-Dieu(79). »
Mais il y a un autre rêve, un autre délire : changer la vie sur toute la planète. Il s'en ouvre parfois ou plutôt la pensée de derrière le déborde, filtre brusquement par une petite ouverture. Il dit à Rauschning : « Notre révolution est une étape nouvelle, ou plutôt l'étape définitive de l'évolution qui mène à la suppression de l'histoire… » Ou encore : « Vous ne connaissez rien de moi, mes camarades du parti n'ont aucune idée des songes qui me hantent et de l'édifice grandiose dont les fondations au moins seront établies quand je mourrai… Il y a un tournant décisif du monde, nous voici à la charnière des temps… Il y aura un bouleversement de la planète que vous autres, non-initiés, ne pouvez comprendre… Ce qui se passe, c'est plus que l'avènement d'une nouvelle religion… »
Rudolf Hess avait été l'assistant de Haushoffer lorsque celui-ci professait à l'Université de Munich. C'est lui qui établit le contact entre Haushoffer et Hitler. (Il s'enfuit d'Allemagne en avion, pour une délirante équipée après que Haushoffer lui eut dit qu'il l'avait vu en rêve voler vers l'Angleterre. Dans les rares moments de lucidité que lui laisse son inexplicable maladie, le prisonnier Hess, dernier survivant du groupe Thulé, aurait déclaré formellement que Haushoffer était le magicien, le maître secret(80).)
Après le soulèvement raté, Hitler est enfermé à la prison de Landshurt. Amené par Hess, le général Karl Haushoffer visite quotidiennement Hitler, passe des heures auprès de lui, développe ses théories et en extrait tous les arguments favorables à la conquête politique. Demeuré seul avec Hess, Hitler amalgame pour la propagande extérieure les thèses de Haushoffer et les projets de Rosenberg, en un ensemble aussitôt dicté pour Mein Kampf.
Karl Haushoffer est né en 1869. Il fit de nombreux séjours aux Indes et en Extrême-Orient, fut envoyé au Japon et apprit la langue. Pour lui, l'origine du peuple allemand se trouvait en Asie centrale et la permanence, la grandeur, la noblesse du monde étaient assurées par la race indo-germanique. Au Japon, Haushoffer aurait été initié à l'une des plus importantes sociétés secrètes bouddhistes et se serait engagé, en cas d'échec de sa « mission », à accomplir le suicide cérémoniel.
En 1914, Haushoffer, jeune général se fait remarquer par un extraordinaire pouvoir de prédire les événements : heures d'attaque de l'ennemi, points de chute des obus, tempêtes, changements politiques dans des pays dont il ne sait rien. Ce don de clairvoyance a-t-il aussi habité Hitler ou est-ce Haushoffer qui lui souffla ses propres illuminations ? Hitler prédit avec exactitude la date de l'entrée de ses troupes dans Paris, la date de l'arrivée à Bordeaux des premiers forceurs de blocus. Lorsqu'il décide l'occupation de la Rhénanie, tous les experts d'Europe, y compris les Allemands, sont persuadés que la France et l'Angleterre s'y opposeront. Hitler prédit que non. Il annoncera la date de la mort de Roosevelt.
Après la première grande guerre, Haushoffer reprend ses études et semble s'orienter exclusivement vers la géographie politique, fonde la revue de Géopolitique et publie de nombreux ouvrages. Très curieusement, ces ouvrages paraissent fondés sur un réalisme politique étroitement matérialiste. Ce souci, chez tous les membres du groupe, d'employer un langage exotérique purement matérialiste, de véhiculer vers l'extérieur des conceptions pseudo-scientifiques, brouille sans cesse les cartes.
Le Géopoliticien se superpose à un autre personnage, disciple de Schopenhauer conduit vers le bouddhisme, admirateur d'Ignace de Loyola tenté par le gouvernement des hommes, esprit mystique en quête de réalités cachées, homme de grande culture et de grand psychisme. Il semble bien que ce soit Haushoffer qui ait choisi la croix gammée pour emblème.
En Europe, comme en Asie, le svastika a toujours été tenu pour un signe magique. On y a vu le symbole du soleil, source de vie et de fécondité, ou du tonnerre, manifestation de la colère divine, qu'il importe de conjurer. À la différence de la croix, du triangle, du cercle ou du croissant, le svastika n'est pas un signe élémentaire qui ait pu être inventé et réinventé à tout âge de l'humanité et en tous points du globe, avec une symbolique chaque fois différente. C'est le premier signe tracé avec une intention précise. L'étude de ses migrations pose le problème des premiers âges, des origines communes aux diverses religions, des relations préhistoriques entre l'Europe, l'Asie et l'Amérique. Sa trace la plus ancienne aurait été découverte en Transylvanie et remonterait à la fin de l'époque de la pierre polie. On le retrouve sur des centaines de fuseaux datant du XIVe siècle avant Jésus-Christ et dans les vestiges de Troie. Il apparaît en Inde au IVe siècle avant J.-C. et en Chine au Ve siècle après J.-C. On le voit un siècle plus tard au Japon, au moment de l'introduction du bouddhisme qui en fait son emblème. Constatation capitale : il est tout à fait inconnu ou n'apparaît qu'à titre accidentel dans toute la région sémitique, en Égypte, en Chaldée, en Assyrie, en Phénicie. C'est un symbole exclusivement aryen. En 1891, Ernest Krauss attire l'attention du public germanique sur ce fait ; Guido List, en 1908, décrit le svastika dans ses ouvrages de vulgarisation comme un symbole de la pureté du sang, doublé d'un signe de connaissance ésotérique révélé par le déchiffrage de l'épopée runique de l'Edda. À la cour de Russie, la croix gammée est introduite par l'impératrice Alexandra Feodorovna. Est-ce sous l'influence des théosophes ? Ou plutôt sous celle du médium Badmaiev, bizarre personnage formé à Lhassa et ayant ensuite établi de nombreuses liaisons avec le Tibet ? Or, le Tibet est une des régions du monde où le svastika dextrogyre ou sinistrogyre est d'usage le plus courant. Ici se place une histoire très étonnante.
Sur le mur de la maison Ipatieff, la tsarine, avant son exécution, aurait dessiné une croix gammée, accompagnée d'une inscription. Une photo de cette inscription aurait été prise, puis on se serait empressé d'effacer. Koutiepoff aurait été en possession de cette photo faite le 24 juillet, alors que la photographie officielle date du 14 août. Il aurait également reçu en dépôt l'icône découverte sur le corps de la tsarine, à l'intérieur de laquelle se serait trouvé un autre message, faisant allusion à la société secrète du Dragon Vert. Selon l'agent de renseignement qui devait être mystérieusement empoisonné, et qui usait dans ses romans du pseudonyme de Teddy Legrand, Koutiepoff, disparu sans laisser de trace, aurait été enlevé et tué sur le yacht trois-mâts du baron Otto Bautenas, assassiné plus tard lui aussi. Teddy Legrand écrit : « Le grand bateau blanc se nommait l'Asgard. Il avait donc été baptisé – est-ce fortuitement ? – d'un vocable dont les légendes islandaises désignent le Royaume du Roi de Thulé. » Selon Trebich Lincoln (qui assurait être en réalité le lama Djordni Den) la société des Verts, parente de la société Thulé, avait son origine au Tibet. À Berlin, un moine tibétain, surnommé « l'homme aux gants verts » et qui fit annoncer trois fois dans la presse, avec exactitude, le nombre des députés hitlériens envoyés au Reichstag, recevait régulièrement Hitler. Il était, disaient les initiés, « détenteur des clefs qui ouvrent le « royaume d'Agarthi » ».
Voilà qui nous ramène à Thulé. Au moment où Mein Kampf est publié, paraît aussi le livre du Russe Ossendovski, Hommes, Bêtes et Dieux, dans lequel se trouvent prononcés publiquement pour la première fois les noms de Schamballah et d'Agarthi. On retrouvera ces noms sur les lèvres de responsables de l'Ahnenerbe au procès de Nuremberg.
Nous sommes en 1925(81). Le parti national-socialiste commence à recruter activement. Horst Wessel, homme de main de Horbiger, organise les troupes de choc. Il est abattu par les communistes l'année suivante. À sa mémoire, le poète Ewers compose un chant qui deviendra l'hymne sacré du mouvement. Ewers, qui est un Lovecraft allemand, s'est inscrit d'enthousiasme au parti, parce qu'il y voit, à l'origine, « l'expression la plus forte des puissances noires ».
Ces puissances noires, les sept hommes fondateurs, qui rêvent de « changer la vie », sont certains, physiquement et spirituellement certains, d'être portés par elles. Si nos renseignements sont exacts, le serment qui les rassemble, le mythe auquel ils se réfèrent pour y puiser énergie, confiance, chance, ont leur source dans une légende tibétaine. Voici trente ou quarante siècles, existait dans le Gobi une haute civilisation. À la suite d'une catastrophe, peut-être atomique, le Gobi fut transformé en un désert et les rescapés émigrèrent, les uns vers la pointe nord de l'Europe, les autres vers le Caucase. Le Dieu Thor, les légendes nordiques, aurait été un des héros de cette migration.
Les « initiés » du groupe Thulé étaient persuadés que ces émigrés du Gobi composaient la race fondamentale de l'humanité, la souche aryenne. Haushoffer enseignait la nécessité d'un « retour aux sources », c'est-à-dire la nécessité de conquérir toute l'Europe orientale, le Turkestan, le Pamir, le Gobi et le Tibet. Ces pays constituaient à ses yeux la « région-cœur » et quiconque contrôle cette région contrôle le globe.
D'après la légende, telle qu'elle fut rapportée sans doute à Haushoffer vers 1905, et telle que la raconte à sa manière René Guénon dans Le Roi du Monde, après le cataclysme du Gobi, les maîtres de la haute civilisation, les détenteurs de la connaissance, les fils des Intelligences du Dehors, s'installèrent dans un immense système de cavernes sous les Himalayas. Au cœur de ces cavernes, ils se scindèrent en deux groupes, l'un suivant « la voie de la main droite », l'autre « la voie de la main gauche ». La première voie aurait son centre à Agarthi, lieu de contemplation, cité cachée du bien, temple de la non-participation au monde. La seconde passerait par Schamballah, cité de la violence et de la puissance, dont les forces commandent aux éléments, aux masses humaines, et hâtent l'arrivée de l'humanité à la « charnière des temps ». Aux mages conducteurs de peuples, il serait possible de faire un pacte avec Schamballah, moyennant serments et sacrifices.
En Autriche, le groupe Edelweiss annonçait en 1928 qu'un nouveau messie était né. En Angleterre, sir Musely et Bellamy proclamaient au nom de la doctrine horbigérienne que la lumière avait touché l'Allemagne. En Amérique, apparaissaient les « Chemins d'Argent » du colonel Ballard. Un certain nombre de grands Anglais cherchent à alerter l'opinion contre ce mouvement où ils voient d'abord une menace spirituelle, la montée d'une religion luciférienne. Kipling fait supprimer la croix gammée qui orne la couverture de ses livres. Lord Tweedsmuir, qui écrit sous le nom de John Buchan, fait paraître deux romans à clefs : Le Jugement de l'Aube et Un Prince en captivité, qui contiennent une description des dangers que peut faire courir à la civilisation occidentale une « centrale d'énergies » intellectuelles, spirituelles, magiques, orientée vers le grand mal. Saint-Georges Saunders dénonce, dans Les Sept Dormeurs et Le Royaume Caché, les sombres flammes de l'ésotérisme nazi et son inspiration « tibétaine ».
C'est en 1926 que s'installe à Berlin et à Munich une petite colonie hindoue et tibétaine. Au moment de l'entrée des Russes dans Berlin, on trouvera, parmi les cadavres, un millier de volontaires de la mort en uniforme allemand, sans papiers ni insignes, de race himalayenne. Dès que le mouvement commence à disposer de grands moyens financiers, il organise de multiples expéditions au Tibet qui se succéderont pratiquement sans interruption jusqu'en 1943.
Les membres du groupe Thulé devaient recevoir la domination matérielle du monde, ils devaient être protégés contre tous dangers, et leur action s'étendrait sur mille années, jusqu'au prochain déluge. Ils s'engageaient à mourir de leur propre main s'ils commettaient une faute qui romprait le pacte et à accomplit des sacrifices humains. L'extermination des bohémiens (750 000 morts) ne semble avoir que des raisons « magiques ». Wolfram Sievers fut désigné comme l'exécuteur, le bourreau sacrificiel, l'égorgeur rituel. Nous y reviendrons tout à l'heure, mais il est bon d'éclairer tout de suite, avec la « lumière interdite » qui convient, un des aspects de l'effrayant problème posé à la conscience moderne par ces exterminations. Dans l'esprit des plus grands responsables, il s'agissait de vaincre l'indifférence des Puissances, d'attirer leur attention. Des Mayas aux Nazis, c'est là le sens magique des sacrifices humains. On s'est souvent étonné de l'indifférence des chefs suprêmes de l'assassinat, au cours du procès de Nuremberg. Une belle et terrible parole que Merrit place dans la bouche d'un de ses héros, au cours de son roman : Les Habitants du Mirage, peut aider à comprendre cette attitude : « J'avais oublié, comme je les oubliais chaque fois, les victimes du sacrifice, dans la sombre excitation du rituel… »
Le 14 mars 1946, Karl Haushoffer tuait son épouse, Martha, et se donnait la mort, selon la tradition japonaise. Aucun monument, aucune croix ne marque sa tombe. Il avait tardivement appris l'exécution, au camp de Moabit, de son fils Albrecht, arrêté avec les organisateurs du complot contre Hitler et de l'attentat manqué du 20 juillet 1944. Dans la poche du vêtement sanglant d'Albrecht, on trouva un manuscrit de poèmes :
Pour mon père le destin avait parlé
Il dépendit une fois de plus
De repousser le démon dans sa geôle
Mon père a brisé le sceau
Il n'a pas senti le souffle du malin
Il a lâché le démon par le monde…
Tout cet exposé, dans sa rapidité et sa fatale incohérence, n'exprime qu'un faisceau de coïncidences, de recoupements, de signes, de présomptions. Il va de soi que les éléments réunis ici selon notre méthode n'excluent absolument pas les explications du phénomène hitlérien par la politique et l'économie. Il va de soi aussi que tout, dans l'esprit et même dans l'inconscient des hommes dont nous parlons, n'a pas été déterminé par de telles croyances. Mais les folles images que nous décrivons, prises pour telles ou pour des réalités, ont hanté ces cerveaux, à un moment ou à un autre : cela au moins nous paraît sûr.
Or, nos rêves ne s'effacent pas plus au fond de nous que les étoiles du ciel quand le jour revient. Ils continuent de luire derrière nos sentiments, nos pensées, nos actes. Il y a les faits, et il y a un sous-sol des faits ; c'est ce que nous explorons.
Ou plutôt, nous signalons, avec les quelques repères à notre disposition, qu'il y aurait lieu d'explorer. Nous ne voulons et ne pouvons dire qu'une chose : c'est que, dans ce sous-sol, il fait plus noir que vous ne pensez.