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RÊVERIE SUR LES MUTANTS

L'enfant astronome. – Une poussée de fièvre de l'intelligence. – Théorie des mutations. – Le mythe des Grands Supérieurs. – Les Mutants parmi nous. – Du Horla à Léonard Euler. – Une société invisible des Mutants ? – Naissance de l'être collectif. – L'amour du vivant.

Dans le courant de l'hiver 1956, le docteur J. Ford Thomson, psychiatre du service d'éducation de Wolverhampton, reçut dans son cabinet un petit garçon de sept ans qui inquiétait fort ses parents et son instituteur.

« Il n'avait évidemment pas à sa disposition les ouvrages spécialisés, écrit le docteur Thomson. Et s'il les avait eus, aurait-il pu seulement les lire ? Cependant, il connaissait les réponses justes à des problèmes d'astronomie d'une extrême complexité. »

Bouleversé par l'examen de ce cas, le docteur résolut d'enquêter sur le niveau d'intelligence des écoliers et entreprit de tester cinq mille enfants à travers toute l'Angleterre, avec l'aide du Conseil de Recherches Médicales Britanniques, des physiciens de Harwell et de nombreux professeurs d'université. Après dix-huit mois de travaux, il lui apparut comme évident qu'il se produisait « une brusque poussée de fièvre de l'intelligence ».

« Dans les derniers 90 enfants de sept à neuf ans que nous avons questionnés, 26 avaient un quotient intellectuel de 140, ce qui équivaut au génie, ou presque. Je crois, poursuit le docteur Thomson, que le strontium 90, produit radioactif qui pénètre dans le corps pourrait en être responsable. Ce produit n'existait pas avant la première explosion atomique. »

Deux savants américains, C. Brooke Worth et Robert K. Enders, dans un important ouvrage intitulé The Nature of Living Things, croient pouvoir démontrer que le groupement des gènes est aujourd'hui bouleversé et que, sous l'effet d'influences encore mystérieuses, une nouvelle race d'hommes apparaît, dotée de pouvoirs intellectuels supérieurs. Il s'agit naturellement d'une thèse sujette à caution. Cependant, le généticien Lewis Terman, après avoir étudié pendant trente ans les enfants prodiges, arrive aux conclusions suivantes.

La plupart des enfants prodiges perdaient leur qualité en passant à l'âge adulte. Il semble, maintenant, qu'ils deviennent des adultes supérieurs, d'une intelligence sans commune mesure avec les humains du type courant. Ils ont trente fois plus d'activité qu'un homme normal bien doué. Leur « indice de réussite » est multiplié par vingt-cinq. Leur santé est parfaite, ainsi que leur équilibre sentimental et sexuel. Enfin, ils échappent aux maladies psychosomatiques et notamment au cancer. Est-ce certain ? Ce qui est sûr, c'est que nous assistons à une accélération progressive, dans le monde entier, des facultés mentales, correspondant d'ailleurs à celle des facultés physiques. Le phénomène est si net qu'un autre savant américain, le docteur Sydney Pressey, de l'Université d'Ohio, vient d'établir un plan pour l'instruction des enfants précoces, susceptible, selon lui, de fournir trois cent mille hautes intelligences par an.


S'agit-il de mutation dans l'espèce humaine ? Assistons-nous à l'apparition d'êtres qui nous ressemblent extérieurement et qui sont cependant différents ? C'est ce formidable problème que nous allons étudier. Ce qui est certain, c'est que nous assistons à la naissance de ce mythe : celui du mutant. La naissance d'un mythe, dans notre civilisation technicienne et scientifique, ne saurait être sans signification et sans valeur dynamique.

Avant d'aborder ce sujet il convient de remarquer que la poussée de fièvre de l'intelligence, constatée chez les enfants, entraîne l'idée simple, pratique, raisonnable, d'une amélioration progressive de l'espèce humaine par la technique. La technique sportive moderne a montré que l'homme possède des ressources physiques encore loin d'être épuisées. Les expériences en cours sur le comportement du corps humain dans les fusées interplanétaires ont prouvé une résistance insoupçonnée. Les survivants des camps de concentration ont pu mesurer l'extrême possibilité de défense de la vie et découvrir des ressources considérables dans l'interaction entre le psychisme et le physique. Enfin, en ce qui concerne l'intelligence, la découverte proche des techniques mentales et des produits chimiques susceptibles d'activer la mémoire, de réduire à rien l'effort de mémorisation, ouvre des perspectives extraordinaires. Les principes de la science ne sont nullement inaccessibles à un esprit normal. Si l'on soulage le cerveau de l'écolier et de l'étudiant de l'énorme effort de mémoire qu'il doit faire, il deviendra tout à fait possible d'apprendre la structure du noyau et la table périodique des éléments aux élèves du certificat d'études et de faire comprendre la relativité et les quanta à un bachelier. D'autre part, quand les principes de la science seront propagés de façon massive dans tous les pays, quand il y aura cinquante ou cent fois plus de chercheurs, la multiplication des idées nouvelles, leur fécondation mutuelle, leurs rapprochements multipliés produiront le même effet qu'une augmentation du nombre des génies. Meilleur effet même, car le génie est souvent instable et antisocial. Il est probable d'ailleurs qu'une science nouvelle, la théorie générale de l'information, permettra prochainement de préciser quantitativement l'idée que nous exposons ici de façon qualitative. En répartissant équitablement entre les hommes les connaissances dont l'humanité dispose déjà, et en les encourageant aux échanges de manière à produire des combinaisons nouvelles, on augmentera le potentiel intellectuel de la société humaine aussi rapidement et aussi sûrement qu'en multipliant le nombre des génies.

Cette vision doit être maintenue parallèlement à la vision plus fantastique du mutant.


Notre ami Charles-Noël Martin, dans une retentissante communication, a révélé les effets accumulatifs des explosions atomiques. Les radiations répandues au cours des expériences développent leurs effets en proportion géométrique. L'espèce humaine risquerait ainsi d'être victime de mutations défavorables. En outre, depuis cinquante ans, le radium est utilisé partout dans le monde sans contrôle sérieux. Les rayons X et certains produits chimiques radioactifs sont exploités dans de multiples industries. Dans quelle proportion et comment ce rayonnement atteint-il l'homme moderne ? Nous ignorons tout du système des mutations. Ne pourrait-il se produire aussi des mutations favorables ? Prenant la parole à une conférence atomique de Genève, Sir Ernest Rock Carling, pathologiste attaché au Home Office, déclarait : « On peut aussi espérer que, dans une proportion limitée de cas, ces mutations produisent un effet favorable et créent un enfant de génie. Au risque de choquer l'honorable assistance, j'affirme que la mutation qui nous donnera un Aristote, un Léonard de Vinci, un Newton, un Pasteur ou un Einstein, compensera largement les quatre-vingt-dix-neuf autres qui auront des effets bien moins heureux. »


Un mot d'abord sur la théorie des mutations.

À la fin du siècle, A. Weisman et Hugo de Vries ont renouvelé l'idée que l'on se faisait de l'évolution. La mode était à l'atome dont la réalité commençait à percer en physique. Ils découvrirent « l'atome d'hérédité » et le localisèrent dans les chromosomes. La nouvelle science de génétique ainsi créée remit à jour les travaux effectués dans la deuxième moitié du XIXe siècle par le moine tchèque Gregor Mendel. Il paraît aujourd'hui indiscutable que l'hérédité est transportée par les gènes. Ceux-ci sont fortement protégés contre le milieu extérieur. Cependant, il semble que les radiations atomiques, les rayons cosmiques et certains poisons violents comme la colchicine peuvent les atteindre ou faire doubler le nombre des chromosomes. On a observé que la fréquence des mutations est proportionnelle à l'intensité de la radioactivité. Or, la radioactivité est aujourd'hui trente-cinq fois supérieure à ce qu'elle était au début du siècle. Des exemples précis de sélection s'opérant chez les bactéries par mutation génétique sous l'action des antibiotiques ont été fournis en 1943 par Luria et Debruck et en 1945 par Demerec. Dans ces travaux on voit s'opérer la mutation-sélection telle que l'avait imaginée Darwin. Les adversaires de la thèse Lamarck, Mitchourine, Lissenko, sur l'hérédité des caractères acquis, semblent donc avoir raison. Mais peut-on généraliser des bactéries aux plantes, aux animaux, à l'homme ? Cela ne paraît plus douteux. Existe-t-il des mutations génétiques contrôlables dans l'espèce humaine ? Oui. Un des cas certains est celui-ci :

Ce cas est extrait des archives de l'hôpital spécial anglais pour maladies infantiles, à Londres. Le docteur Louis Wolf, directeur de cet hôpital, estime qu'il naît en Angleterre trente mutants phényl-cétoniques par an. Ces mutants possèdent des gènes qui ne produisent pas dans le sang certains ferments en action dans le sang normal. Un mutant phényl-cétonique est incapable de dissocier la phénile-alanine. Cette incapacité rend l'enfant vulnérable à l'épilepsie et à l'eczéma, provoque chez lui une coloration gris cendre des cheveux et rend l'adulte vulnérable aux maladies mentales. Une certaine race phényl-cétonique, en marge de la race humaine normale, est donc vivante parmi nous… Il s'agit là d'une mutation défavorable : mais peut-on refuser tout crédit à la possibilité d'une mutation favorable ? Des mutants pourraient avoir dans leur sang des produits susceptibles d'améliorer leur équilibre physique et d'augmenter bien au-dessus du nôtre leur coefficient d'intelligence. Ils pourraient charrier dans leurs veines des tranquillisants naturels, les plaçant à l'abri des chocs psychiques de la vie sociale et des complexes d'anxiété. Ils formeraient donc une race différente de la race humaine, supérieure à elle. Les psychiatres et les médecins repèrent ce qui ne va pas. Comment repérer ce qui va plus que bien ?


Dans l'ordre des mutations, il faut distinguer plusieurs aspects. La mutation cellulaire qui n'atteint pas les gènes, qui n'engage pas de descendance, nous est connue dans sa forme défavorable : le cancer, la leucémie, sont des mutations cellulaires. Dans quelle mesure ne pourrait-il se produire des mutations cellulaires favorables, généralisées dans tout l'organisme ? Les mystiques parlent de l'apparition d'une « chair nouvelle », d'une « transfiguration ».

La mutation génétique défavorable (le cas des phényl-cétoniques) commence, elle aussi, à nous être connue. Dans quelle mesure ne pourrait-il se produire une mutation favorable ? Ici, encore, il faudrait distinguer deux aspects du phénomène, ou plutôt deux interprétations.

1° Cette mutation, cette apparition d'une autre race pourrait être due au hasard. La radioactivité, entre autres causes, pourrait amener une modification des gènes de certains individus. La protéine du gène, légèrement atteinte, ne fournirait plus, par exemple, certains acides produisant en nous l'anxiété. On verrait apparaître une autre race : la race de l'homme tranquille, de l'homme qui n'a peur de rien, qui ne ressent rien de négatif. Qui va à la guerre tranquillement, qui tue sans inquiétude, qui jouit sans complexe, une sorte de robot sans aucune sorte de tremblement intérieur. Il n'est pas impossible que nous assistions à l'apparition de cette race.

2° La mutation ne serait pas due au hasard. Elle serait dirigée. Elle irait dans le sens d'une assomption spirituelle de l'humanité. Elle serait le passage d'un niveau de conscience à un niveau supérieur. Les effets de la radioactivité répondraient à une volonté dirigée vers le haut. Les modifications que nous évoquions à l'instant ne seraient rien en regard de ce qui attendrait l'espèce humaine, rien qu'un léger effleurement en regard des changements profonds à venir. La protéine du gène serait affectée dans sa structure totale, et nous verrions naître une race dont la pensée serait entièrement transformée, une race capable de maîtriser le temps et l'espace et de situer toute opération intellectuelle par-delà l'infini. Il y a, entre la première et la seconde idée, autant de différence qu'entre l'acier trempé et l'acier transformé subtilement en bande magnétique.

Cette dernière idée, créatrice d'un mythe moderne dont la science-fiction s'est emparée, est curieusement inscrite dans les différents volets de la spiritualité contemporaine. Du côté des Lucifériens, nous avons vu Hitler croire en l'existence des Grands Supérieurs, et nous l'avons entendu s'écrier : « Je vais vous dévoiler le secret : la mutation de la race humaine est commencée ; il existe des êtres supra-humains. »

Du côté de l'hindouisme rénové, le maître de l'Ashram de Pondichéry, l'un des plus grands penseurs de l'Inde nouvelle, Sri Aurobindo Ghose, a fondé sa philosophie et ses commentaires des textes sacrés sur la certitude d'une évolution ascendante de l'humanité s'opérant par mutations.

Il a écrit notamment : « La venue sur cette terre d'une race humaine, – si prodigieux ou miraculeux que puisse paraître le phénomène – peut devenir une chose d'actualité pratique. » Enfin, au sein d'un catholicisme ouvert à la réflexion scientifique, Teilhard de Chardin a affirmé qu'il croyait « en une dérive capable de nous entraîner vers quelque forme d'Ultra-Humain ».

Pèlerin sur le chemin de l'étrange, plus sensible qu'aucun autre homme au passage des courants d'idées inquiétantes, témoin plutôt que créateur, mais témoin hyperlucide des aventures extrêmes de l'intelligence moderne, l'écrivain André Breton, père du Surréalisme, n'hésitait pas à écrire en 1942 :

« L'homme n'est peut-être pas le centre, le point de mire de l'univers. On peut se laisser aller à croire qu'il existe au-dessus de lui, dans l'échelle animale, des êtres dont le comportement lui est aussi étranger que le sien peut l'être à l'éphémère ou à la baleine. Rien ne s'oppose nécessairement à ce que des êtres échappent de façon parfaite à son système de références sensoriel à la faveur d'un camouflage de quelque nature qu'on voudra l'imaginer mais dont la théorie de la forme et l'étude des animaux mimétiques posent à elles seules la possibilité. Il n'est pas douteux que le plus grand champ spéculatif s'offre à cette idée, bien qu'elle tende à placer l'homme dans les modestes conditions d'interprétation de son propre univers où l'enfant se plaît à concevoir une fourmi du dessous quand il vient de donner un coup de pied dans la fourmilière. En considérant les perturbations du type cyclone, dont l'homme est impuissant à être autre chose que la victime ou le témoin, ou celles du type guerre, au sujet desquelles des notions notoirement insuffisantes sont avancées, il ne serait pas impossible, au cours d'un vaste ouvrage auquel ne devrait jamais cesser de présider l'induction la plus hardie, d'approcher jusqu'à les rendre vraisemblables la structure et la complexion de tels êtres hypothétiques, qui se manifestent obscurément à nous dans la peur et le sentiment du hasard.

« Je crois devoir faire observer que je ne m'éloigne pas sensiblement du témoignage de Novalis : “Nous vivons en réalité dans un animal dont nous sommes les parasites. La constitution de cet animal détermine la nôtre, et vice versa” et que je ne fais que m'accorder avec la pensée de William James : “Qui sait si, dans la nature, nous ne tenons pas une aussi petite place auprès d'êtres par nous insoupçonnés, que nos chats et nos chiens vivant à nos côtés dans nos maisons ?” Les savants eux-mêmes ne contredisent pas tous cette opinion : “Autour de nous circulent peut-être des êtres bâtis sur le même plan que nous, mais différents, des hommes, par exemple, dont les albumines seraient droites.” Ainsi parle Émile Duclaux, ancien directeur de l'Institut Pasteur.

« Un mythe nouveau ? Ces êtres, faut-il les convaincre qu'ils procèdent du mirage ou leur donner l'occasion de se découvrir ? »


Existe-t-il parmi nous des êtres extérieurement semblables à nous, mais dont le comportement nous serait aussi étranger « que celui de l'éphémère ou de la baleine » ? Le bon sens réplique que cela se saurait, que si des individus supérieurs vivaient parmi nous, nous le verrions bien.

C'est, à notre connaissance, John W. Campbell, qui a réduit cet argument du bon sens à peu de chose dans un éditorial de la revue Astounding Science Fiction, paru en 1941 :

Nul ne va trouver son médecin pour lui déclarer qu'il se porte magnifiquement. Nul n'ira chez le psychiatre pour lui faire savoir que la vie est un jeu facile et délicieux. Nul ne sonnera à la porte d'un psychanalyste pour déclarer qu'il ne souffre d'aucun complexe. Les mutations défavorables sont détectables. Mais les favorables ?

Cependant, objecte le bon sens, les mutants supérieurs se feraient remarquer par leur prodigieuse activité intellectuelle.

Nullement, répond Campbell. Un homme génial, appartenant à notre espèce, un Einstein, par exemple, publie les fruits de ses travaux. Il se fait remarquer. Ce qui lui vaut beaucoup d'ennuis, de l'hostilité, de l'incompréhension, des menaces, l'exil. Einstein, à la fin de sa vie, déclare : « Si j'avais su, je me serais fait plombier. » Au-dessus d'Einstein, le mutant est assez intelligent pour se cacher. Il garde pour lui ses découvertes. Il vit d'une vie aussi discrète que possible en essayant simplement de maintenir le contact avec d'autres intelligences de son espèce. Quelques heures de travail par semaine lui suffisent pour subvenir à ses besoins et il utilise le reste de son temps à des activités dont nous n'avons pas même l'idée.

L'hypothèse est séduisante. Elle n'est nullement vérifiable dans l'état actuel de la science. Aucun examen anatomique ne peut apporter de renseignements sur l'intelligence. Anatole France avait un cerveau anormalement léger. Il n'y a enfin aucune raison pour qu'un mutant soit autopsié, sauf en cas d'accident, et comment déceler alors une mutation affectant les cellules du cerveau ? Il n'est donc pas totalement fou d'admettre comme possible l'existence des Supérieurs parmi nous. Si les mutations sont régies par le hasard seul, il y en a probablement quelques-unes de favorables. Si elles sont régies par une force naturelle organisée, si elles correspondent à une volonté d'ascension du vivant, comme le croyait par exemple Sri Aurobindo Ghose, il doit y en avoir beaucoup plus encore. Nos successeurs seraient déjà ici.

Tout invite à croire qu'ils nous ressemblent exactement, ou plutôt que rien ne nous permet de les distinguer. Certains auteurs de science-fiction attribuent naturellement aux mutants des particularités anatomiques. Van Vogt, dans son ouvrage célèbre À la poursuite des Slans, imagine que leurs cheveux sont d'une structure singulière : des sortes d'antennes servant aux communications télépathiques, et il bâtit là-dessus une belle et terrible histoire de chasse aux Supérieurs, copiée sur la persécution des Juifs. Mais il arrive que les romanciers ajoutent à la nature pour simplifier les problèmes.

Si la télépathie existe, elle ne se transmet sans doute pas au moyen d'ondes et il n'est nullement besoin d'antennes. Si l'on croit à une évolution dirigée, il convient d'admettre que le mutant dispose, pour assurer sa protection, de moyens de camouflage quasi parfaits. Il est constant, dans le règne animal, de voir le prédateur trompé par des proies « déguisées » en feuilles mortes, en brindilles, en excréments même, avec une perfection ahurissante. La « malice » des espèces succulentes va même, dans certains cas, jusqu'à imiter la couleur des espèces immangeables. Comme l'a bien vu André Breton, qui pressent parmi nous de « Grands Transparents », il se peut que ces êtres échappent à notre observation « à la faveur d'un camouflage de quelque nature qu'on voudra l'imaginer, mais dont la théorie de la forme et l'étude des animaux mimétiques posent à elles seules la possibilité ».


« L'homme nouveau vit au milieu de nous ! Il est là ! Cela vous suffit-il ? Je vais vous dire un secret : j'ai vu l'homme nouveau. Il est intrépide et cruel ! J'ai eu peur devant lui ! » hurle Hitler en tremblant.

Un autre esprit, saisi par la terreur, assailli par la folie : Maupassant, livide et suant, écrit de façon précipitée l'un des textes les plus inquiétants de la littérature française : Le Horla :

« À présent, je sais, je devine. Le règne de l'homme est fini. Il est venu. Celui que redoutaient les premières teneurs des peuples naïfs. Celui qu'exorcisaient les prêtres inquiets, que les sorciers évoquaient par les nuits sombres, sans le voir apparaître encore, à qui les pressentiments des maîtres passagers du monde prêtèrent toutes les formes monstrueuses ou gracieuses des gnomes, des esprits, des génies, des fées, des farfadets. Après les grossières conceptions des épouvantes primitives, des hommes plus perspicaces l'ont pressenti plus clairement. Mesmer l'avait deviné, et les médecins, depuis dix ans déjà, ont découvert la nature de sa puissance avant qu'il l'eût exercée lui-même. Ils ont joué avec cette arme du Seigneur nouveau, la domination de mystérieux pouvoirs sur l'âme humaine, devenue esclave. Ils ont appelé cela magnétisme, hypnotisme, suggestion… que sais-je ? Je les ai vus s'amuser comme des enfants imprudents avec cette horrible puissance ! Malheur à nous ! Malheur à l'homme. Il est venu, le… le… Comment se nomme-t-il ?… le… il me semble qu'il crie son nom, et je ne l'entends pas le… oui… il le crie… j'écoute… je ne peux pas… répète… le… Horla… j'ai entendu… le Horla… c'est lui… le Horla… il est venu ! »

Dans son interprétation balbutiante de cette vision pleine d'émerveillement et d'horreur, Maupassant, homme de son époque, attribue au mutant des pouvoirs hypnotiques. La littérature moderne de science-fiction, plus proche des travaux de Rhine, de Soal, de Mac Connel que de ceux de Charcot, prête aux mutants des pouvoirs « parapsychologiques » : la télépathie, la télékinésie. Des auteurs vont plus loin encore et nous montrent le Supérieur flottant dans l'air ou traversant les murs : ici, il n'y a que fantaisies, échos plaisants des archétypes des contes de fées. De même que l'île des mutants, ou la galaxie des mutants correspond au vieux rêve des Îles Bienheureuses, les pouvoirs paranormaux correspondent à l'archétype des dieux grecs. Mais, si l'on se place sur le plan du réel, on s'aperçoit que tous ces pouvoirs seraient parfaitement inutiles à des êtres vivant dans une civilisation moderne. À quoi bon la télépathie quand on dispose de la radio ? À quoi bon la télékinésie, quand il y a l'avion ? Si le mutant existe, ce que nous sommes tentés de croire, il dispose d'un pouvoir très supérieur à tout ce que l'imagination peut rêver. D'un pouvoir que l'homme ordinaire n'exploite guère : il dispose de l'intelligence.

Nos actions sont irrationnelles et l'intelligence n'entre que pour une faible part dans nos décisions. On peut imaginer l'Ultra-Humain, échelon nouveau de la vie sur la planète, comme un être rationnel, et non plus seulement raisonnant, un être doué d'une intelligence objective permanente ne prenant de décision qu'après avoir examiné lucidement, complètement la masse d'informations en sa possession. Un être dont le système nerveux serait une forteresse capable de résister à tout assaut des impulsions négatives. Un être au cerveau froid et rapide, équipé d'une mémoire totale, infaillible. Si le mutant existe, il est probablement cet être qui physiquement ressemble à un humain, mais en diffère radicalement par le simple fait qu'il contrôle son intelligence et use de celle-ci sans un instant de relâche. Cette vision paraît simple. Elle est cependant plus fantastique que tout ce que nous suggère la littérature de science-fiction. Les biologistes commencent à entrevoir les modifications chimiques qui seraient nécessaires à la création de cette espèce nouvelle. Les expériences sur les tranquillisants, sur l'acide lysergique et ses dérivés, ont montré qu'il suffirait d'une très faible trace de certains composés organiques encore inconnus pour nous protéger contre la perméabilité excessive de notre système nerveux et nous permettre ainsi d'exercer en toutes occasions une intelligence objective. De même qu'il existe des mutants phényl-cétoniques dont la chimie est moins bien adaptée à la vie que la nôtre, il est loisible de penser qu'il existe des mutants dont la chimie est mieux adaptée que la nôtre à la vie dans ce monde en transformation. Ce sont ces mutants, dont les glandes sécréteraient spontanément des tranquillisants et des substances développant l'activité cérébrale, qui seraient les annonciateurs de l'espèce appelée à remplacer l'homme. Leur lieu de résidence ne serait pas une île mystérieuse ou une planète interdite. La vie a été capable de créer des êtres adaptés aux abîmes sous-marins ou à l'atmosphère raréfiée des plus hauts sommets. Elle est aussi capable de créer l'être ultra-humain pour qui l'habitation idéale est Métropolis, « la terre fumante d'usines, la terre trépidante d'affaires, la terre vibrante de cent radiations nouvelles »…

La vie n'est jamais parfaitement adaptée, mais elle tend vers l'adaptation parfaite. Pourquoi relâcherait-elle cette tension depuis que l'homme a été créé ? Pourquoi ne préparerait-elle pas mieux que l'homme, à travers l'homme ? Et cet homme d'après l'homme est peut-être déjà né. « La vie, dit le docteur Loren Eisely, est une grande rivière rêvante qui coule à travers toutes les ouvertures, changeant et s'adaptant à mesure qu'elle avance(117) .» Son apparente stabilité est une illusion engendrée par la propre brièveté de nos jours. Nous ne voyons pas l'aiguille des heures faire le tour du cadran : de même, nous ne voyons pas une forme de vie couler dans une autre.


Ce livre a pour objet d'exposer des faits et de suggérer des hypothèses, nullement de promouvoir des cultes. Nous ne prétendons pas connaître des mutants. Toutefois, si nous admettons l'idée que le mutant parfait est parfaitement camouflé, nous admettrons l'idée que la nature échoue parfois dans son effort de création ascensionnelle et jette en circulation des mutants imparfaits qui, eux, sont visibles.

Chez ce mutant imparfait, des qualités mentales exceptionnelles se mêlent à des défauts physiques. Tel est le cas, par exemple, pour de nombreux calculateurs prodiges. Le meilleur spécialiste en la matière, le professeur Robert Tocquet, déclare notamment : « Plusieurs calculateurs ont été d'abord considérés comme des enfants arriérés. Le calculateur prodige belge Oscar Verhaeghe s'exprimait à l'âge de dix-sept ans, comme un bébé de deux ans. Au surplus, nous avons dit que Zerah Colburn présentait un signe de dégénérescence : un doigt supplémentaire à chaque membre. Un autre calculateur prodige, Prolongeau, était né sans bras ni jambes. Mondeux était hystérique… Oscar Verhaeghe, né le 16 avril à Bousval, Belgique, dans une famille de modestes fonctionnaires, appartient au groupe des calculateurs dont l'intelligence est très au-dessous de la moyenne. Les élévations aux puissances diverses de nombres formés des mêmes chiffres est l'une de ses spécialités. Ainsi 888,888,888,888,888 est élevé au carré en 40 secondes et 9,999,999 est élevé à la cinquième puissance en 60 secondes, le résultat comportant 35 chiffres… »

Dégénérés ou mutants ratés ?

Voici peut-être un cas de mutant complet : celui de Léonard Euler, lequel était en relation avec Roger Boscovitch(118), dont nous avons raconté l'histoire dans un chapitre précédent.

Léonard Euler (1707-1783) est généralement tenu pour un des plus grands mathématiciens de tous les temps. Mais cette qualification est trop étroite pour rendre compte des qualités supra-humaines de son esprit. Il feuilletait les ouvrages les plus complexes en quelques instants et pouvait réciter complètement tous les livres qui lui étaient passés entre les mains depuis qu'il avait appris à lire. Il connaissait à fond la physique, la chimie, la zoologie, la botanique, la géologie, la médecine, l'histoire, les littératures grecque et latine. Dans toutes ces disciplines, aucun homme de son temps ne fut son égal. Il possédait le pouvoir de s'isoler totalement, à volonté, du monde extérieur, et de poursuivre un raisonnement quoi qu'il arrive. Il perdit la vue en 1766, ce qui ne l'affecta pas. Un de ses élèves a noté que lors d'une discussion portant sur des calculs allant à la dix-septième décimale, un désaccord se produisit au moment de l'établissement de la quinzième. Euler refit alors, les yeux clos, le calcul en une fraction de seconde. Il voyait des rapports, des liaisons, qui échappaient au reste de l'humanité cultivée et intelligente. C'est ainsi qu'il trouva des idées mathématiques nouvelles et révolutionnaires dans les poèmes de Virgile. C'était un homme simple et modeste et tous ses contemporains sont d'accord sur le fait que son principal souci était de passer inaperçu. Euler et Boscovitch vivaient à une époque où les savants étaient honorés, où ils ne risquaient pas d'être emprisonnés pour des idées politiques ou contraints par le gouvernement de fabriquer des armes. S'ils avaient vécu dans notre siècle, peut-être se seraient-ils organisés pour se camoufler entièrement. Peut-être existe-t-il aujourd'hui des Euler et des Boscovitch. Des mutants intelligents et rationnels, munis d'une mémoire absolue et d'une intelligence constamment lucide, nous côtoient peut-être, déguisés en instituteurs de campagne ou en agents d'assurances.

Ces mutants forment-ils une société invisible ? Aucun être humain ne vit seul. Il ne peut s'accomplir qu'au sein d'une société. La société humaine que nous connaissons a plus qu'abondamment démontré qu'elle est hostile à l'intelligence objective et à l'imagination libre : Giordano Bruno brûlé, Einstein exilé, Oppenheimer surveillé. S'il existe des mutants répondant à notre description, tout porte à penser qu'ils travaillent et communiquent entre eux au sein d'une société superposée à la nôtre, et qui sans doute s'étend sur le monde entier. Qu'ils communiquent, en usant de moyens psychiques supérieurs comme la télépathie, nous semble une hypothèse enfantine. Plus proche du réel, et donc plus fantastique nous paraît l'hypothèse selon laquelle ils se serviraient des communications humaines normales pour véhiculer des messages, des renseignements à leur usage exclusif. La théorie générale de l'information et la sémantique montrent assez bien qu'il est possible de rédiger des textes à double, triple ou quadruple sens. Il existe des textes chinois à sept significations emboîtées les unes dans les autres. Un héros du roman de Van Vogt, À la poursuite des Slans, découvre l'existence d'autres mutants en lisant le journal et en décryptant des articles d'apparence inoffensive. Un tel réseau de communication à l'intérieur de notre littérature, de notre presse, etc., est concevable. Le New York Herald Tribune publiait le 15 mars 1958 une étude de son correspondant de Londres sur une série de messages énigmatiques parus dans les petites annonces du Times. Ces messages avaient retenu l'attention des spécialistes de la cryptographie et des diverses polices, car ils avaient manifestement un second sens. Mais ce sens avait échappé à tous les efforts de déchiffrage. Il y a sans doute des moyens de communication moins repérables encore. Tel roman de quatrième ordre, tel ouvrage technique, tel livre de philosophie en apparence fumeux, véhiculent peut-être secrètement des études complexes, des messages à l'intention d'intelligences supérieures, aussi différentes de la nôtre que celle-ci l'est d'un grand singe.


Louis de Broglie écrit(119): « Nous ne devons jamais oublier combien nos connaissances restent toujours limitées et de quelles évolutions imprévues elles sont susceptibles. Si la civilisation humaine subsiste, la physique pourra dans quelques siècles être aussi différente de la nôtre que celle-ci l'est de la physique d'Aristote. Peut-être les conceptions élargies auxquelles nous serons alors parvenus nous permettront-elles d'englober dans une même synthèse, où chacun viendra trouver sa place, l'ensemble des phénomènes physiques et biologiques. Si la pensée humaine, éventuellement rendue plus puissante par quelque mutation biologique, devait un jour s'élever jusque-là, elle apercevrait alors sous son véritable jour, que nous ne soupçonnons sans doute pas encore, l'unité des phénomènes que nous distinguons à l'aide des adjectifs « physico-chimiques », « biologiques » ou même « psychiques ». »

Et si cette mutation s'est déjà produite ? L'un des plus grands biologistes français, Morand, inventeur des tranquillisants, admet que les mutants sont apparus tout au long de l'histoire et de l'humanité(120) : « Les mutants se nommèrent, entre autres, Mahomet, Confucius, Jésus-Christ… » Bien d'autres existent peut-être. Il n'est nullement impensable qu'à l'époque évolutive où nous nous trouvons, des mutants considèrent comme inutile de se donner en exemple ou de prêcher quelque forme de religion nouvelle. Il y a mieux à faire, présentement, que s'adresser à l'individu. Il n'est pas impensable qu'ils considèrent comme nécessaire et bénéfique la montée de notre humanité vers la collectivisation. Il n'est enfin pas impensable qu'ils regardent comme souhaitables nos souffrances d'enfantement, et même comme heureuse quelque grande catastrophe susceptible de hâter la prise de conscience de la tragédie spirituelle que constitue dans sa totalité le phénomène humain. Pour agir, pour que se précise la dérive qui nous entraîne peut-être tous vers quelque forme d'ultra-humain dont ils possèdent l'usage, il leur est peut-être nécessaire de demeurer cachés, de maintenir secrète la coexistence, tandis que se forge, en dépit des apparences et peut-être grâce à leur présence, l'âme nouvelle pour un monde nouveau que nous appelons, quant à nous, de toute la force de notre amour.


Nous voici aux frontières de l'imaginaire. Il faut nous arrêter. Nous ne voulons que suggérer le plus grand nombre possible d'hypothèses non déraisonnables. Sur la quantité, beaucoup seront sans doute à rejeter. Mais si quelques-unes ont ouvert à la recherche des portes jusqu'ici dissimulées, nous n'aurons pas travaillé en vain ; nous ne nous serons pas inutilement exposés au risque du ridicule. « Le secret de la vie peut être trouvé. Si l'occasion m'en était donnée, je ne la laisserais pas échapper par peur des ricanements(121). »

Toute réflexion sur les mutants débouche dans une rêverie sur l'évolution, sur les destins de la vie et de l'homme. Qu'est-ce que le temps, à l'échelle cosmique où il faut situer l'histoire terrienne ? L'avenir n'est-il pas, si je puis dire, de toute éternité commencé ? Dans l'apparition des mutants, tout se passe peut-être comme si la société humaine était parfois atteinte par un ressac du futur, visitée par les témoins de la connaissance à venir. Les mutants ne sont-ils pas la mémoire du futur, dont le grand cerveau de l'humanité est peut-être doté ?


Autre chose : l'idée de mutation favorable est évidemment liée à l'idée de progrès. Cette hypothèse d'une mutation peut être ramenée au plan scientifique le plus positif. Il est parfaitement certain que les régions les plus récemment acquises par l'évolution, et les moins spécialisées, c'est-à-dire les zones silencieuses de la matière cérébrale, mûrissent les dernières. Des neurologues pensent avec raison qu'il y a là des possibilités autres que l'avenir de l'espèce nous révélera. L'individu jouissant des possibilités autres. Une individualisation supérieure. Et cependant, l'avenir des sociétés nous semble bien orienté vers une collectivisation grandissante. Est-ce contradictoire ? Nous ne le pensons pas. L'existence à nos yeux n'est pas contradiction, mais complémentarité et dépassement.

Dans une lettre à son ami Laborit, le biologiste Morand écrit : « L'homme devenu parfaitement logique, abandonnant toute passion comme toute illusion, sera devenu une cellule dans le continuum vital que constitue une société arrivée au plus haut terme de son évolution. Nous n'en sommes pas encore là de toute évidence, mais je ne pense pas qu'il puisse y avoir évolution sans cela. Alors, et alors seulement, émergera cette « conscience universelle » de l'être collectif, vers laquelle nous tendons. »

Devant cette vision, hautement probable, nous savons bien que les partisans du vieil humanisme qui a pétri notre civilisation se désespèrent. Ils imaginent l'homme désormais sans but, entrant dans sa phase de déclin. « Devenu parfaitement logique, abandonnant toute passion comme toute illusion… » Comment l'homme changé en foyer d'intelligence rayonnante serait-il sur le déclin ? Certes, le Moi psychologique, ce que nous appelons la personnalité, serait en voie de disparition. Mais nous ne pensons pas que cette « personnalité » est la richesse dernière de l'homme. En ceci, nous sommes, croyons-nous, religieux. C'est le signe de notre temps, de faire déboucher toutes les observations actives sur une vision de la transcendance. Non, la personnalité n'est pas la richesse dernière de l'homme. Elle n'est qu'un des instruments qui lui sont donnés pour passer à l'état d'éveil. L'œuvre faite, l'instrument disparaît. Si nous avions des miroirs capables de nous montrer cette « personnalité » à laquelle nous attachons tant de prix, nous n'en supporterions pas la vue, tant de monstres et larves y grouilleraient. Seul l'homme réellement éveillé s'y pourrait pencher sans risquer la mort par épouvante, car alors le miroir ne refléterait plus rien, serait pur. Voilà le vrai visage, qui dans le miroir de la vérité n'est pas renvoyé. Nous n'avons pas encore, en ce sens, de visage. Et les dieux ne nous parleront face à face que lorsque nous aurons nous-mêmes un visage.

Rejetant le Moi psychologique mouvant et limité, Rimbaud disait déjà : « Je est un autre. » C'est le Je immobile, transparent et pur, dont l'entendement est infini : toutes les traditions enjoignent à l'homme de tout quitter pour y atteindre. Il se pourrait que nous fussions dans un temps où le proche avenir parle le même langage que le lointain passé.

Hors de ces considérations sur les possibilités autres de l'esprit, la pensée, même la plus généreuse, ne distingue que contradiction entre conscience individuelle et conscience universelle, vie personnelle et vie collective. Mais une pensée qui voit des contradictions dans le vivant est une pensée malade. La conscience individuelle réellement éveillée entre dans l'univers. La vie personnelle, tout entière conçue et utilisée comme instrument d'éveil, se fond sans dommage dans la vie collective.


Il n'est pas dit enfin que la constitution de cet être collectif soit le terme ultime de l'évolution. L'esprit de la Terre, l'âme du vivant n'ont pas fini d'émerger. Les pessimistes, devant les grands bouleversements visibles que produit cette secrète émergence, disent qu'il faut au moins tenter de « sauver l'homme ». Mais cet homme n'est pas à sauver, il est à changer. L'homme de la psychologie classique et des philosophies en cours est déjà dépassé, condamné à l'inadaptation. Mutation ou non, c'est un autre homme que celui-ci qu'il convient d'entrevoir pour ajuster le phénomène humain au destin en marche. Dès lors, il n'est question ni de pessimisme, ni d'optimisme : il est question d'amour.

Du temps où je pensais pouvoir posséder la vérité dans mon âme et mon corps, où j'imaginais avoir bientôt la solution à tout, à l'école du philosophe Gurdjieff, il est un mot que je n'entendis jamais prononcer : c'est le mot amour. Je ne dispose aujourd'hui d'aucune certitude absolue. Je ne saurais avancer résolument comme valable la plus timide des hypothèses formulées dans cet ouvrage. Cinq ans de réflexion et de travail avec Jacques Bergier ne m'ont apporté qu'une seule chose : la volonté de tenir mon esprit en état de surprise et en état de confiance devant toutes les formes de la vie et devant toutes les traces de l'intelligence dans le vivant. Ces deux états : surprise et confiance, sont inséparables. La volonté d'y parvenir et de s'y maintenir subit à la longue une transformation. Elle cesse d'être volonté, c'est-à-dire joug, pour devenir amour, c'est-à-dire joie et liberté. En un mot mon seul acquis est que je porte en moi, désormais indéracinable, l'amour du vivant, sur ce monde et dans l'infinité des mondes.

Pour honorer et exprimer cet amour puissant, complexe, nous ne nous sommes sans doute pas limités, Jacques Bergier et moi, à la méthode scientifique, comme l'eût exigé la prudence. Mais qu'est-ce que l'amour prudent ? Nos méthodes furent celles des savants, mais aussi des théologiens, des poètes, des sorciers, des mages et des enfants. Somme toute, nous nous sommes conduits en barbares, préférant l'invasion à l'évasion. C'est que quelque chose nous disait qu'en effet nous faisions partie des troupes étrangères, des hordes fantomatiques, menées par des trompettes à ultra-son, des cohortes transparentes et désordonnées qui commencent à déferler sur notre civilisation. Nous sommes du côté des envahisseurs, du côté de la vie qui vient, du côté du changement d'âge et du changement de pensée. Erreur ? Folie ? Une vie d'homme ne se justifie que par l'effort, même malheureux, vers le mieux comprendre. Et le mieux comprendre, c'est le mieux adhérer. Plus je comprends, plus j'aime, car tout ce qui est compris est bien.

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