II

Une hypothèse pour le bûcher. – Où le clergyman et le biologiste sont des comiques. – On demande un Copernic de l'anthropologie. – Beaucoup de blancs sur toutes les cartes. – Le docteur Fortune n'est pas curieux. – Le mystère du platine fondu. – Des cordes qui sont des livres. – L'arbre et le téléphone. – Un relativisme culturel. – Et maintenant, une bonne petite histoire !

Action militante pour la plus grande ouverture d'esprit possible, initiation à la conscience cosmique, l'œuvre de Charles Fort va directement inspirer le plus grand poète des univers parallèles, H.P. Lovecraft, père de ce qu'il est convenu d'appeler la Science-Fiction et qui nous apparaît, en réalité, au niveau des dix ou quinze chefs-d'œuvre du genre, comme l'Iliade et l'Odyssée de la civilisation en marche. Dans une certaine mesure, l'esprit de Charles Fort inspire aussi notre travail. Nous ne croyons pas tout. Mais nous croyons que tout doit être examiné. C'est parfois l'examen des faits douteux qui amène les faits vrais à leur plus large expression. Ce n'est pas par la pratique de l'omission que l'on atteint au complet. Comme Fort, nous nous efforçons de réparer un certain nombre d'omissions, et nous prenons notre part du risque de passer pour aberrants. À d'autres reviendra le soin de découvrir de bonnes pistes dans notre forêt sauvage.

Fort étudiait tout ce qui, apparemment, était tombe du ciel. Nous étudions toutes les traces, probables ou moins probables, que des civilisations disparues ont pu laisser sur terre. Sans exclure aucune hypothèse : civilisation atomique de bien avant ce que nous nommons la préhistoire, enseignement venu d'habitants du Dehors, etc. L'étude scientifique du lointain passé de l'humanité étant à peine commencée, la confusion la plus grande y régnant, ces hypothèses ne sont pas plus folles et pas moins fondées que les hypothèses couramment admises. L'important, pour nous, est de donner à la question son maximum d'ouverture.

Nous n'allons pas vous proposer une thèse sur les civilisations disparues. Nous allons seulement vous proposer d'envisager le problème selon une méthode nouvelle : non inquisitoriale.

Selon la méthode classique, il y a deux sortes de faits : les damnés et les autres. Par exemple, les descriptions d'engins volants dans des textes sacrés très anciens, l'usage de pouvoirs parapsychologique chez les « primitifs », ou la présence de nickel dans des monnaies datant de 235 avant J.-C.(35), sont des faits damnés. Exclus. Refus d'examiner. Et il y a deux sortes d'hypothèses : les gênantes et les autres. Les fresques découvertes dans la grotte de Tassili, au Sahara, représentent notamment des personnages coiffés de casques à longues cornes d'où partent des fuseaux dessinés par des myriades de petits points. Il s'agirait de grains de blé, témoignages d'une civilisation pastorale. Bien, mais rien ne le prouve. Et s'il s'agissait de la représentation de champs magnétiques ? Horreur ! Hypothèse affreuse ! Sorcière ! La chemise de soufre ! Au bûcher !


À la limite, la méthode classique, que nous disons inquisitoriale, donne des résultats comme celui-ci :

Un clergyman indien, le révérend Pravanananvanda, et un biologiste américain, le docteur Strauss, de la John Hopkins University, viennent d'identifier l'abominable homme des neiges. Ce serait purement et simplement l'ours brun de l'Himalaya. Aucun des deux estimables savants n'a vu l'animal. Mais, déclarent-ils, « notre hypothèse, étant la seule qui ne soit pas fantastique, doit être la bonne ». On manquerait donc à l'esprit scientifique en poursuivant d'oiseuses recherches. Gloire au révérend et au docteur ! Il ne reste plus qu'à faire savoir au Yéti qu'il est l'ours brun des Himalayas.

Notre méthode, accordée à notre époque (comparable sur plus d'un point à la Renaissance), repose sur le principe de tolérance. Fin de l'inquisition. Nous nous refusons à exclure des faits et à rejeter des hypothèses. Trier des lentilles est une action utile : les cailloux sont impropres à la consommation. Mais rien ne prouve que certaines hypothèses exclues et certains faits damnés ne soient pas nourrissants. Nous ne travaillons pas pour les fragiles, les allergiques, mais pour ceux qui ont, comme on dit, de l'estomac.

Nous sommes persuadés qu'il y a, dans l'étude des civilisations passées, de très nombreuses négations d'évidence, exclusions a priori, exécutions inquisitoriales. Les sciences humaines ont moins progressé que les sciences physiques et chimiques, et l'esprit positiviste du XIXe siècle y règne encore en maître d'autant plus exigeant qu'il sent venir la mort.


L'anthropologie attend son Copernic. Avant Copernic, la Terre était le centre de l'Univers. Pour l'anthropologue classique, notre civilisation est le centre de toute pensée humaine, dans l'espace et le temps. Plaignons le pauvre primitif, enfoui dans les ténèbres de la mentalité prélogique. Cinq cents ans nous séparent du Moyen Âge et nous commençons tout juste à dégager cette époque de l'accusation d'obscurantisme. Le siècle de Louis XV prépare l'Europe moderne, et il faut les récents travaux de Pierre Gaxotte pour que l'un cesse de considérer ce siècle comme un barrage d'égoïsme dressé contre le mouvement de l'histoire. Notre civilisation, comme toute autre, est une conjuration.

Le Rameau d'or, de sir James Frazer, est un volumineux ouvrage qui fit autorité. On y trouve rassemblés les « folklores » de tous les pays. Pas un instant, sir Frazer n'est effleuré par l'idée qu'il pourrait s'agir d'autre chose que de touchantes superstitions ou de coutumes pittoresques. Les sauvages atteints de maladies infectieuses mangent le champignon penicillium notatum : ils cherchent par magie imitative à augmenter leur puissance en ingérant ce symbole phallique. Superstition encore, l'usage de la digitaline. La science des antibiotiques, les opérations sous hypnose, l'obtention de la pluie artificielle par dispersion de sels d'argent, par exemple, devraient commencer à faire sortir certaines pratiques « primitives » de la rubrique « naïvetés ».

Sir Frazer, absolument certain d'appartenir à la seule civilisation digne de ce nom, se refuse à envisager qu'il puisse exister chez les « inférieurs » des techniques réelles, mais d'un autre ordre que les nôtres, et son Rameau d'or ressemble à ces cartes du monde dressées par des enlumineurs ne connaissant que la Méditerranée : ils couvraient les blancs de dessins et inscriptions, « Ici Pays des Dragons », « Ici Île des Centaures »… D'ailleurs, le XIXe siècle ne se hâte-t-il pas, en tous domaines, de camoufler tous les blancs sur toutes les cartes ? Et même sur les cartes géographiques ? Il y a au Brésil, entre le Rio Tapagos et le Rio Xingu, une terre inconnue, vaste comme la Belgique. Aucun explorateur ne s'est approché de El Yafri, la cité interdite de l'Arabie. Une division japonaise en armes a disparu sans laisser de traces en Nouvelle-Guinée, un jour de 1943. Et si les deux puissances qui se partagent le monde parviennent à s'entendre, la vraie carte de la planète nous réservera quelques surprises. Depuis la bombe H, les militaires procèdent en secret au recensement des cavernes : labyrinthe souterrain extraordinaire en Suède, sous-sol de Virginie et de Tchécoslovaquie, lac caché sous les Baléares… Blancs sur le monde physique, blancs sur le monde humain. Nous ne savons pas tout des pouvoirs de l'homme, des ressources de son intelligence et de son psychisme, et nous avons inventé des îles des Centaures et des pays des Dragons : mentalité prélogique, superstition, folklore, magie imitative.

Hypothèse : des civilisations ont pu aller infiniment plus loin que nous dans l'exploitation des pouvoirs parapsychologiques.

Réponse : il n'y a pas de pouvoirs parapsychologiques.

Lavoisier avait prouvé qu'il n'y avait pas de météorites en déclarant : « Il ne peut tomber de pierres du ciel, parce qu'il n'y a pas de pierres dans le ciel. » Simon Newcomb avait prouvé que les avions ne sauraient voler, puisqu'un aéronef plus lourd que l'air est impossible.

Le docteur Fortune se rend en Nouvelle-Guinée pour étudier les Dobu. C'est un peuple de magiciens, mais ils ont cette particularité de croire que leurs techniques magiques sont valables partout et pour tous. Quand le docteur Fortune repart, un indigène lui fait cadeau d'un charme qui permet de se rendre invisible aux yeux d'autrui. « Je m'en suis souvent servi pour voler le cochon cuit en plein jour. Suivez bien mes recommandations, et vous pourrez chiper tout ce que vous voudrez dans les boutiques de Sidney. » – « Naturellement, dit le docteur Fortune, je n'ai jamais essayé. » Souvenez-vous de notre ami Charles Fort : « Dans la topographie de l'intelligence, on pourrait définir la connaissance comme l'ignorance enveloppée de rires. »

Cependant, une nouvelle école d'anthropologie est en train de naître et M. Lévi-Strauss n'hésite pas à soulever l'indignation en déclarant que les Négritos sont probablement plus forts que nous en matière de psychothérapie. Pionnier de cette nouvelle école, l'Américain William Seabrook, au lendemain de la première grande guerre, partit pour Haïti étudier le culte du Vaudou. Non voir de l'extérieur, mais vivre cette magie, entrer sans prévention dans cet autre monde. Paul Morand dit de lui magnifiquement(36) :

« Seabrook est peut-être le seul Blanc de notre époque qui ait reçu le baptême du sang. Il l'a reçu sans scepticisme ni fanatisme. Son attitude envers le mystère est celle d'un homme d'aujourd'hui. La science des dix dernières années nous a menés au bord de l'infini. Là, tout peut survenir désormais, voyages interplanétaires, découvertes de la quatrième dimension, T.S.F. avec Dieu. Il faut nous reconnaître cette supériorité sur nos pères que désormais nous sommes prêts à tout, moins crédules et plus croyants. Plus nous remontons à l'origine du monde, plus nous nous enfonçons chez les primitifs et plus nous découvrons que leurs secrets traditionnels coïncident avec nos recherches actuelles. Ce n'est que depuis peu que la Voie lactée est considérée comme génératrice des mondes stellaires : or les Aztèques l'ont expressément affirmé et on ne les croyait pas. Les sauvages ont conservé ce que la science retrouve. Ils ont cru à l'unité de la matière bien avant que l'atome d'hydrogène ait été isolé. Ils ont cru à l'arbre-homme, au fer-homme bien avant que sir J.C. Bose ait mesuré la sensibilité des végétaux et empoisonné du métal avec du venin de cobra. « La foi humaine, dit Huxley dans Les Essais d'un Biologiste, s'est développée de l'Esprit aux esprits, puis des esprits aux dieux et des dieux à Dieu. » On pourrait ajouter que, de Dieu, nous revenons à l'Esprit. »

Mais pour découvrir que les secrets traditionnels des « primitifs » coïncident avec nos recherches actuelles, il faudrait que la circulation s'établît entre l'anthropologie et les sciences physiques, chimiques, mathématiques récentes. Le simple voyageur curieux, intelligent et de formation historico-littéraire risque de passer à côté des observations les plus importantes. L'exploration n'a été jusqu'ici qu'une branche de la littérature, qu'un luxe de l'activité subjective. Quand elle sera autre chose, nous nous apercevrons peut-être de l'existence, au fond des âges, de civilisations dotées d'équipements techniques aussi considérables que les nôtres, quoique différents.

J. Alden Mason, anthropologue éminent et très officiel, affirme, avec références dûment contrôlées, qu'on a trouvé sur l'Altiplano péruvien des ornements en platine fondu. Or, le platine fond à 1 730 degrés et, pour le travailler, il faut une technologie comparable à la nôtre(37). Le professeur Mason voit la difficulté : il suppose donc que ces ornements ont été fabriqués à partir de poudre par frittage et non pas fondus. Cette supposition témoigne d'une véritable ignorance de la métallurgie. Dix minutes de recherches dans le Traité des Poudres Frittées de Schwartzkopf lui eussent démontré que l'hypothèse était irrecevable. Pourquoi ne pas consulter les spécialistes des autres disciplines ? Tout le procès de l'anthropologie est là. Avec la même innocence, le professeur Mason assure que l'on trouve dans la plus lointaine civilisation du Pérou la soudure des métaux à base de résine et de sels métalliques fondus. Le fait que cette technique est à base de l'électronique et accompagne des technologies excessivement développées, semble lui échapper. Nous nous excusons de faire étalage de connaissances, mais nous retrouvons là cette nécessité de « l'information concomitante », si vivement pressentie par Charles Fort.

En dépit de son attitude très prudente, le professent John Alden Mason, Curator Emeritus du musée des Antiquités américaines de l'Université de Pennsylvanie, dans son ouvrage The Ancient Civilization of Peru, ouvre une porte sur le réalisme fantastique lorsqu'il parle des Quipu. Les Quipu sont des cordes présentant des nœuds compliqués. On les retrouve chez les Incas et pré-Incas. Il s'agirait d'une écriture. Ils auraient servi à exprimer des idées, ou des groupes d'idées abstraites. L'un des meilleurs spécialistes des Quipu, Nordenskiöld, voit dans ceux-ci des calculs mathématiques, des horoscopes, diverses méthodes de prévision de l'avenir. Le problème est capital : il peut exister d'autres modes d'enregistrement de la pensée que l'écriture.

Allons plus loin : le nœud, base des Quipu, est considéré par les mathématiciens modernes comme un des plus grands mystères. Il n'est possible que dans un nombre impair de dimensions, impossible dans le plan et dans les espaces supérieurs pairs : 4, 6, 2 dimensions, et les topologistes n'ont réussi qu'à étudier les nœuds les plus simples. Il n'est donc pas improbable que se trouvent inscrites dans les Quipu des connaissances que nous ne possédons pas encore.

Autre exemple : la réflexion moderne sur la nature de la connaissance et les structures de l'esprit pourrait s'enrichir par l'étude du langage des Indiens Hopi de l'Amérique centrale. Ce langage se prête mieux que le nôtre aux sciences exactes. Il ne comprend pas de mots-verbes et de mots-noms, mais des mots-événements, s'appliquant ainsi plus étroitement au continu espace-temps dans lequel nous savons maintenant que nous vivons. Plus encore, le mot-événement possède trois modes : certitude, probabilité, imagination. Au lieu de dire un homme traversait la rivière en canot, le Hopi emploiera le groupe homme-rivière-canot selon trois combinaisons différentes selon qu'il s'agira d'un fait observé par le narrateur, rapporté par autrui, ou rêvé.

L'homme réellement moderne, au sens où l'entend Paul Morand et où nous l'entendons nous-mêmes, découvre que l'intelligence est une, à travers des structures différentes, comme le besoin de vivre sous abri est un, à travers mille architectures. Et il découvre que la nature de la connaissance est multiple, comme la Nature elle-même.


Il se peut que notre civilisation soit le résultat d'un long effort pour obtenir de la machine des pouvoirs que l'homme ancien possédait : communiquer à distance, s'élever dans les airs, libérer l'énergie de la matière, annuler la pesanteur, etc. Il se peut aussi qu'à l'extrémité de nos découvertes, nous nous apercevions que ces pouvoirs sont maniables avec un équipement si réduit que le mot « machine » changera de sens. Nous aurons été, dans ce cas, de l'esprit à la machine, et de la machine à l'esprit, et certaines civilisations lointaines nous le paraîtront beaucoup moins.

Dans son discours de réception à l'Université d'Oxford, en 1946, Jean Cocteau rapporte cette anecdote :

« Mon ami Pobers, professeur d'une chaire de parapsychologie à Utrecht, fut envoyé en mission aux Antilles afin d'étudier le rôle de la télépathie, d'un usage courant parmi les simples. Veulent-elles correspondre avec mari ou fils, en ville, les femmes s'adressent à un arbre, et père ou fils rapporte ce qu'on lui demande. Un jour que Pobers assistait à ce phénomène et demandait à la paysanne pourquoi elle employait un arbre, sa réponse fut surprenante et apte à résoudre tout le problème moderne de nos instincts atrophiés par les machines, sur quoi l'homme se repose. Voici donc la question : « Pourquoi vous adressez-vous à un arbre ? » Et voici la réponse : « Parce que je suis pauvre. Si j'étais riche, j'aurais le téléphone. »

Des électro-encéphalogrammes de Yogis en extase montrent des courbes qui ne correspondent à aucune des activités cérébrales connues de nous à l'état de veille ou de sommeil. Il y a beaucoup de blancs enluminés sur la carte de l'esprit civilisé : précognition, intuition, télépathie, génie, etc. Le jour où l'exploration de ces régions sera réellement développée, où l'on aura frayé des pistes à travers divers états de conscience inconnus de notre psychologie classique, l'étude des civilisations anciennes et des peuples dits primitifs révélera peut-être des technologies véritables et des aspects essentiels de la connaissance. À un centralisme culturel succédera un relativisme qui nous fera apparaître l'histoire de l'humanité sous une lumière nouvelle et fantastique. Le progrès n'est pas de renforcer les parenthèses, mais de multiplier les traits d'union.


Avant de poursuivre, et pour vous distraire un peu, nous aimerions vous faire lire une petite histoire que nous goûtons très fort. Elle est d'Arthur Clarke, bon philosophe à nos yeux. Nous l'avons traduite à votre intention. Repos donc, et place aux explosifs enfantillages !

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