I
Où les auteurs font le portrait de l'extravagant et merveilleux M. Fort. – L'incendie du sanatorium des coïncidences exagérées. – M. Fort en proie à la connaissance universelle. – Quarante mille notes sur les tempêtes de pervenches, les pluies de grenouilles et les averses de sang. – Le Livre des Damnés. – Un certain professeur Kreyssler. – Éloge et illustration de l'intermédiarisme. – L'ermite du Bronx ou le Rabelais cosmique. – Où les auteurs visitent la cathédrale Saint-Ailleurs. – Bon appétit, monsieur Fort !
Il y avait à New York, l'an 1910, dans un petit appartement bourgeois du Bronx, un bonhomme ni jeune ni vieux, qui ressemblait à un phoque timide. Son nom était Charles Hoy Fort. Il avait les pattes rondes et grasses, du ventre et des reins, pas de cou, un gros crâne à demi déplumé, le large nez asiate, des lunettes de fer et les moustaches de Gurdjieff. On eût dit aussi un professeur menchevik. Il ne sortait guère, sinon pour se rendre à la Bibliothèque municipale où il compulsait quantité de journaux, revues et annales de tous les États et toutes époques. Autour de son bureau à cylindre s'entassent des boîtes à chaussures vides et des piles de périodiques : l'American Almanach de 1883, le London Times des années 1880-1893, l'Annual Record of Science, vingt ans de Philosophical Magazine, Les Annales de la Société Entomologique de France, la Monthly Weather Review, l'Observatory, le Meteorological Journal, etc. Il portait une visière verte, et quand sa femme allumait le réchaud pour le déjeuner, il allait voir dans la cuisine si elle ne risquait pas de mettre le feu. C'était cela seulement qui agaçait Mme Fort, née Anna Filan, qu'il avait choisie pour sa parfaite absence de curiosité intellectuelle, qu'il aimait bien et qui l'aimait tendrement.
Jusqu'à trente-quatre ans, Charles Fort, enfant d'épiciers d'Albany, avait vivoté grâce à un médiocre talent de journaliste et une certaine habileté dans l'embaumement des papillons. Ses parents morts et l'épicerie vendue, il venait de se constituer des rentes minuscules qui lui permettaient enfin de se livrer exclusivement à sa passion : accumuler des notes sur des événements invraisemblables et pourtant établis.
Pluie rouge sur Blankenberghe, le 2 novembre 1819, pluie de boue en Tasmanie, le 14 novembre 1902. Des flocons de neige gros comme des soucoupes à Nashville, le 24 janvier 1891. Pluie de grenouilles à Birmingham le 30 juin 1892. Des aérolithes. Des boules de feu. Des traces de pas d'un animal fabuleux dans le Devonshire. Des disques volants. Des marques de ventouses sur des montagnes. Des engins dans le ciel. Des caprices de comètes. D'étranges disparitions. Des cataclysmes inexplicables. Des inscriptions sur des météorites. De la neige noire. Des lunes bleues. Des soleils verts. Des averses de sang.
Il réunit ainsi vingt-cinq mille notes, rangées dans des boîtes de carton. Des faits, sitôt mentionnés, sitôt retombés dans la trappe de l'indifférence. Des faits, pourtant. Il appelait cela son « sanatorium des coïncidences exagérées ». Des faits dont on se refusait à parler. Il entendait monter de ses fichiers « une véritable clameur de silence ». Il s'était pris d'une sorte de tendresse pour ces réalités incongrues, chassées du domaine de la connaissance, auxquelles il donnait asile dans son pauvre bureau du Bronx et qu'il cajolait en les fichant. « Petites putains, nabots, bossus, bouffons, et pourtant leur défilé chez moi aura l'impressionnante solidité des choses qui passent, et passent, et ne cessent de passer. »
Quand il était fatigué de tenir procession des données que la Science a jugé bon d'exclure (un iceberg volant s'abat en débris sur Rouen le 5 juillet 1853. Des caraques de voyageurs célestes. Des êtres ailés à 8 000 mètres dans le ciel de Palerme le 30 novembre 1880. Des roues lumineuses dans la mer. Des pluies de soufre, de chair. Des restes de géants en Écosse. Des cercueils de petits êtres venus d'ailleurs, dans les rochers d'Édimbourg)… quand il était fatigué, il se délassait l'esprit en jouant tout seul d'interminables parties de super-échecs, sur un échiquier de son invention qui comportait 1600 cases.
Puis, un jour, Charles Hoy Fort s'aperçut que ce formidable labeur n'était rien du tout. Inutilisable. Douteux. Une simple occupation de maniaque. Il entrevit qu'il n'avait fait que piétiner sur le seuil de ce qu'il cherchait obscurément, qu'il n'avait rien fait de ce qu'il y avait réellement à faire. Ce n'était pas une recherche, mais sa caricature. Et lui qui redoutait tant les risques d'incendie, jeta boîtes et fiches au feu.
Il venait de découvrir sa vraie nature. Ce maniaque des réalités singulières était un fanatique des idées générales. Qu'avait-il commencé inconsciemment à faire, au cours de ces années à demi perdues ? Pelotonné au fond de sa grotte à papillons et à vieux papiers, il s'était en vérité attaqué à une des grandes puissances du siècle : la certitude qu'ont les hommes civilisés de savoir tout de l'Univers dans lequel ils vivent. Et pourquoi s'était-il caché, comme honteusement, M. Charles Hoy Fort ? C'est que la moindre allusion au fait qu'il puisse exister dans l'Univers d'immenses domaines de l'Inconnu trouble désagréablement les hommes. M. Charles Hoy Fort s'était, somme toute, conduit comme un érotomane : gardons secrets nos vices, afin que la société n'entre pas en fureur, apprenant qu'elle laisse en friche la plupart des terres de la sexualité. Il s'agissait, maintenant, de passer de la maniaquerie à la prophétie, de la délectation solitaire à la déclaration de principe. Il s'agissait de faire désormais œuvre véritable, c'est-à-dire révolutionnaire.
La connaissance scientifique n'est pas objective. Elle est, comme la civilisation, une conjuration. On rejette quantité de faits parce qu'ils dérangeraient les raisonnements établis. Nous vivons sous un régime d'inquisition où l'arme la plus fréquemment employée contre la réalité non conforme est le mépris accompagné de rires. Qu'est-ce que la connaissance, dans de telles conditions ? « Dans la topographie de l'intelligence, on pourrait, dit Fort, définir la connaissance comme l'ignorance enveloppée de rires. » Il va donc falloir réclamer une addition aux libertés que garantit la Constitution : la liberté de douter de la science. Liberté de douter de l'évolution (et si l'œuvre de Darwin était une fiction ?), de la rotation de la Terre, de l'existence d'une vitesse de la lumière, de la gravitation, etc. De tout, sauf des faits. Des faits non triés, tels qu'ils se présentent, nobles ou non, bâtards ou purs, avec leurs cortèges de bizarreries et leurs concomitances incongrues. Ne rien rejeter du réel : une science future découvrira des relations inconnues entre les faits qui nous paraissent sans rapport. La science a besoin d'être secouée par un esprit boulimique quoique non crédule, neuf, sauvage. Le monde a besoin d'une encyclopédie des faits exclus, des réalités damnées. « J'ai bien peur qu'il faille livrer à notre civilisation des mondes nouveaux où les grenouilles blanches auront le droit de vivre. »
En huit années, le phoque timide du Bronx se mit en devoir d'apprendre tous les arts et toutes les sciences – et d'en inventer une demi-douzaine pour son propre compte. Saisi par le délire encyclopédique, il s'acharne à ce travail gigantesque qui consiste moins à apprendre qu'à prendre conscience de la totalité du vivant. « Je m'émerveillais que quiconque puisse se satisfaire d'être romancier, tailleur, industriel ou balayeur des rues. » Principes, formules, lois, phénomènes furent digérés à la Bibliothèque municipale de New York, au British Museum et par la grâce d'une énorme correspondance avec les plus grandes bibliothèques et librairies du monde. Quarante mille notes, réparties en treize cents sections, écrites au crayon sur des cartons minuscules, en un langage sténographique de son invention. Au-dessus de cette entreprise folle rayonne le don de considérer chaque sujet du point de vue d'une intelligence supérieure qui vient seulement d'en apprendre l'existence :
« L'astronomie.
« Un veilleur de nuit surveille une demi-douzaine de lanternes rouges dans une rue barrée. Il y a des becs de gaz, des lampadaires et des fenêtres éclairées dans le quartier. On gratte des allumettes, on allume des feux, un incendie s'est déclaré, il y a des enseignes au néon et des phares d'automobiles. Mais le veilleur de nuit s'en tient à son petit système… »
En même temps, il reprend ses recherches sur les faits rejetés, mais systématiquement et en s'efforçant de vérifier chacun par recoupement. Il soumet son entreprise à un plan couvrant l'astronomie, la sociologie, la psychologie, la morphologie, la chimie, le magnétisme. Il ne fait plus une collection : il tente d'obtenir le dessin de la rose des vents extérieurs, de fabriquer la boussole pour la navigation sur les océans de l'autre côté, de reconstituer le puzzle des mondes cachés derrière ce monde. Il lui faut chaque feuille qui frémit dans l'arbre immense du fantastique : des hurlements traversent le ciel de Naples le 22 novembre 1821 ; des poissons tombent des nuages sur Singapour en 1861 ; en Indre-et-Loire, un 10 avril, une cataracte de feuilles mortes ; avec la foudre, des haches de pierre s'abattent sur Sumatra ; des chutes de matière vivante ; des Tamerlan de l'espace commettent des rapts ; des épaves de mondes vagabonds circulent au-dessus de nous… « Je suis intelligent et contraste ainsi fortement avec les orthodoxes. Comme je n'ai pas le dédain aristocratique d'un conservateur new-yorkais ou d'un sorcier esquimau, je dois bien me forcer à concevoir d'autres mondes… »
Mme Fort ne s'intéresse absolument pas à tout cela. Elle est même si indifférente que l'extravagance ne lui apparaît pas. Il ne parle pas de ses travaux, ou bien à de rares amis éberlués. Il ne tient pas à les voir. Il leur écrit de temps en temps. « J'ai l'impression de me livrer à un nouveau vice recommandé aux amateurs de péchés inédits. Au début, certaines de mes données étaient si effrayantes ou si ridicules qu'on les détestait ou méprisait à la lecture. Maintenant, cela va mieux ; il y a un peu de place pour la pitié. »
Ses yeux se fatiguent. Il va devenir aveugle. Il s'arrête et médite plusieurs mois, ne se nourrissant plus que de pain bis et de fromage. L'œil redevenu clair, il entreprend d'exposer sa vision personnelle de l'univers, antidogmatique, et d'ouvrir la compréhension d'autrui à grands coups d'humour. « Parfois, je me surprenais moi-même à ne pas penser ce que je préférais croire. » À mesure qu'il avait progressé dans l'étude des diverses sciences, il avait progressé dans la découverte de leurs insuffisances. Il faut les démolir à la base : c'est l'esprit qui n'est pas le bon. Il faut tout recommencer en réintroduisant les faits exclus sur lesquels il a réuni une documentation cyclopéenne. D'abord les réintroduire. Les expliquer ensuite, si possible. « Je ne crois pas faire une idole de l'absurde. Je pense que dans les premiers tâtonnements, il n'y a pas moyen de savoir ce qui sera par la suite acceptable. Si l'un des pionniers de la zoologie (qui est à refaire) entendait parler d'oiseaux qui poussent sur les arbres, il devrait signaler avoir entendu parler d'oiseaux qui poussent sur les arbres. Puis il devrait s'occuper, mais seulement alors, de passer les données de ceci au crible. »
Signalons, signalons, nous finirons un jour par découvrir que quelque chose nous fait signe.
Ce sont les structures mêmes de la connaissance qu'il faut revoir. Charles Hoy Fort sent frémir en lui de nombreuses théories qui ont toutes les ailes de l'Ange du Bizarre. Il voit la Science comme une voiture très civilisée lancée sur une autostrade. Mais de chaque côté de cette merveilleuse piste bitume et néon s'étend un pays sauvage, plein de prodiges et de mystères. Stop ! Prospectez aussi le pays en largeur ! Déroutez-vous ! Zigzaguez ! Il faut donc faire de grands gestes désordonnés, clownesques, comme on fait pour tenter d'arrêter une voiture. Peu importe de passer pour un grotesque : c'est urgent. M. Charles Hoy Fort, ermite du Bronx, estime avoir à accomplir le plus vite et le plus fort possible un certain nombre de « singeries » tout à fait nécessaires.
Persuadé de l'importance de sa mission et libéré de sa documentation, il entreprend de ramasser en trois cents pages les meilleurs de ses explosifs. « Consumez-moi le tronc d'un séquoia, feuilletez-moi des pages de falaises crayeuses, multipliez-moi par mille et remplacez mon immodestie futile par une mégalomanie de Titan, alors seulement pourrai-je écrire avec l'ampleur que me réclame mon sujet. »
Il compose son premier ouvrage, Le Livre des Damnés où, dit-il, se trouvent proposées un « certain nombre d'expériences en matière de structure de la connaissance ». Cet ouvrage parut à New York en 1919. Il produisit une révolution dans les milieux intellectuels. Avant les premières manifestations du dadaïsme et du surréalisme, Charles Fort introduisait dans la Science ce que Tzara, Breton et leurs disciples allaient introduire dans les arts et la littérature : le refus flamboyant de jouer à un jeu où tout le monde triche, la furieuse affirmation « qu'il y a autre chose ». Un énorme effort, non peut-être pour penser le réel dans sa totalité, mais pour empêcher que le réel soit pensé de façon faussement cohérente. Une rupture essentielle. « Je suis un taon qui harcèle le cuir de la connaissance pour l'empêcher de dormir. »
Le Livre des Damnés ? « Un rameau d'or pour les cinglés », déclara John Winterich. « Une des monstruosités de la littérature », écrivit Edmund Pearson. Pour Ben Hecht, « Charles Fort est l'apôtre de l'exception et le prêtre mystificateur de l'improbable ». Martin Gardner, cependant, reconnaît que « ses sarcasmes sont en harmonie avec les critiques les plus valables d'Einstein et de Russell ». John W. Campbell assure « qu'il y a dans cette œuvre les germes d'au moins six sciences nouvelles ». « Lire Charles Fort, c'est chevaucher une comète », avoue Maynard Shipley, et Théodore Dreiser voit en lui « la plus grande figure littéraire depuis Edgar Poe ».
Ce n'est qu'en 1955 que Le Livre des Damnés fut publié : en France par mes soins(33) qui ne furent sans doute pas assez diligents. En dépit d'une excellente traduction et présentation de Robert Benayoun et d'un message de Tiffany Thayer, qui préside aux États-Unis la Société des Amis de Charles Fort(34), cet ouvrage extraordinaire passa quasiment inaperçu. Nous nous consolâmes, Bergier et moi, de cette mésaventure d'un de nos plus chers maîtres en imaginant celui-ci goûter, du fond de la super-mer des Sargasses célestes où il réside sans doute, cette clameur du silence qui monte vers lui du pays de Descartes.
Notre ancien embaumeur de papillons avait horreur du fixé, du classé, du défini. La Science isole les phénomènes et les choses pour les observer. La grande idée de Charles Fort est que rien n'est isolable. Toute chose isolée cesse d'exister.
Un machaon pompe une giroflée : c'est un papillon plus du suc de giroflée ; c'est une giroflée moins un appétit de papillon. Toute définition d'une chose en soi est un attentat contre la réalité. « Parmi les tribus dites sauvages, on entoure de soins respectueux les simples d'esprit. On reconnaît généralement la définition d'une chose en termes d'elle-même comme un signe de faiblesse d'esprit. Tous les savants commencent leurs travaux par ce genre de définition, et parmi nos tribus, on entoure de soins respectueux les savants. »
Voilà Charles Hoy Fort, amateur d'insolite, scribe des miracles, engagé dans une formidable réflexion sur la réflexion. Car c'est à la structure mentale de l'homme civilisé qu'il s'en prend. Il n'est plus du tout d'accord avec le moteur à deux temps qui alimente le raisonnement moderne. Deux temps : le oui et le non, le positif et le négatif. La connaissance et l'intelligence modernes reposent sur ce fonctionnement binaire juste, faux, ouvert, fermé ; vivant, mort, liquide, solide, etc. Ce que réclame Fort contre Descartes, c'est un point de vue sur le général à partir de quoi le particulier pourrait être défini dans ses rapports avec lui ; à partir de quoi chaque chose serait perçue comme intermédiaire d'autre chose. Ce qu'il réclame, c'est une nouvelle structure mentale, capable de percevoir comme réels les états intermédiaires entre le oui et le non, le positif et le négatif. C'est-à-dire un raisonnement au-dessus du binaire. Un troisième œil de l'intelligence, en quelque sorte. Pour exprimer la vision de ce troisième œil, le langage, qui est un produit du binaire (une conjuration, une limitation organisée), n'est pas suffisant. Il faut donc à Fort utiliser des adjectifs à double face en épithètes-Janus « réel-irréel », « immatériel-matériel », « soluble-insoluble ».
Un de nos amis avait, un jour que nous déjeunions avec lui, Bergier et moi, inventé de toutes pièces un grave professeur autrichien, fils d'un hôtelier de Magdebourg à l'enseigne Les Deux Hémisphères, nommé Kreyssler. Herr Professor Kreyssler, dont il nous entretint longuement, avait consacré une œuvre gigantesque à la refonte du langage occidental. Notre ami songeait à faire paraître dans une revue sérieuse une étude sur le « verbalisme de Kreyssler » et c'eût été une mystification très utile. Donc, Kreyssler avait tenté de dénouer le corset du langage, afin que celui-ci se gonflât enfin des états intermédiaires négligés dans notre actuelle structure mentale. Prenons un exemple. Le retard et l'avance. Comment définirai-je le retard sur l'avance que je souhaitais prendre ? Il n'y a pas de mot. Kreyssler proposait : l'atard. Et l'avance sur le retard que j'avais ? La revance. Il ne s'agit ici que des intermédiarités du temps. Plongeons dans les états psychologiques. L'amour et la haine. Si j'aime lâchement, n'aimant que moi à travers l'autre, ainsi entraîné vers la haine, est-ce l'amour ? Ce n'est que l'amaine. Si je hais mon ennemi, ne perdant point cependant le fil de l'unité de tous les êtres, faisant mon devoir d'ennemi mais conciliant haine et amour, ce n'est pas la haine, c'est la hour. Passons aux intermédiarités fondamentales. Qu'est-ce que mourir et qu'est-ce que vivre ? Tant d'états intermédiaires que nous refusons de voir ! Il y a mouvre, qui n'est pas vivre, qui est seulement s'empêcher de mourir. Et il y a vivre vraiment, en dépit de devoir mourir, qui est virir. Voyez enfin les états de conscience. Comme notre conscience flotte entre dormir et veiller. Combien de fois ma conscience ne fait que vemir : croire qu'elle veille quand elle se laisse dormir ! Dieu veuille que, se sachant si prompte à dormir, elle essaye de veiller, et c'est doriller.
Notre ami venait de lire Fort quand il nous présenta cette farce géniale. « En termes de métaphysique, dit Fort, j'estime que tout ce que l'on nomme communément « existence » et que je nomme intermédiarité, est une quasi-existence, ni réelle, ni irréelle, mais expression d'une tentative, visant au réel ou à la pénétration d'une existence réelle. » Cette entreprise est sans précédent dans les temps modernes. Elle annonce le grand changement de structure de l'esprit qu'exigent maintenant les découvertes de certaines réalités physico-mathématiques. Au niveau de la particule, par exemple, le temps circule dans les deux sens à la fois. Des équations sont à la fois vraies et fausses. La lumière est à la fois continue et brisée.
« Ce que l'on nomme Être est le mouvement : tout mouvement n'est pas l'expression d'un équilibre, mais d'un essai de mise en équilibre ou de l'équilibre non atteint. Et le simple fait d'être se manifeste dans l'intermédiarité entre équilibre et déséquilibre. » Ceci date de 1919 et rejoint les réflexions contemporaines d'un physicien biologiste comme Jacques Ménétrier sur l'inversion de l'entropie. « Tous les phénomènes, dans notre état intermédiaire ou quasi-état, représentent une tentative vers l'organisation, l'harmonisation, l'individualisation, c'est-à-dire une tentative d'atteindre la réalité. Mais toute tentative est mise en échec par la continuité, ou par les forces extérieures, par les faits exclus, contigus des inclus. » Ceci anticipe sur une des opérations les plus abstraites de la physique quantique : la normalisation des fonctions, opération qui consiste à établir la fonction décrivant un objet physique de telle façon qu'il y ait une possibilité de retrouver cet objet dans l'univers tout entier.
« Je conçois toutes choses comme occupant des gradations, des étapes sérielles entre la réalité et l'irréalité. » C'est pourquoi peu importe à Fort de s'emparer de tel fait ou de tel autre pour commencer à décrire la totalité. Et pourquoi choisir un fait rassurant pour la raison, plutôt qu'un fait inquiétant ? Pourquoi exclure ? Pour calculer un cercle, on peut commencer n'importe où. Il signale, par exemple, l'existence d'objets volants. Voilà un groupe de faits à partir desquels on peut commencer à saisir la totalité. Mais, dit-il aussitôt, « une tempête de pervenches ferait aussi bien l'affaire ».
« Je ne suis pas un réaliste. Je ne suis pas un idéaliste. Je suis un intermédiariste. » Comment, si l'on s'attaque à la racine de la compréhension, à la base même de l'esprit, se faire entendre ? Par une apparente excentricité qui est le langage-choc du génie réellement centraliste : il va d'autant plus loin chercher ses images qu'il est sûr de les ramener au point fixe et profond de sa méditation. Dans une certaine mesure, notre compère Charles Hoy Fort procède à la manière de Rabelais. Il fait un tintamarre d'humour et d'images à réveiller les morts.
« Je collectionne des notes sur tous sujets doués de quelque diversité, comme les déviations de la concentricité dans le cratère lunaire Copernic, l'apparition soudaine de Britanniques pourpres, les météores stationnaires, ou la poussée soudaine de cheveux sur la tête chauve d'une momie. Toutefois, mon plus grand intérêt ne se porte pas sur les faits, mais sur les rapports entre les faits. J'ai longtemps médité sur les soi-disant rapports que l'on nomme coïncidences. Et s'il n'y avait pas de coïncidences ? »
« Aux jours d'antan, lorsque j'étais un garnement spécialement pervers, on me condamnait à travailler le samedi dans la boutique paternelle, où je devais gratter les étiquettes des boîtes de conserve concurrentes, pour y coller celles de mes parents. Un jour que je disposais d'une véritable pyramide de conserves de fruits et de légumes, il ne me restait plus que des étiquettes de pêches. Je les collai sur les boîtes de pêches, lorsque j'en vins aux abricots. Et je pensai : abricots ne sont-ils pas des pêches ? Et certaines prunes ne sont-elles pas des abricots ? Là-dessus, je me mis facétieusement ou scientifiquement à coller mes étiquettes de pêches sur les boîtes de prunes, de cerises, de haricots et de petits pois. Quel était mon motif ? Je l'ignore à ce jour, n'ayant pas encore décidé si j'étais un savant ou un humoriste. »
« Une nouvelle étoile apparaît : jusqu'à quel point diffère-t-elle de certaines gouttes d'origine inconnue qu'on vient de relever sur un cotonnier de l'Oklahoma ? »
« J'ai en ce moment un spécimen de papillon particulièrement brillant : un sphinx tête-de-mort. Il couine comme une souris et le son me paraît vocal. On dit du papillon Kalima, lequel ressemble à une feuille morte, qu'il imite la feuille morte. Mais le sphinx tête-de-mort imite-t-il les ossements ? »
« S'il n'y a pas de différences positives, il n'est pas possible de définir quoi que ce soit comme positivement différent d'autre chose. Qu'est-ce qu'une maison ? Une grange est une maison, à condition qu'on y vive. Mais si la résidence constitue l'essence d'une maison, plutôt que le style d'architecture, alors un nid d'oiseau est une maison. L'occupation humaine ne constitue pas le critère, puisque les chiens ont leur maison ; ni la matière, puisque les Esquimaux ont des maisons de neige. Et deux choses aussi positivement différentes que la Maison-Blanche de Washington et la coquille d'un bernard-l'ermite se révèlent contiguës. »
« Des îles de corail blanc sur une mer bleu sombre.
« Leur apparence de distinction, leur apparence d'individualité ou la différence positive qui les sépare, ne sont que projection du même fond océanique. La différence entre terre et mer n'est pas positive. Dans toute eau il y a un peu de terre, dans toute terre il y a de l'eau. En sorte que toutes les apparences sont fallacieuses puisqu'elles font partie d'un même spectre. Un pied de table n'a rien de positif, il n'est qu'une projection de quelque chose. Et aucun de nous n'est une personne puisque physiquement nous sommes contigus de ce qui nous entoure, puisque psychiquement il ne nous parvient rien d'autre que l'expression de nos rapports avec tout ce qui nous entoure.
« Ma position est la suivante : toutes les choses qui semblent posséder une identité individuelle ne sont que des îles, projections d'un continent sous-marin, et n'ont pas de contours réels. »
« Par beauté, je désignerai ce qui semble complet. L'incomplet ou le mutilé est totalement laid. La Vénus de Milo. Un enfant la trouverait laide. Si un esprit pur l'imagine complète, elle deviendra belle. Une main conçue en tant que main peut sembler belle. Abandonnée sur un champ de bataille, elle ne l'est plus. Mais tout ce qui nous entoure est une partie de quelque chose, elle-même partie d'une autre : en ce monde, il n'est rien de beau, seules les apparences sont intermédiaire entre la beauté et la laideur. Seule est complète l'universalité, seul est beau le complet. »
La profonde pensée de notre maître Fort, c'est donc l'unité sous-jacente de toutes choses et de tous phénomènes. Or la pensée civilisée du XIXe siècle finissant place partout des parenthèses, et notre mode de raisonnement, binaire, n'envisage que la dualité. Voilà le fol-sage du Bronx en révolte contre la Science exclusionniste de son temps, et aussi contre la structure même de notre intelligence. Une autre forme d'intelligence lui paraît nécessaire : une intelligence en quelque sorte mystique, éveillée à la présence de la Totalité. À partir de quoi, il va suggérer d'autres méthodes de connaissance. Pour nous y préparer, il procède par déchirements, éclatements de nos habitudes de pensée. « Je vous enverrai dinguer contre les portes qui ouvrent sur autre chose. »
Cependant, M. Fort n'est pas un idéaliste. Il milite contre notre peu de réalisme : nous refusons le réel quand il est fantastique. M. Fort ne prêche pas une nouvelle religion. Tout au contraire, il s'empresse de dresser une barrière autour de sa doctrine pour empêcher les esprits faibles d'y entrer. Que « tout soit dans tout », que l'univers soit contenu dans un grain de sable, il en est persuadé. Mais cette certitude métaphysique ne peut briller qu'au plus haut niveau de la réflexion. Elle ne saurait descendre au niveau de l'occultisme primaire sans devenir ridicule. Elle ne saurait permettre les délires de la pensée analogique, si chère aux douteux ésotéristes qui vous expliquent sans cesse une chose par une autre chose : la Bible par les nombres, la dernière guerre par la Grande Pyramide, la Révolution par les tarots, mon avenir par les astres – et qui voient partout des signes de tout. « Il y a probablement un rapport entre une rose et un hippopotame, cependant il ne viendra jamais à un jeune homme l'idée d'offrir à sa fiancée un bouquet d'hippopotames. » Mark Twain, dénonçant le même vice de pensée, déclarait plaisamment qu'on peut expliquer La Chanson de Printemps par les Tables de la Loi puisque Moïse et Mendelssohn sont le même nom : il suffit de remplacer oïse par endelssohn. Et Charles Fort revient à la charge avec cette caricature : « On peut identifier un éléphant à un tournesol : tous deux ont une longue tige. On ne peut distinguer un chameau d'une cacahuète, si l'on ne considère que les bosses. »
Tel est le bonhomme, solide et de gay savoir. Voyons maintenant sa pensée prendre une ampleur cosmique.
Et si ta terre elle-même n'était pas réelle en tant que telle ? Si elle n'était que quelque chose d'intermédiaire dans le cosmos ? La terre n'est peut-être nullement indépendante, et la vie sur terre n'est peut-être nullement indépendante d'autres vies, d'autres existences dans les espaces…
Quarante mille notes sur les pluies de toutes sortes qui se sont abattues ici-bas ont depuis longtemps invité Charles Fort à admettre l'hypothèse que la plupart de celles-ci ne sont pas d'origine terrestre. « Je propose qu'on envisage l'idée qu'il y a, au-delà de notre monde, d'autres continents d'où tombent des objets, tout comme les épaves de l'Amérique dérivent sur l'Europe. »
Disons-le immédiatement : Fort n'est pas un naïf. Il ne croit pas tout. Il s'insurge seulement contre l'habitude de nier a priori. Il ne désigne pas du doigt des vérités : il donne des coups de poing pour démolir l'édifice scientifique de son temps, constitué par des vérités si partielles qu'elles ressemblent à des erreurs. Il rit ? C'est qu'on ne voit pas pourquoi l'effort humain vers la connaissance ne serait pas parfois traversé par le rire, qui est humain aussi. Il invente ? Il rêve ? Il extrapole ? Rabelais cosmique ? Il en convient. « Ce livre est une fiction, comme les Voyages de Gulliver, l'Origine des Espèces et d'ailleurs la Bible. »
« Des pluies et des neiges noires, des flocons de neige, noire comme le jais. Du mâchefer à fonderie tombe du ciel dans la mer d'Écosse. On le retrouve en si grande quantité que le produit eût pu représenter le rendement global de toutes les fonderies du monde. Je pense à une île avoisinant un trajet commercial trans-océanique. Elle pourrait recevoir plusieurs fois par an des détritus provenant des navires de passage. » Pourquoi pas des débris ou des déchets de navires interstellaires ?
Des pluies de substance animale, de matière gélatineuse, accompagnées d'une forte odeur de pourriture. « Admettra-t-on que dans les espaces infinis flottent de vastes régions visqueuses et gélatineuses ? » S'agirait-il de cargaisons alimentaires déposées dans le ciel par les Grands Voyageurs d'autres mondes ? « J'ai le sentiment qu'au-dessus de nos têtes une région stationnaire, dans laquelle les forces gravitationnelle et météorologique terrestres sont relativement inertes, reçoit extérieurement des produits analogues aux nôtres. »
Des pluies d'animaux vivants : des poissons, des grenouilles, des tortues. Venus d'ailleurs ? dans ce cas, les êtres humains aussi sont peut-être venus ancestralement d'ailleurs… À moins qu'il ne s'agisse d'animaux arrachés à la terre par des ouragans, des trombes, et déposés dans une région de l'espace où ne joue pas la gravitation, sorte de chambre froide où se conservent indéfiniment les produits de ces rapts. Enlevés à la terre et ayant passé la porte qui donne sur ailleurs, rassemblés dans une super-mer des Sargasses du ciel. « Les objets soulevés par les ouragans peuvent être entrés dans une zone de suspension située au-dessus de la terre, flotter l'un près de l'autre longuement, tomber enfin… » « Vous avez les données, faites-en ce qu'il vous plaira… » « Où vont les trombes, de quoi sont-elles faites ?… » « Une super-mer des Sargasses : épaves, détritus, vieilles cargaisons des naufrages interplanétaires, objets rejetés dans ce que l'on nomme espace par les convulsions des planètes voisines, reliques du temps des Alexandres, des Césars et des Napoléons de Mars, de Jupiter et de Neptune. Objets soulevés par nos cyclones : granges et chevaux, éléphants, mouches, ptérodactyles et moas, feuilles d'arbres récentes ou de l'âge carbonifère, le tout tendant à se désintégrer en boues ou en poussières homogènes, rouges, noires ou jaunes, trésors pour paléontologues ou archéologues, accumulations de siècles, ouragans de l'Égypte, de la Grèce, de l'Assyrie… »
« Des pierres tombent avec la foudre. Les paysans ont cru aux météorites, la Science a exclu les météorites. Les paysans croient aux pierres de foudre, la Science exclut les pierres de foudre. Il est inutile de souligner que les paysans arpentent la campagne pendant que les savants se cloîtrent dans leurs laboratoires et leurs salles de conférences. »
Des pierres de foudre taillées. Des pierres chargées de marques, de signes. Et si d'autres mondes tentaient ainsi, et autrement, de communiquer avec nous, ou tout au moins avec certains de nous ? « Avec une secte, peut-être une société secrète, ou certains habitants très ésotériques de cette terre ? » Il y a des milliers et des milliers de témoignages sur ces tentatives de communication. « Mon expérience prolongée de la suppression et de l'indifférence me donne à penser, avant même d'entrer dans le sujet, que les astronomes ont vu ces mondes, que les météorologues, que les savants, que les observateurs spécialisés les ont aperçus à maintes reprises. Mais que le Système en a exclu toutes les données. »
Rappelons encore une fois que ceci est écrit aux environs de 1910. Aujourd'hui, Russes et Américains construisent des laboratoires pour l'étude des signaux qui pourraient nous être faits par d'autres mondes.
Et peut-être avons-nous été visités dans un lointain passé ? Et si la paléontologie était fausse ? Et si les grands ossements découverts par les savants exclusionnistes du XIXe siècle avaient été rassemblés arbitrairement ? Restes d'êtres gigantesques, visiteurs occasionnels de notre planète ? Au fond, qui nous oblige à croire à la faune préhumaine dont nous entretiennent les paléontologues qui n'en savent pas plus que nous ? « Quelle que soit ma nature optimiste et crédule, chaque fois que je visite le Musée Américain d'Histoire Naturelle, mon cynisme reprend le dessus dans la section « Fossiles ». Ossements gigantesques, reconstruits de manière à faire des Dinosaures « vraisemblables ». À l'étage au-dessous, il y a une reconstitution du « Dodo ». C'est une vraie fiction, présenté comme telle. Mais édifiée avec un tel amour, une telle ardeur à convaincre… »
« Pourquoi, si nous avons été visités, ne le sommes-nous plus ?
« J'entrevois une réponse simple et immédiatement acceptable :
« Éduquerions-nous, civiliserions-nous, si nous le pouvions, des cochons, des oies et des vaches ? Serions-nous avisés d'établir des relations diplomatiques avec la poule qui fonctionne pour nous satisfaire de son sens absolu de l'achèvement ?
« Je crois que nous sommes des biens immobiliers, des accessoires, du bétail.
« Je pense que nous appartenons à quelque chose. Qu'autrefois, la Terre était une sorte de no man's land que d'autres mondes ont exploré, colonisé et se sont disputé entre eux.
« À présent, quelque chose possède la Terre et en a éloigné tous les colons. Rien ne nous est apparu venant d'ailleurs, aussi ouvertement qu'un Christophe Colomb débarquant sur San Salvador ou Hudson remontant le fleuve qui porte son nom. Mais, quant aux visites subreptices rendues à la planète, tout récemment encore, quant aux voyageurs émissaires venus peut-être d'un autre monde et tenant beaucoup à nous éviter, nous en aurons des preuves convaincantes.
« En entreprenant cette tâche, il me faudra négliger à mon tour certains aspects de la réalité. Je vois mal par exemple comment couvrir dans un seul livre tous les usages possibles de l'humanité pour un mode différent d'existence ou même justifier l'illusion flatteuse qui veut que nous soyons utiles à quelque chose. Des cochons, des oies et des vaches doivent tout d'abord découvrir qu'on les possède, puis se préoccuper de savoir pourquoi on les possède. Peut-être sommes-nous utilisables, peut-être un arrangement s'est-il opéré entre plusieurs parties : quelque chose a sur nous droit légal par la force, après avoir payé pour l'obtenir l'équivalent des verroteries que lui réclamait notre propriétaire précédent, plus primitif. Et cette transaction est connue depuis plusieurs siècles par certains d'entre nous, moutons de tête d'un culte ou d'un ordre secret, dont les membres en esclaves de première classe nous dirigent au gré des instructions reçues, et nous aiguillent vers notre mystérieuse fonction.
« Autrefois, bien avant que la possession légale ait été établie, des habitants d'une foule d'Univers ont atterri sur terre, y ont sauté, volé, mis à la voile ou dérivé, poussés, tirés vers nos rivages, isolément ou bien par groupes, nous visitant à l'occasion ou périodiquement, pour raisons de chasse, de troc ou de prospection, peut-être aussi pour remplir leurs harems. Ils ont chez nous planté leurs colonies, se sont perdus ou ont dû repartir. Peuples civilisés ou primitifs, êtres ou choses, formes blanches, noires ou jaunes. »
Nous ne sommes pas seuls, la Terre n'est pas seule, « nous sommes tous des insectes et des souris, et seulement différentes expressions d'un grand fromage universel » dont nous percevons très vaguement les fermentations et l'odeur. Il y a d'autres mondes derrière le nôtre, d'autres vies derrière ce que nous appelons la vie. Abolir les parenthèses de l'exclusionnisme pour ouvrir les hypothèses de l'Unité fantastique. Et tant pis si nous nous trompons, si nous dessinons, par exemple, une carte de l'Amérique sur laquelle l'Hudson conduirait directement à la Sibérie, l'essentiel, dans ce moment de renaissance de l'esprit et des méthodes de connaissance, est que nous sachions fermement que les cartes sont à redessiner, que le monde n'est pas ce que nous pensions qu'il était, et que nous devons nous-mêmes devenir, au sein de notre propre conscience, autre chose que ce que nous étions.
D'autres mondes communiquent avec la terre. Il y a des preuves. Celles que nous croyons voir ne sont peut-être pas les bonnes. Mais il y en a. Les marques de ventouses sur les montagnes : des preuves ? On ne sait. Mais elles nous mettront l'esprit en éveil pour en trouver de meilleures :
« Ces marques me paraissent symboliser la communication.
« Mais pas des moyens de communication entre habitants de la terre. J'ai l'impression qu'une force extérieure a marqué de symboles les rochers de la terre, et ceci de très loin. Je ne pense pas que les marques de ventouses soient des communications inscrites entre divers habitants de la terre, parce qu'il paraît inacceptable que les habitants de la Chine, de l'Écosse et de l'Amérique aient tous conçu le même système. Les marques de ventouses sont des séries d'impressions à même le roc et faisant penser irrésistiblement à des ventouses. Parfois, elles sont entourées d'un cercle, parfois d'un simple demi-cercle. On en trouve virtuellement partout, en Angleterre, en France, en Amérique, en Algérie, en Caucasie et en Palestine, partout sauf peut-être dans le Grand Nord. En Chine, les falaises en sont parsemées. Sur une falaise proche du lac de Côme, il y a un labyrinthe de ces marques. En Italie, en Espagne et aux Indes, on les trouve en quantités incroyables. Supposons qu'une force disons analogue à la force électrique puisse de loin marquer les rochers, comme le sélénium peut à des centaines de kilomètres être marqué par les téléphotographes, mais je suis l'homme de deux esprits.
« Des explorateurs perdus venus de quelque part. On tente, de quelque part, de communiquer avec eux, et une frénésie de messages pleut en averse sur la terre, dans l'espoir que certains d'entre eux marqueront les rochers, près des explorateurs égarés. Ou encore, quelque part sur terre, il y a une surface rocheuse d'un genre très spécial, un récepteur, une construction polaire, ou une colline abrupte et conique, sur laquelle depuis des siècles viennent s'inscrire les messages d'un autre monde. Mais parfois, ces messages se perdent et marquent des parois situées à des milliers de kilomètres du récepteur. Peut-être les forces dissimulées derrière l'histoire de la terre ont-elles laissé sur les rochers de Palestine, d'Angleterre, de Chine et des Indes, des archives qui seront un jour déchiffrées, ou des instructions mal dirigées à l'adresse des ordres ésotériques, des francs-maçons, et des jésuites de l'espace. »
Aucune image ne sera trop folle, aucune hypothèse trop ouverte : béliers pour enfoncer la forteresse. Il y a des engins volants, il y a des explorateurs dans l'espace. Et s'ils prélevaient au passage, pour examen, quelques organismes vivants d'ici-bas ? « Je crois qu'on nous pêche. Peut-être sommes-nous hautement estimés par les super-gourmets des sphères supérieures ? Je suis ravi de penser qu'après tout je puisse être utile à quelque chose. Je suis sûr que bien des filets ont traîné dans notre atmosphère, et ont été identifiés à des trombes ou à des ouragans. Je crois qu'on nous pêche, mais je ne le mentionne qu'en passant… »
Voici atteintes les profondeurs de l'inadmissible, murmure avec une tranquille satisfaction notre petit père Charles Hoy Fort. Il retire sa visière verte, frotte ses gros yeux usés, lisse sa moustache de phoque, et il va voir dans la cuisine si sa bonne épouse, Anna, en faisant cuire les haricots rouges du dîner, ne risque pas de mettre le feu à la baraque, aux cartons, aux fiches, au musée de la coïncidence, au conservatoire de l'improbable, au salon des artistes célestes, au bureau des objets tombés, à cette bibliothèque des autres mondes, à cette cathédrale Saint-Ailleurs, au scintillant, au fabuleux costume de Folie que porte la Sagesse.
Anna, ma chère, éteignez donc votre réchaud.
Bon appétit, monsieur Fort.