V
Il y a temps pour tout. – Et il y a même un temps pour que les temps se rejoignent.
Les vieux textes alchimiques assurent que dans Saturne se trouvent les clés de la matière. Par une singulière coïncidence, tout ce que l'on sait aujourd'hui en physique nucléaire repose sur une définition de l'atome « saturnien ». L'atome serait, selon la définition de Nagasoka et Rutherford, « une masse centrale exerçant une attraction, entourée par des anneaux d'électrons tournants ».
C'est cette conception « saturnienne » de l'atome qui est admise par tous les savants du monde, non comme une vérité absolue, mais comme la plus efficace hypothèse de travail. Il est possible qu'elle apparaisse, aux physiciens de l'avenir, comme une naïveté. La théorie des quanta et la mécanique ondulatoire s'appliquent au comportement des électrons. Aucune théorie et aucune mécanique ne rendent compte avec exactitude des lois qui régissent le noyau. On imagine que celui-ci est composé de protons et de neutrons, et c'est tout. On ne connaît rien de précis sur les forces nucléaires. Elles ne sont ni électriques, ni magnétiques, ni de nature gravitationnelle. La dernière hypothèse retenue relie ces forces à des particules intermédiaires entre le neutron et le proton, que l'on appelle des mésons. Cela ne satisfait que l'attente d'autre chose. Dans deux ans ou dans dix ans, les hypothèses auront sans doute pris d'autres directions. Toutefois, il faut remarquer que nous sommes dans une époque où les savants n'ont ni tout à fait le temps, ni tout à fait le droit de faire de la physique nucléaire. Tous les efforts et tout le matériel disponible sont concentrés sur la fabrication d'explosifs et la production d'énergie. La recherche fondamentale est remisée à l'arrière-plan. L'urgent est de tirer le maximum de ce que l'on sait déjà. Pouvoir importe plus que savoir. C'est à cet appétit du pouvoir que semblent s'être toujours dérobés avec soin les alchimistes.
Où en sommes-nous ? Le contact avec des neutrons rend radio-actifs tous les éléments. Les explosions nucléaires expérimentales empoisonnent l'atmosphère de la planète. Cet empoisonnement qui progresse de façon géométrique, augmentera follement le nombre des enfants mort-nés, des cancers, des leucémies, gâtera les plantes, bouleversera les climats, produira des monstres, brisera nos nerfs, nous étouffera. Les gouvernements, qu'ils soient totalitaires ou démocrates, ne renonceront pas. Ils ne renonceront pas pour deux raisons. La première est que l'opinion populaire ne peut être saisie de la question. L'opinion populaire n'est pas au niveau de conscience planétaire qu'il faudrait pour réagir. La seconde est qu'il n'y a pas de gouvernement, mais des sociétés anonymes à capital humain, chargées, non de faire l'histoire, mais d'exprimer les aspects divers de la fatalité historique.
Or, si nous croyons à la fatalité historique, nous croyons qu'elle n'est elle-même qu'une des formes du destin spirituel de l'humanité, et que ce destin est beau. Nous ne pensons donc pas que l'humanité périra, quand bien même elle devrait souffrir mille morts, mais qu'à travers ses douleurs immenses et effroyables, elle naîtra – ou renaîtra – à la joie de se sentir « en marche ».
La physique nucléaire, orientée vers le pouvoir, va-t-elle, comme le dit M. Jean Rostand, « gaspiller le capital génétique de l'humanité » ? Oui, peut-être, durant quelques années. Mais nous ne pouvons pas ne pas imaginer la science devenant capable de dénouer le nœud gordien qu'elle vient de faire.
Les méthodes de transmutation actuellement connues ne permettent pas de juguler l'énergie et la radioactivité. Ce sont des transmutations étroitement limitées, dont les effets nocifs sont, eux, illimités. Si les alchimistes ont raison, il existe des moyens simples, économiques et sans danger, de produire des transmutations massives. De tels moyens doivent passer par une « dissolution » de la matière et par sa reconstruction dans un état différent de l'état initial. Aucun acquis de la physique actuelle ne permet d'y croire. C'est pourtant ce qu'affirment les alchimistes depuis des millénaires. Or, notre ignorance de la nature des forces nucléaires et de la structure du noyau nous oblige à ne pas parler d'impossibilités radicales. Si la transmutation alchimique existe, c'est que le noyau a des propriétés que nous ne connaissons pas. L'enjeu est assez important pour que soit tentée une étude vraiment sérieuse de la littérature alchimique. Si cette étude ne conduit pas à l'observation de faits irréfutables, il y a tout au moins quelque chance qu'elle suggère les idées neuves. Et ce sont les idées qui manquent le plus dans l'état présent de la physique nucléaire, soumise à l'appétit de pouvoir et assoupie sous l'énormité du matériel.
On commence à entrevoir des structures infiniment compliquées à l'intérieur du proton et du neutron, et que les lois dites « fondamentales », comme, par exemple, le principe de parité, ne s'appliquent pas au noyau.
On commence à parler d'une « antimatière », de la coexistence possible de plusieurs univers au sein de notre univers visible, de sorte que tout est possible dans l'avenir et notamment la revanche de l'alchimie. Il serait beau et conforme au noble maintien du langage alchimique, que notre salut s'opérât par le truchement de la philosophie spagyrique. Il y a temps pour tout, et il y a même un temps pour que les temps se rejoignent.