V
LA NOTION D'ÉTAT D'ÉVEIL
À la façon des théologiens, des savants, des mages et des enfants. – Salut à un spécialiste du bâton dans les roues. – Le conflit spiritualisme-matérialisme, ou une histoire d'allergie. – La légende du thé. – Et s'il s'agissait d'une faculté naturelle ? – La pensée comme cheminement et comme survol. – Un supplément aux droits de l'homme. – Rêveries sur l'homme éveillé. – Nous autres, honnêtes barbares.
J'ai consacré un gros volume à la description d'une société d'intellectuels qui recherchait, sous la conduite du thaumaturge Gurdjieff, « l'état d'éveil ». Je continue à penser qu'il n'est pas de recherche plus importante. Gurdjieff disait que l'esprit moderne, né sur un fumier, retournerait au fumier, et il enseignait le mépris du siècle. C'est qu'en effet l'esprit moderne est né sur l'oubli, sur l'ignorance de la nécessité d'une telle recherche. Mais Gurdjieff, homme vieux, confondait l'esprit moderne avec le cartésianisme crispé du XIXe siècle. Pour le véritable esprit moderne, le cartésianisme n'est plus la panacée, et la nature même de l'intelligence est à reconsidérer. De sorte que c'est, au contraire, l'extrême modernité qui peut amener les hommes à méditer utilement sur l'existence possible d'un autre état de conscience : d'un état de conscience éveillée. En ce sens, les mathématiciens, les physiciens d'aujourd'hui, donnent la main aux mystiques d'hier. Le mépris de Gurdjieff (comme celui de René Guénon, autre défenseur, mais purement théorique, de l'état d'éveil) n'est pas de saison. Et je pense que si Gurdjieff avait été tout à fait éclairé, il ne se serait pas trompé de saison. Pour une intelligence qui éprouve l'absolue nécessité d'une transmutation, le temps n'est pas au mépris du siècle, mais au contraire à l'amour.
Jusqu'ici, c'est en termes religieux, ésotériques ou poétiques que l'état d'éveil a été évoqué. L'incontestable apport de Gurdjieff a été de montrer qu'il pouvait y avoir une psychologie et une physiologie de cet état. Mais il occultait à plaisir son langage et enfermait ses disciples derrière des murs de thébaïde. Nous allons essayer de parler en hommes de la deuxième moitié du XXe siècle, avec les moyens du dehors. Naturellement, sur un tel sujet, aux yeux des « spécialistes », nous allons faire ainsi figure de barbares. Hé ! c'est qu'en effet nous sommes un peu barbares. Nous sentons, dans le monde aujourd'hui, se forger une âme nouvelle pour un âge nouveau de la terre. Notre façon de cerner l'existence probable d'un « état d'éveil » ne sera ni tout à fait religieuse, ni tout à fait ésotérique, ou poétique, ni tout à fait scientifique. Elle sera un peu de tout cela à la fois, et en porte à faux sur toutes les disciplines. C'est cela, la Renaissance : un bouillon où trempent, mêlées, les méthodes des théologiens, des savants, des mages et des enfants.
Un matin d'août 1957, il y eut affluence de journalistes au départ d'un paquebot quittant Londres pour les Indes. Un monsieur et une dame, la cinquantaine, d'aspect insignifiant, s'embarquaient. C'était le grand biologiste J.B.S. Haldane, accompagné de sa femme, qui quittait à jamais l'Angleterre.
« J'en ai assez de ce pays, et de tas de choses dans ce pays, dit-il doucement. Notamment de l'américanisme qui nous envahit. Je vais chercher des idées nouvelles et travailler en liberté dans un pays nouveau. »
Ainsi commençait une étape nouvelle dans la carrière d'un des hommes les plus extraordinaires de l'époque. J.B.S. Haldane avait défendu Madrid, le fusil à la main, contre les franquistes. Il avait adhéré au parti communiste anglais, puis avait déchiré sa carte après l'affaire Lyssenko. Et maintenant, il allait chercher la vérité aux Indes.
Pendant trente ans, son humour noir avait inquiété. Il avait répondu à une enquête d'un quotidien sur l'anniversaire de la décapitation du roi Charles, qui avait ranimé d'antiques controverses :
« Si Charles Ier avait été un géranium, les deux moitiés auraient survécu. »
Après avoir prononcé un discours violent au Club des Athéistes, il avait reçu une lettre d'un catholique anglais l'assurant que « Sa Sainteté le Pape n'était pas d'accord ». Adaptant aussitôt cette respectueuse formule, il avait écrit au ministre de la Guerre : « Votre Férocité », au ministre de l'Air : « Votre Vélocité » et au président de la ligue rationaliste : « Votre Impiété. »
Ce matin d'août, ses confrères « de gauche » ne devaient pas, eux non plus, être mécontents de son départ. Car, tout en défendant la biologie marxiste, Haldane n'en réclamait pas moins l'élargissement du champ de prospection de la science, le droit à l'observation des phénomènes non conformes à l'esprit rationnel. Il leur répondait, avec une tranquille insolence : « J'étudie ce qui est réellement bizarre, en chimie-physique, mais je ne néglige rien ailleurs. »
Il avait insisté depuis longtemps pour que la science étudiât systématiquement la notion d'éveil mystique. Dès 1930, dans ses livres : L'Inégalité de l'Homme et Les Mondes Possibles, en dépit de sa position de savant officiel, il avait déclaré que l'univers était sans doute plus étrange qu'on ne le pensait et que les témoignages poétiques ou religieux sur un état de conscience supérieur à l'état de veille devaient faire l'objet d'une recherche scientifique.
Un tel homme devait fatalement s'embarquer un jour pour les Indes et il ne serait pas étonnant que ses travaux futurs portent sur des sujets comme « Électro Encéphalographie et Mysticisme » ou « Quatrième état de conscience et métabolisme du gaz carbonique ». Cela est possible, de la part d'un homme dont l'œuvre comporte déjà une « Étude des applications de l'espace à dix-huit dimensions aux problèmes essentiels de la génétique ».
Notre psychologie officielle admet deux états de conscience : sommeil et veille. Mais, des origines de l'humanité à nos jours, les témoignages abondent sur l'existence d'états de conscience supérieurs à l'état de veille. Haldane fut sans doute le premier savant moderne décidé à examiner objectivement cette notion de superconscience.
Il était dans la logique de notre époque de transition que cet homme apparût à ses ennemis spiritualistes aussi bien qu'à ses amis matérialistes, comme un metteur de bâtons dans les roues.
Comme Haldane, nous devons être tout à fait étrangers au vieux débat entre spiritualistes et matérialistes. Voilà l'attitude vraiment moderne. Non pas nous tenir au-dessus du débat. Il n'a ni dessus, ni dessous : il n'a ni volume ni sens.
Les spiritualistes croient à la possibilité d'un état supérieur de conscience. Ils y voient un attribut de l'âme immortelle.
Les matérialistes trépignent dès qu'il en est question, et brandissent Descartes. Ni les uns ni les autres n'y vont voir de près, avec un esprit libre. Or il doit y avoir une autre façon de considérer ce problème. Une façon réaliste, au sens où nous entendons ce terme : un réalisme intégral, c'est-à-dire qui tient compte des aspects fantastiques de la réalité.
Il se pourrait d'ailleurs que ce vieux débat n'ait de philosophie que l'apparence. Il se pourrait qu'il ne soit rien d'autre qu'une dispute entre gens qui, fonctionnellement, réagissent de manière différente à un phénomène naturel. Quelque chose comme une discussion dans un ménage entre Monsieur qui aime le vent et Madame qui déteste ça. Le heurt de deux types humains : rien là-dedans qui soit de nature à faire de la lumière. S'il en était ainsi, réellement, que de temps perdu en controverses abstraites, et combien aurions-nous raison de nous éloigner du débat pour aborder, d'un esprit « sauvage », la question de l'état d'éveil !
Voyons l'hypothèse :
Le passage du sommeil à la veille produit un certain nombre de modifications dans l'organisme. Par exemple, la tension artérielle change, l'influx nerveux se modifie. S'il existe, comme nous le pensons, un autre état, disons un état de superveille, un état de conscience supérieur, le passage doit, lui aussi, s'accompagner de diverses transformations.
Or, nous savons tous que, pour certains hommes, le fait d'émerger du sommeil est douloureux ou tout au moins violemment désagréable. La médecine moderne tient compte du phénomène et distingue deux types humains à partir de la réaction au réveil.
Qu'est-ce que l'état de superconscience, de conscience réellement éveillée ? Les hommes qui en ont fait l'expérience nous le décrivent, au retour, avec difficulté. Le langage échoue en partie à en rendre compte. Nous savons qu'il peut être atteint volontairement. Tous les exercices des mystiques convergent vers ce but. Nous savons aussi qu'il est possible, – comme le dit Vivekananda – « qu'un homme qui ne connaît pas cette science (la science des exercices mystiques) parvienne par hasard à cet état ». La littérature poétique du monde entier fourmille de témoignages sur ces brusques illuminations. Et combien d'hommes, qui ne sont ni des poètes ni des mystiques, se sont sentis, en une fraction de seconde, frôler cet état ?
Comparons cet état singulier, exceptionnel, à un autre état exceptionnel. Les médecins et les psychologues commencent à étudier, pour les besoins de l'armée, le comportement de l'être humain dans la chute sans pesanteur. Au-delà d'un certain degré d'accélération, la pesanteur se trouve abolie. Le passager de l'avion expérimental lancé en piqué, flotte durant quelques secondes. On s'aperçoit que, pour certains passagers, cette chute s'accompagne d'une sensation d'extrême bonheur. Pour certains autres, d'extrême angoisse, d'horreur.
Eh bien, il se peut que le passage – ou l'esquisse d'un passage – entre l'état de veille ordinaire et l'état de conscience supérieure (illuminative, magique) entraîne certains changements subtils dans l'organisme, désagréables pour certains hommes et agréables pour d'autres. L'étude d'une physiologie liée aux états de conscience est encore embryonnaire. Elle commence à faire quelques progrès avec l'hibernation. La physiologie de l'état supérieur de conscience n'a pas encore attiré l'attention des savants, sauf exceptions. Si l'on retient notre hypothèse, on comprend l'existence d'un type humain rationaliste, positiviste, agressif par autodéfense dès qu'il s'agit, en littérature, en philosophie ou en science, de sortir du domaine où s'exerce la conscience dans son état ordinaire. Et l'on comprend l'existence du type spiritualiste, pour qui toute allusion à un dépassement de la raison évoque une sensation de paradis perdu. On retrouverait à la base d'une immense querelle scolastique, l'humble : « J'aime, ou je n'aime pas. » Mais qu'est-ce qui, en nous, aime ou n'aime pas ? en vérité, ce n'est jamais Je : « Ça aime, ou ça n'aime pas, en moi », rien de plus. Filons donc aussi loin que possible du faux problème spiritualisme-matérialisme, qui n'est peut-être qu'un vrai problème d'allergies. L'essentiel est de savoir si l'homme possède, dans ses régions inexplorées, des instruments supérieurs, d'énormes amplificateurs de son intelligence, l'équipement complet pour conquérir et comprendre l'univers, pour se conquérir et se comprendre lui-même, pour assumer la totalité de son destin.
Bodhidharma, fondateur du bouddhisme Zen, un jour qu'il était en méditation, s'endormit (c'est-à-dire qu'il se laissa retomber, par inadvertance, dans l'état de conscience habituel à la plupart des hommes). Cette faute lui parut si horrible qu'il se coupa les paupières. Celles-ci, dit la légende, tombèrent sur le sol, donnant aussitôt naissance au premier plant de thé. Le thé, qui protège contre le sommeil, est la fleur qui symbolise le désir des sages de se maintenir en éveil, et c'est pourquoi, dit-on « le goût du thé et le goût du Zen sont semblables ».
Cette notion de « l'état d'éveil » paraît aussi vieille que l'humanité. Elle est la clé des plus anciens textes religieux, et peut-être l'homme de Cro-Magnon cherchait-il déjà à atteindre ce troisième état. Le datage au radiocarbone a permis de constater que les Indiens du sud-est du Mexique, il y a plus de six mille ans, absorbaient certains champignons pour provoquer l'hyperlucidité. Il s'agit toujours de faire s'ouvrir le troisième œil, de dépasser l'état de conscience ordinaire où tout n'est qu'illusions, prolongement des songes du profond sommeil. « Éveille-toi, dormeur, éveille-toi ! » Des Évangiles aux contes de fées, c'est toujours la même admonestation.
Les hommes ont cherché cet état d'éveil dans toutes sortes de rites, par les danses, les chants, par la macération, le jeûne, la torture physique, les drogues diverses, etc. Quand l'homme moderne aura saisi l'importance de l'enjeu, – ce qui ne saurait tarder –, d'autres moyens seront certainement trouvés. Le savant américain J.B. Olds envisage une stimulation électronique du cerveau(107). L'astronome anglais Fred Hoyle(108) propose l'observation d'images lumineuses sur un écran de télévision. Déjà H.G. Wells, dans son beau livre Au temps de la Comète, imaginait qu'à la suite d'une collision avec une comète, l'atmosphère de la Terre se trouvait emplie d'un gaz provoquant l'hyperlucidité. Les hommes franchissaient enfin la frontière qui sépare la vérité de l'illusion. Ils s'éveillaient aux véritables réalités. Du coup, tous les problèmes, pratiques, moraux et spirituels, se trouvaient résolus.
Cet éveil de la « superconscience » ne semble avoir été recherché jusqu'ici que par les mystiques. S'il est possible, à quoi faut-il l'attribuer ? Les religieux nous parlent de grâce divine. Les occultistes, d'initiation magique. Et s'il s'agissait d'une faculté naturelle ?
La science la plus récente nous montre que des portions considérables de la matière cérébrale sont encore « terre inconnue ». Siège de pouvoirs que nous ne savons pas utiliser ? Salle de machines dont nous ignorons l'emploi ? Instruments en attente pour les mutations prochaines ?
Nous savons, en outre, aujourd'hui, que l'homme n'utilise habituellement, même pour les opérations intellectuelles les plus complexes, que les neuf dixièmes de son cerveau. La plus grande partie de nos pouvoirs demeure donc en friche. L'immémorial mythe du trésor caché ne signifie pas autre chose. C'est ce que dit le savant anglais Gray Walter dans un des ouvrages essentiels de notre époque : Le Cerveau Vivant. Dans un second ouvrage(109), mélange d'anticipation et d'observation, de philosophie et de poésie, Walter affirme qu'il n'y a sans doute aucune limite aux possibilités du cerveau humain, et que notre pensée explorera un jour le Temps, comme nous explorons maintenant l'espace. Il rejoint dans cette vision le mathématicien Eric Temple Bell qui prête au héros de son roman Le Flot du Temps, le pouvoir de voyager à travers toute l'histoire du cosmos(110).
Tenons-nous aux faits. On peut attribuer le phénomène de l'état de superveille à une âme immortelle. Depuis des milliers d'années que cette pensée nous est proposée, elle n'a guère fait avancer le problème. Mais si, pour ne pas aller plus loin que les faits, nous nous bornons à constater que la notion d'un état de superveille est une aspiration constante de l'humanité, ce n'est pas suffisant. C'est une aspiration. C'est également quelque chose d'autre.
La résistance à la torture, les moments d'inspiration chez les mathématiciens, les observations faites par l'électro-encéphalogramme des yogis, d'autres preuves encore doivent nous obliger à reconnaître que l'homme peut accéder à un autre état que l'état de veille lucide normale. Sur cet état, chacun est libre d'adapter l'hypothèse de son choix, grâce de Dieu ou éveil du Moi Immortel. Libre aussi de chercher, « en sauvage », une explication scientifique. On nous entend : nous ne sommes pas des scientistes. Simplement, nous ne négligeons rien de ce qui est de notre époque pour aller explorer ce qui est de tous les temps.
Notre hypothèse est celle-ci :
Les communications dans le cerveau se font d'habitude par l'influx nerveux. C'est une action lente : quelques mètres-seconde à la surface des nerfs. Il est possible qu'en certaines circonstances, une autre forme de communication s'établisse, mais beaucoup plus rapide, par une onde électromagnétique voyageant à la vitesse de la lumière. On atteindrait alors l'énorme rapidité d'enregistrement et de transmissions d'informations des machines électroniques. Aucune loi naturelle ne s'oppose à l'existence d'un tel phénomène. De telles ondes ne seraient pas détectables à l'extérieur du cerveau. C'est l'hypothèse que nous suggérions dans le chapitre précédent.
Si cet état d'éveil existe, par quoi se manifeste-t-il ? Les descriptions données par les poètes et mystiques hindous, arabes, chrétiens, etc., n'ont pas été systématiquement rassemblées et étudiées. Il est extraordinaire qu'il n'existe pas, dans la liste abondante des anthologies de toutes sortes publiées en notre époque de recensement, une seule « anthologie de l'état d'éveil ». Ces descriptions sont probantes, mais peu claires. Cependant, si nous voulons, en langage moderne, évoquer ce par quoi se manifeste l'état d'éveil, voici :
Normalement, la pensée chemine, comme l'a bien montré Émile Meyerson. La plupart des réussites de la pensée sont, au fond, le fruit d'un cheminement extrêmement lent vers une évidence. Les plus admirables découvertes mathématiques ne sont que des égalités. Égalités inattendues, mais égalités tout de même. Le grand Léonard Euler considérait comme le sommet sublime de la pensée mathématique la relation :
et π + 1 = 0
Cette relation, qui accouple le réel à l'imaginaire et constitue la base des logarithmes naturels est une évidence. Dès qu'on l'explique à un étudiant de « spéciale », il ne manque pas de déclarer qu'en effet, « cela crève les yeux ». Pourquoi a-t-il fallu tant de pensée, pendant tant et tant d'années, pour aboutir à une telle évidence ?
En physique, la découverte de la nature ondulatoire des particules est la clé qui a ouvert l'ère moderne. Là aussi, il s'agit d'une évidence. Einstein avait écrit : l'énergie est égale à mc2, m étant la masse et c la vitesse de la lumière. Ceci en 1905. En 1900, Planck avait écrit : l'énergie est égale à hf, h étant une constante et f la fréquence des vibrations. Il a fallu attendre 1923 pour que Louis de Broglie, génie exceptionnel, songe à égaler les deux équations et à écrire :
Hf = mc2
La pensée rampe, même chez les plus grands esprits. Elle ne domine pas le sujet.
Dernier exemple : depuis la fin du XVIIIeXVIIIe siècle siècle, on a enseigné que la masse apparaissait à la fois dans la formule de l'énergie cinétique (e = 1/2 mv2) et dans la loi de pesanteur de Newton (deux masses s'attirent avec une force inversement proportionnelle au carré des distances).
Pourquoi faut-il attendre Einstein pour saisir que le mot masse a le même sens dans les deux formules classiques ? Toute la relativité s'en déduit immédiatement. Pourquoi un seul esprit, dans toute l'histoire de l'intelligence, a-t-il vu cela ? Et pourquoi ne l'a-t-il pas vu d'un seul coup, mais après dix ans de recherches acharnées ? Parce que notre pensée chemine le long d'un sentier tortueux situé sur un seul plan, et qui se recoupe plusieurs fois. Et sans doute les idées disparaissent-elles et reparaissent-elles périodiquement ; sans doute les inventions sont-elles oubliées, puis refaites.
Et pourtant, il semble possible que l'esprit puisse s'élever au-dessus de ce sentier, ne plus cheminer, avoir une vue totale, se déplacer à la manière des oiseaux ou des avions. C'est ce que les mystiques appellent « l'état d'éveil ».
S'agit-il, d'ailleurs, d'un ou de plusieurs états d'éveil ? Tout invite à croire qu'il y a plusieurs états, comme il y a plusieurs altitudes de vol. « Le premier échelon se nomme génie. Les autres sont inconnus de la foule et tenus pour légendes. Troie aussi était une légende, avant que des fouilles n'en révèlent l'existence véritable. »
Si les hommes ont en eux la possibilité physique d'accéder à cet ou à ces états d'éveil, la recherche des moyens d'user de cette possibilité devrait être le but principal de leur vie. Si mon cerveau possède les machines qu'il faut, si tout cela n'est pas seulement du domaine religieux ou mythique, si tout cela ne relève pas seulement d'une « grâce », d'une « initiation magique », mais de certaines techniques, de certaines attitudes intérieures et extérieures susceptibles de mettre en route ces machines, alors je me rends compte que parvenir à l'état d'éveil, à l'esprit de survol, devrait être mon unique ambition, ma tâche essentielle.
Si les hommes ne concentrent pas tous leurs efforts sur cette recherche, ce n'est pas qu'ils sont « légers » ou « mauvais ». Ce n'est pas une affaire de morale. Et, en cette matière, un peu de bonne volonté, quelques efforts de-ci de-là, ne sont d'aucun usage. Peut-être les instruments supérieurs de notre cerveau ne sont-ils utilisables que si la vie tout entière (individuelle, collective) est elle-même un instrument, tout entière considérée et vécue comme une façon d'établir le branchement.
Si les hommes n'ont pas pour unique objet le passage dans l'état d'éveil, c'est que les difficultés de la vie en société, la poursuite des moyens matériels d'existence ne leur laissent pas le loisir d'une telle préoccupation. Les hommes ne vivent pas seulement de pain, mais jusqu'à présent notre civilisation ne s'est pas montrée capable d'en fournir à tous.
À mesure que le progrès technique permettra aux hommes de respirer, la recherche du « troisième état » de l'éveil, de l'hyperlucidité, se substituera aux autres aspirations. La possibilité de participer à cette recherche sera finalement reconnue parmi les droits de l'homme. La prochaine révolution sera psychologique.
Imaginons un homme de Néandertal transporté par miracle à l'Institut des Études Avancées de Princeton. Il serait, en face du docteur Oppenheimer, dans une situation comparable à celle où nous nous trouverions en compagnie d'un homme réellement éveillé, d'un homme dont la pensée ne cheminerait plus, mais se déplacerait dans trois, quatre ou n dimensions.
Physiquement, il semble que nous puissions devenir un tel homme. Il y a assez de cellules dans notre cerveau, assez d'interconnexions possibles. Mais il nous est difficile d'imaginer ce qu'un pareil esprit pourrait voir et comprendre.
La légende alchimique assure que les manipulations de la matière dans le creuset peuvent provoquer ce que des modernes appelleraient une radiation ou un champ de forces. Cette radiation transmuterait toutes les cellules de l'adepte et en ferait un homme véritablement éveillé, un homme qui serait « à la fois ici et de l'autre côté, un vivant ».
Admettons, s'il vous plaît, cette hypothèse, cette psychologie superbement non euclidienne. Supposons qu'un jour de 1960, un homme comme nous, manipulant la matière et l'énergie d'une certaine manière, se trouve entièrement changé, c'est-à-dire « éveillé ». En 1955, le professeur Singleton montra à ses amis, dans les couloirs de la conférence atomique de Genève, des œillets qu'il avait cultivés dans le champ de radiations du grand réacteur nucléaire de Brookhaven. Ils avaient été blancs. C'étaient maintenant des œillets rouge violacé, d'une espèce jusqu'alors inconnue. Toutes leurs cellules avaient été modifiées, et ils persisteraient, par bouture ou reproduction, dans leur nouvel état. Ainsi pour notre homme. Le voici devenu notre supérieur. Sa pensée ne chemine pas, elle survole. En intégrant d'une façon différente ce que nous savons, les uns les autres, dans nos diverses spécialités, ou tout simplement en établissant toutes les connexions possibles entre les acquis de la science humaine telle qu'elle est exprimée dans les manuels du baccalauréat et les cours de Sorbonne, il peut arriver à des concepts qui nous sont aussi étrangers que pouvaient l'être les chromosomes pour Voltaire ou le neutrino pour Leibniz. Un tel homme n'aurait absolument plus aucun intérêt à communiquer avec nous, et il ne chercherait pas à briller en tentant de nous expliquer les énigmes de la lumière ou le secret des gènes. Valéry ne publiait pas ses pensées dans La Semaine de Suzette. Cet homme se trouverait au-dessus et à côté de l'humanité. Il ne pourrait s'entretenir utilement qu'avec des esprits semblables au sien.
On peut rêver là-dessus.
On peut songer que les diverses traditions initiatiques proviennent du contact avec des esprits d'autres planètes. On peut imaginer que, pour un homme éveillé, le temps et l'espace n'ont plus de barrières, et que la communication est possible avec les intelligences des autres mondes habités, – ce qui d'ailleurs expliquerait que nous n'ayons jamais été visités.
On peut rêver. À condition, comme l'écrit Haldane, de ne pas oublier que les rêves de cette sorte sont, probablement, toujours moins fantastiques que la réalité.
Voici maintenant trois histoires vraies. Elles vont nous servir d'illustrations. Les illustrations ne sont pas des preuves, bien entendu. Cependant, ces trois histoires obligent à penser qu'il existe d'autres états de conscience que ceux reconnus par la psychologie officielle. La notion même de génie, si vague, ne suffit pas. Nous n'avons pas choisi ces illustrations parmi les vies et les œuvres des mystiques, ce qui eût été plus facile, et peut-être plus efficace. Mais nous maintenons notre propos d'aborder la question hors de toute Église, les mains nues, en honnêtes barbares…