I
UNE INTUITION NOUVELLE
Le Fantastique dans le feu et le sang. – Les barrières de l'incrédulité. – La première fusée. – Bourgeois et ouvriers de la terre. – Les faits faux et la fiction véritable. – Les mondes habités. – Les visiteurs venus d'ailleurs. – Les grandes communications. – Les mythes modernes. – Du réalisme fantastique en psychologie. – Pour une exploration du fantastique intérieur. – Exposé de la méthode. – Une autre conception de la liberté.
Quand je sortis de la cave, Juvisy, la ville de mon enfance, avait disparu. Un épais brouillard jaune recouvrait un océan de gravats d'où montaient des appels et des gémissements. Le monde de mes jeux, de mes amitiés, de mes amours et la plupart des témoins du début de ma vie gisaient sous ce vaste champ lunaire. Un peu plus tard, quand les secours s'organisèrent, les oiseaux, trompés par les projecteurs, revinrent et, croyant au jour, se mirent à chanter dans les buissons couverts de poussière.
Autre souvenir : un matin d'été, trois jours avant la Libération, je me trouvais, avec dix camarades, dans un hôtel particulier proche du bois de Boulogne. Venus de divers camps de jeunesse brusquement désertés, le hasard nous rassemblait dans cette dernière « école de cadres » où l'on continuait de nous apprendre, imperturbablement, tandis que tout changeait dans le bruit des armes et des chaînes, l'art de fabriquer des marionnettes, de jouer la comédie et de chanter. Ce matin-là, debout dans le hall faux gothique, sous la conduite d'un chef de chœur romantique, nous chantions à trois voix un air de folklore : « Donnez-moi de l'eau, donne-moi de l'eau, de l'eau, de l'eau pour mes deux seaux… » Le téléphone nous interrompit. Quelques minutes après, notre maître à chanter nous faisait pénétrer dans un garage. D'autres garçons, mitraillette au poing, en gardaient les issues. Parmi les vieilles voitures et les barils d'huile, gisaient des jeunes hommes, percés de balles, achevés à la grenade : le groupe des résistants torturés par les Allemands à la Cascade du Bois. On avait réussi à reprendre les corps. On avait fait venir des cercueils. Des estafettes étaient parties prévenir les familles. Il fallait laver ces cadavres, éponger les flaques, reboutonner ces vestes et ces pantalons ouverts par les grenades, recouvrir de papier blanc et border dans leur boîte ces assassinés dont les yeux, les bouches et les blessures hurlaient d'effroi, donner à ces visages, à ces corps, un semblant de mort propre, et dans cette odeur de boucherie, l'éponge ou la brosse à la main, nous donnions de l'eau, de l'eau, de l'eau…
Pierre Mac Orlan, avant cette guerre, voyageait à la recherche du « fantastique social » qu'il trouvait dans le pittoresque des grands ports : bistrots de Hambourg, sous la pluie, quais de la Tamise, faune d'Anvers. Charmante désuétude ! Le fantastique a cessé d'être une affaire d'artiste pour devenir, dans le feu et le sang, l'expérience vécue par le monde civilisé. Le maroquinier de votre rue apparaissait un matin sur le pas de sa porte, une étoile jaune au cœur. Le fils de la concierge recevait de Londres des messages de style surréaliste et portait d'invisibles galons de capitaine. Une guerre secrète de partisans accrochait soudain des pendus aux balcons du village. Plusieurs univers, violemment différents, se superposaient : un souffle du hasard vous faisait passer de l'un à l'autre.
Bergier me raconte :
« Au camp de Mauthausen, nous portions la mention N.N., nuit et brouillard. Aucun de nous ne pensait survivre. Le 5 mai 1945, quand la première jeep Américaine monta la colline, un déporté russe, responsable de la lutte antireligieuse en Ukraine, couché à côté de moi, se souleva sur un coude et s'écria : « Dieu Soit loué ! »
« Tous les hommes valides furent rapatriés en forteresse volante, et c'est ainsi que je me retrouvai, à l'aube du 19, sur l'aérodrome de Heinz, en Autriche. L'avion arrivait de Birmanie. « C'est une guerre mondiale, n'est-ce pas ? » me dit le radio. Il transmit pour moi un message au quartier général allié de Reims, puis me montra l'équipement radar. Il y avait toutes sortes d'appareils dont j'avais cru la réalisation impossible avant l'an 2000. À Mauthausen, les médecins américains m'avaient parlé de la pénicilline. En deux ans, les sciences avaient franchi un siècle. Une idée folle me vint : « Et l'énergie atomique ? » – « On en parle, me dit le radio. C'est assez secret, mais des bruits courent… »
« Quelques heures après, j'étais boulevard de la Madeleine, dans ma tenue rayée. Était-ce Paris ? Était-ce un rêve ? Des gens m'entouraient, posaient des questions. Je me réfugiai dans le métro, téléphonai à mes parents : « Un instant, j'arrive. » Mais je ressortis. C'est plus important que tout. Il fallait d'abord que je retrouve mon lieu favori d'avant-guerre : la librairie américaine Brentano's, avenue de l'Opéra. J'y fis une entrée remarquée. Tous les journaux, toutes les revues, à brassée… Assis sur un banc des Tuileries, je tentai de réconcilier l'univers présent avec celui que j'avais connu. Mussolini avait été pendu à un crochet. Hitler avait flambé. Il y avait des troupes allemandes dans l'île d'Oléron et dans les ports de l'Atlantique. La guerre en France n'était donc pas finie ? Les revues techniques étaient ahurissantes. La pénicilline, c'était donc le triomphe de Sir Alexander Fleming, c'était donc sérieux ? Une nouvelle chimie était née, celle des silicones, corps intermédiaires entre l'organique et le minéral. L'hélicoptère, dont l'impossibilité avait été démontrée en 1940, était construit en série. L'électronique venait de faire des progrès fantastiques. La télévision allait bientôt être aussi répandue que le téléphone. Je débarquais dans un monde fait de mes rêveries sur l'an 2000. Des textes m'étaient incompréhensibles. Qui était ce maréchal Tito ? Et ces Nations unies ? et ce D.D.T. ?
« Brusquement, je me mis à saisir, en chair et en esprit, que je n'étais plus ni prisonnier, ni condamné à mort, et que j'avais tout le temps et toute la liberté pour comprendre et pour agir. J'avais d'abord toute cette nuit, si je voulais… J'ai dû devenir très pâle. Une femme vint vers moi, voulut me conduire chez un médecin. Je me sauvai, courus chez mes parents que je trouvai en larmes. Sur la table de la salle à manger, il y avait des plis apportés par des cyclistes, des télégrammes militaires et civils. Lyon allait donner mon nom à une rue, j'étais nommé capitaine, décoré par divers pays, et une expédition américaine à la recherche d'armes secrètes en Allemagne demandait mon concours. Vers minuit, mon père m'obligea à aller me coucher. Au moment de m'endormir, deux mots latins assaillirent sans raison ma mémoire : magna mater. Le lendemain matin, en me réveillant, je les retrouvai et compris leur sens. Dans l'ancienne Rome les candidats au culte secret de magna mater devaient passer à travers un bain de sang. S'ils survivaient, ils naissaient une seconde fois. »
Dans cette guerre, toutes les portes de communication entre tous les mondes se sont ouvertes. Un formidable courant d'air. Puis la bombe atomique nous a projetés dans l'ère atomique. L'instant suivant, les fusées nous annonçaient l'ère cosmique. Tout devenait possible. Les barrières de l'incrédulité, si fortes au XIXe siècle, venaient d'être sérieusement secouées par la guerre. Maintenant, elles s'effondraient tout à fait.
En mars 1954, Mr. Ch. Wilson, secrétaire américain à la guerre, déclarait : « Les U.S.A., comme la Russie, détiennent désormais le pouvoir d'anéantir le monde entier. » L'idée de la fin des temps pénétrait dans les consciences. Coupé du passé, doutant de l'avenir, l'homme découvrait le présent comme valeur absolue, cette mince frontière comme une éternité retrouvée. Des voyageurs du désespoir, de la solitude et de l'éternel, partaient sur les mers en radeau. Noés expérimentaux, pionniers du prochain déluge, se nourrissant de plancton et de poissons ailés. Dans le même temps, affluaient dans tous les pays des témoignages sur l'apparition des soucoupes volantes. Le ciel se peuplait d'intelligences extérieures. Un petit marchand de sandwiches, du nom d'Adamsky, qui tenait boutique au pied du grand télescope du mont Palomar, en Californie, se baptise professeur, déclare que des Vénusiens lui ont rendu visite, raconte ces entretiens dans un livre qui connaît un des plus grands succès de vente de l'après-guerre et devient le Raspoutine de la cour de Hollande. Dans un monde pareillement visité par le tragique de l'étrange, on peut se demander comment sont faits les gens qui n'ont pas la foi et qui ne veulent pas s'amuser non plus.
Quand on lui parlait de la fin du monde, Chesterton répliquait : « Pourquoi m'inquiéterais-je ? Elle est déjà arrivée plusieurs fois. » Depuis un million d'années que les hommes hantent cette terre, ils ont sans doute connu plus d'une apocalypse. L'intelligence s'est éteinte et rallumée plusieurs fois. Un homme qu'on voit marcher de loin dans la nuit, une lanterne au poing, est alternativement ombre et feu. Tout nous invite à penser que la fin du monde est encore une fois arrivée et que nous faisons un nouvel apprentissage de l'existence intelligente dans un monde nouveau : le monde des grandes masses humaines, de l'énergie nucléaire, du cerveau électronique et des fusées interplanétaires. Peut-être nous faudrait-il une âme et un esprit différents pour cette terre différente.
Le 16 septembre 1959, à 22 h 2, les radios de tous les pays annoncèrent que pour la première fois une fusée lancée de la terre venait de se poser sur la Lune. J'écoutais Radio-Luxembourg. Le speaker donna la nouvelle et enchaîna pour présenter l'émission de variétés diffusée chaque dimanche à cette heure, et qui s'intitule : « La Porte Ouverte… » Je sortis dans le jardin pour regarder la Lune brillante, la Mer de la Sérénité sur laquelle reposaient depuis quelques secondes les débris de la fusée. Le jardinier était dehors, lui aussi. « C'est aussi beau que les Évangiles, Monsieur… » Il donnait spontanément sa vraie grandeur à la chose, il plaçait l'événement dans sa dimension. Je me sentais vraiment proche de cet homme-là, de tous les hommes simples qui levaient le visage vers le ciel, à cette minute, en proie à l'émerveillement, à une vaste et confuse émotion. « Heureux l'homme qui perd la tête, il la retrouvera au ciel ! » Et en même temps, je me sentais extrêmement loin des gens de mon milieu, de tous ces écrivains, philosophes et artistes qui se refusent à de tels enthousiasmes sous prétexte de lucidité et de défense de l'humanisme. Mon ami Jean Dutourd, par exemple, remarquable écrivain amoureux de Stendhal, m'avait dit quelques jours avant : « Voyons, restons sur la terre, ne nous laissons pas distraire par ces trains électriques pour adultes. » Un autre ami très cher, Jean Giono, que j'avais été voir à Manosque, m'avait raconté que, passant par Colmar-les-Alpes, un dimanche matin, il avait vu le capitaine de gendarmerie et le curé jouer aux grâces sur le parvis de l'église. « Tant qu'il y aura des curés et des capitaines de gendarmerie qui joueront aux grâces, il y aura place ici-bas pour le bonheur et nous y serons mieux que sur la Lune… » Eh bien, tous mes amis étaient des bourgeois attardés dans un monde où les hommes, sollicités par d'immenses projets à l'échelle du cosmos, commencent à se sentir ouvriers de la terre. « Restons sur la terre ! » disaient-ils. Ils réagissaient comme les canuts de Lyon quand on découvrit le métier à tisser : ils craignaient de perdre leur emploi. Dans l'ère où nous entrons, mes amis écrivains sentent que les perspectives sociales, morales, politiques, philosophiques de la littérature humaniste, du roman psychologique, apparaîtront bientôt comme insignifiantes. Le grand effet de la littérature dite moderne, c'est qu'elle nous empêche d'être réellement modernes. Ils ont beau se faire croire qu'ils écrivent « pour tout le monde », ils sentent que les temps sont proches où l'esprit des masses sera attiré par de grands mythes, par le projet de formidables aventures, et où, en continuant à écrire leurs petites histoires « humaines », ils décevront les gens avec des faits faux au lieu de leur conter des fictions véritables.
Ce soir du 16 septembre 1959, quand je fus descendu dans le jardin et que je regardai, de mes yeux d'homme mûr, de mes yeux fatigués et avides, dans le ciel profond la Lune désormais porteuse de la trace humaine, mon émotion fut double, car je pensai à mon père. Je levais le regard, poitrine ouverte, comme il faisait naguère, chaque soir, dans notre misérable jardinet de banlieue. Et comme lui, j'étais en train de poser la plus vaste question : « Hommes de cette terre, sommes-nous les seuls vivants ? » Mon père posait cette question parce qu'il avait une grande âme, et aussi parce qu'il avait lu des ouvrages d'un spiritualisme douteux, des affabulations primaires. Je la posais, lisant la Pravda et des ouvrages de science pure, fréquentant des gens de savoir. Mais sous les étoiles, visage renversé, je le rejoignais dans la même curiosité qu'accompagne une infinie dilatation de l'esprit.
J'ai tout à l'heure évoqué la naissance du mythe des soucoupes volantes. C'est un fait social significatif. Mais il va de soi que l'on ne saurait accorder crédit à ces astronefs dont débarquent des petits bonshommes qui vont discuter avec des gardes-barrières ou des marchands de sandwiches. Martiens, Saturniens ou Jupitériens sont improbables. Mais, résumant la somme des connaissances réelles sur la question, notre ami Charles-Noël Martin écrit : « La multiplicité des habitats possibles dans les galaxies, et dans la nôtre en particulier, entraîne une quasi-certitude de voir des formes de vie excessivement nombreuses. » Sur toute planète d'un autre soleil, fût-ce à des centaines d'années-lumière de la Terre, si la masse et l'atmosphère sont identiques, il doit exister des êtres à notre ressemblance. Or, le calcul montre qu'il peut exister, dans notre seule galaxie, de dix à quinze millions de planètes plus ou moins comparables à la Terre. Harlow Shapley, dans son ouvrage Des Étoiles et des Hommes, compte dans l'univers connu 1011 sœurs probables de notre Terre. Tout nous invite à supposer que d'autres mondes sont habités, que d'autres êtres hantent l'univers. À la fin de l'année 1959, des laboratoires ont été installés à l'Université de Cornell, aux États-Unis. Sous la direction des professeurs Coccioni et Morrisson, pionniers des grandes communications, on y recherche les signes que nous adressent peut-être d'autres vivants dans le cosmos.
Plus que le débarquement de fusées sur les astres proches, le contact des hommes avec d'autres intelligences et peut-être avec d'autres psychismes, pourrait être l'événement bouleversant de toute notre histoire.
S'il existe d'autres intelligences, ailleurs, savent-elles notre existence ? Captent-elles et décryptent-elles le lointain écho des ondes radio et télévision que nous émettons ? Voient-elles, à l'aide d'appareils, les perturbations produites sur notre soleil par les planètes géantes Jupiter et Saturne ? Envoient-elles des engins dans notre galaxie ? Notre système solaire a pu être traversé d'innombrables fois par des fusées observatrices sans que nous en ayons le moindre soupçon. Nous ne parvenons même plus, à l'heure où j'écris, à retrouver notre Lunik III dont l'émetteur est en panne. Nous ignorons ce qui se passe dans notre domaine.
Des êtres, des habitants de l'Ailleurs, sont-ils déjà venus nous visiter ? Il est hautement probable que des planètes ont reçu des visites. Pourquoi particulièrement la Terre ? Il y a des milliards d'astres éparpillés dans le champ des années-lumière. Sommes-nous les plus proches ? Sommes-nous les plus intéressants ? Cependant, il est licite d'imaginer que de « grands étrangers » ont pu venir contempler notre globe, s'y poser même, y séjourner. La vie est présente sur la Terre depuis un milliard d'années au moins. L'homme y est apparu depuis plus d'un million d'années, et nos souvenirs ne remontent guère à plus de quatre mille ans. Que savons-nous ? Des monstres préhistoriques ont peut-être levé leur long cou au passage d'astronefs, la trace d'un aussi fabuleux événement s'est perdue…
Le docteur Ralph Stair, du N.B.S. américain, analysant d'étranges roches hyalines dispersées dans la région du Liban, les tektites, admet que celles-ci pourraient provenir d'une planète disparue et qui se serait située entre Mars et Jupiter. Dans la composition des tektites, on a découvert des isotopes radio-actifs d'aluminium et de béryllium.
Plusieurs savants dignes de foi pensent que le satellite de Mars, Phobos, serait creux. Il s'agirait d'un astéroïde artificiel placé en orbite de Mars par des intelligences extérieures à la Terre. Telle était la conclusion d'un article de la sérieuse revue Discovery de novembre 1959. Telle est aussi l'hypothèse du professeur soviétique Chtlovski, spécialiste de radio astronomie.
Dans une retentissante étude de la Gazette Littéraire de Moscou de février 1960, le professeur Agrest, maître ès sciences physico-mathématiques, déclarait que les tektites, qui ne pourraient s'être formées que dans des conditions de température très élevée et de radiations nucléaires puissantes, sont peut-être des traces d'atterrissage de projectiles-sondes venus du cosmos. Des visiteurs, il y a un million d'années, seraient venus pour le professeur Agrest (qui n'hésitait pas, dans cette étude, à proposer d'aussi fabuleuses hypothèses, montrant ainsi que la science, dans le cadre d'une philosophie positive, pouvait et devait s'ouvrir aussi largement que possible à l'imagination créatrice, aux suppositions hardies) la destruction de Sodome et Gomorrhe aurait été due à une explosion thermonucléaire provoquée par des voyageurs de l'espace, soit volontairement, soit par suite d'une destruction nécessaire de leurs dépôts d'énergie avant leur départ pour le Cosmos. On lit dans les manuscrits de la mer Morte cette description :
« Une colonne de fumée et de poussière s'éleva, semblable à une colonne de fumée qui serait venue du cœur de la terre. Elle versa une pluie de soufre et de feu sur Sodome et Gomorrhe et détruisit la ville, la plaine entière, tous les habitants et la végétation. Et la femme de Loth se retourna et se transforma en statue de sel. Et Loth vécut à Isoar, puis il s'installa dans les montagnes, parce qu'il avait peur de rester à Isoar.
« Les gens furent avertis de quitter les lieux de la future explosion, de ne pas s'attarder dans les endroits découverts, de ne pas regarder l'explosion et de se cacher sous la terre… Ceux des fugitifs qui se retournèrent furent aveugles et moururent. »
Dans cette région même de l'Anti-Liban, l'un des plus mystérieux monuments est la « terrasse de Baalbek ». Il s'agit d'une plate-forme construite avec des blocs de pierre dont certains mesurent plus de vingt mètres de côté et pèsent deux mille tonnes. On n'a jamais pu expliquer ni pourquoi, ni comment, ni par qui, cette plate-forme avait été construite. Pour le professeur Agrest, il n'est pas impensable que l'on se trouve en présence des vestiges d'une aire d'atterrissage érigée par les astronautes venus du Cosmos.
Enfin, des rapports de l'Académie des Sciences de Moscou sur l'explosion du 30 juin 1908, en Sibérie, suggèrent l'hypothèse de la désintégration d'un navire interstellaire en détresse.
Ce 30 juin 1908, à sept heures du matin, un pilier de feu surgit au-dessus de la taïga sibérienne, s'élevant jusqu'à 80 kilomètres de hauteur. La forêt fut volatilisée sur 40 kilomètres de rayon par suite du contact d'une boule de feu géante avec la terre. Pendant plusieurs semaines au-dessus de la Russie, de l'Europe occidentale et de l'Afrique du Nord, flottèrent d'étranges nuages dorés qui, la nuit, reflétaient la lumière solaire. À Londres, on photographiait des gens lisant dans la rue leur journal à une heure du matin. Aujourd'hui encore, la végétation n'a pas repoussé dans cette région sibérienne. Les mesures faites en 1960 par une commission scientifique russe révèlent que le taux de la radio-activité y dépasse de trois fois le taux normal.
Si nous avons été visités, les fabuleux explorateurs se sont-ils promenés parmi nous ? Le bon sens réagit : nous nous en serions aperçus. Rien n'est moins sûr. La première règle de l'éthologie est de ne pas perturber les animaux que l'on observe. Zimanski, savant allemand de Tübingen, élève du génial Conrad Lorenz, a étudié durant trois ans les escargots en s'assimilant leur langage et leur comportement psychique, de sorte que les escargots le prenaient réellement pour un des leurs. Nos visiteurs pourraient en user de même avec les humains. Cette idée est révoltante : elle est cependant fondée.
Des explorateurs bienveillants sont-ils venus sur la terre avant l'histoire humaine connue ? Une légende indienne parle des Seigneurs de Dzyan, venus de l'extérieur apporter aux terriens le feu et l'arc. La vie elle-même est-elle née sur la terre ou a-t-elle été déposée par des Voyageurs de l'Espace(84)? « Sommes-nous venus d'ailleurs, se demande le biologiste Loren Eiseley, sommes-nous venus d'ailleurs et sommes-nous en train de nous préparer à rentrer chez nous à l'aide de nos instruments ? »
Un mot encore sur le ciel : la dynamique stellaire montre qu'une étoile n'en peut capturer une autre. Les étoiles doubles ou triples, dont on observe l'existence, devraient donc avoir le même âge. Or, la spectroscopie révèle des composantes d'âges divers dans des systèmes doubles ou triples. Une naine blanche, vieille de dix milliards d'années, accompagne, par exemple, une géante rouge de trois milliards. C'est impossible, et pourtant cela est. Nous avons interrogé là-dessus, Bergier et moi, quantité d'astronomes et de physiciens. Certains, et non des moindres, n'excluent pas l'hypothèse selon laquelle ces groupements d'étoiles anormaux auraient été mis en place par des Volontés, par des Intelligences. Des Volontés, des Intelligences qui déplaceraient des étoiles et les assembleraient artificiellement, faisant ainsi connaître à l'univers que la vie existe dans telle région du ciel, pour la plus grande gloire de l'esprit.
En une étonnante prémonition de la spiritualité à venir, Blanc de Saint-Bonnet(85) écrivait : « La religion nous sera démontrée par l'absurde. Ce ne sera plus la doctrine méconnue que l'on entendra, ce ne sera plus la conscience inécoutée qui criera. Les faits parleront leur grande voix. La vérité quittera les hauteurs de la parole, elle entrera dans le pain que nous mangerons. La lumière sera du feu ! »
À l'idée déroutante que l'intelligence humaine n'est peut-être pas seule vivante et agissante dans l'univers, est venue s'ajouter l'idée que notre propre intelligence est capable de hanter des mondes différents du nôtre, de saisir leurs lois, d'aller, en quelque sorte, voyager et travailler de l'autre côté du miroir. Cette trouée fantastique a été faite par le génie mathématique. C'est le manque de curiosité et de connaissance qui nous a fait prendre l'expérience poétique, depuis Rimbaud, pour le fait capital de la révolution intellectuelle du monde moderne. Le fait capital est l'explosion du génie mathématique, comme l'a d'ailleurs bien vu Valéry. L'homme est désormais devant son propre génie mathématique comme devant un habitant de l'extérieur. Les entités mathématiques modernes vivent, se développent, se fécondent, dans des mondes inaccessibles, étrangers à toute expérience humaine. Dans Men like Gods, H.G. Wells suppose qu'il existe autant d'univers que de pages dans un gros livre. Nous n'habitons qu'une de ces pages. Mais le génie mathématique parcourt l'ouvrage tout entier : il constitue la réelle et illimitée puissance dont dispose le cerveau humain. Car, voyageant ainsi dans d'autres univers, il revient de ses explorations, chargé d'outils efficaces pour la transformation du monde que nous habitons. Il possède à la fois l'être et le faire. Le mathématicien, par exemple, étudie les théories d'espaces qui exigent deux tours complets pour revenir à la position de départ. Or, c'est ce travail parfaitement étranger à toute activité dans notre sphère d'existence, qui permet de découvrir les propriétés auxquelles obéissent les particules élémentaires dans les espaces microscopiques, et donc de faire progresser la physique nucléaire qui transforme notre civilisation. L'intuition mathématique, qui ouvre la route vers d'autres univers, change concrètement le nôtre. Le génie mathématique, si proche du génie de la musique pure, est en même temps celui dont l'efficacité sur la matière est la plus grande. C'est de l'« ailleurs absolu » qu'est née l'« arme absolue ».
Enfin, en élevant la pensée mathématique à son plus haut degré d'abstraction, l'homme s'aperçoit que cette pensée n'est peut-être pas sa propriété exclusive. Il découvre que les insectes, par exemple, semblent avoir conscience de propriétés de l'espace qui nous échappent, et qu'il existe peut-être une pensée mathématique universelle, qu'un chant de l'esprit supérieur monte peut-être de la totalité du vivant…
Dans ce monde où, pour l'homme, rien n'est plus sûr, ni lui-même, ni le monde tel que le définissaient les lois et les faits naguère admis, naît à toute vitesse une mythologie. La cybernétique a fait surgir l'idée que l'intelligence humaine est dépassée par celle du cerveau électronique, et l'homme ordinaire songe à l'œil vert de la machine « qui pense » avec le trouble, avec l'effroi de l'ancien Égyptien songeant au Sphinx. L'atome siège dans l'Olympe, la foudre au poing. À peine avait-on commencé de construire l'usine atomique française de Marcoule que les gens des environs crurent voir leurs tomates dépérir. La bombe détraque le temps, nous fait enfanter des monstres. Une littérature, dite de « science-fiction », plus abondante que la littérature psychologique, compose une Odyssée de notre siècle, avec Martiens et Mutants, et cet Ulysse métaphysique qui rentre chez lui, ayant vaincu l'espace et le temps.
À la question : « Sommes-nous seuls ? » vient s'ajouter la question : « Sommes-nous les derniers ? » L'évolution s'arrête-t-elle à l'homme ? Le Supérieur n'est-il pas déjà en formation ? N'est-il pas déjà parmi nous ? Et ce Supérieur, faut-il d'ailleurs l'imaginer comme un individu, ou comme un être collectif, comme la masse humaine tout entière en train de fermenter et de coaguler, tout entière entraînée vers une prise de conscience de son unité et de son ascension ? À l'ère des masses, l'individu meurt, mais c'est la mort salvatrice de la tradition spirituelle : mourir pour naître enfin. Il meurt à la conscience psychologique pour naître à la conscience cosmique. Il sent s'exercer sur lui une formidable pression : mourir en y résistant ou mourir en lui obéissant. Du côté du refus, de la résistance, est la mort totale, car il s'agit de l'agencement de la multitude pour la création d'un psychisme unanime régi par la conscience du Temps, de l'Espace et l'appétit de la Découverte.
À y regarder de près, tout cela reflète mieux le fond des pensées et des inquiétudes de l'homme d'aujourd'hui, que les analyses du roman néo-naturaliste ou les études politico-sociales ; on s'en apercevra bientôt, quand ceux qui usurpent la fonction de témoin et voient les choses nouvelles avec des yeux anciens, seront foudroyés par les faits.
À chaque pas, dans ce monde ouvert sur l'étrangeté, l'homme voit surgir des points d'interrogation aussi démesurés que l'étaient les animaux et les végétaux antédiluviens. Ils ne sont pas à sa taille. Mais quelle est la taille de l'homme ? La sociologie et la psychologie ont évolué beaucoup moins vite que la physique et les mathématiques. C'est l'homme du XIXe siècle qui se trouve subitement en présence d'un monde autre. Mais l'homme de la sociologie et de la psychologie du XIXe siècle est-il l'homme véritable ? Rien n'est moins sûr. Après la révolution intellectuelle suscitée par le Discours de la Méthode, après la naissance des sciences et de l'esprit encyclopédique, après le vaste apport du rationalisme et du scientisme optimiste du XIXe, nous nous trouvons en un moment où l'immensité et la complexité du réel qui vient d'être mis à jour devraient nécessairement modifier ce que nous pensions jusqu'ici de la nature de la connaissance humaine, bouleverser les idées acquises sur les rapports de l'homme avec sa propre intelligence, – en un mot exiger une attitude d'esprit très différente de ce que nous nommions hier encore l'attitude moderne. À une invasion du fantastique extérieur devrait correspondre une exploration du fantastique intérieur. Y a-t-il fantastique intérieur ? Et ce que l'homme a fait, ne serait-ce pas la projection de ce qu'il est ou deviendra ?
C'est donc à cette exploration du fantastique intérieur que nous allons procéder. Ou, tout au moins, nous allons nous efforcer de faire sentir que cette exploration serait nécessaire, et esquisser une méthode.
Naturellement nous n'avons ni le temps ni les moyens de nous livrer à des mesures et expérimentations qui nous sont apparues comme souhaitables et qui seront peut-être tentées par des chercheurs mieux qualifiés. Mais le propre de notre travail n'était pas de mesurer et d'expérimenter. Il était, ici, comme dans tout ce gros ouvrage, de recueillir des faits et des rapports entre les faits, que la science officielle néglige parfois ou auxquels elle refuse le droit d'exister. Cette manière de travailler peut paraître insolite et prêter à la suspicion. Elle a pourtant été à l'origine de grandes découvertes. Darwin, par exemple, n'a pas agi autrement, collectionnant et comparant des informations négligées. La théorie de l'évolution est née de cette collecte apparemment aberrante. De même, et toutes proportions gardées, avons-nous vu naître au cours de notre travail une théorie de l'homme intérieur véritable, de l'intelligence totale et de la conscience éveillée.
Ce travail est incomplet : il nous aurait fallu dix ans de plus. En outre, nous n'en donnons qu'un résumé, ou plutôt une image, afin de ne point rebuter, car c'est sur la fraîcheur d'esprit du lecteur que nous comptons, ayant toujours tenté de maintenir le nôtre dans ce climat.
Intelligence totale, conscience éveillée, il nous semble bien que l'homme se dirige vers ces conquêtes essentielles, au sein de ce monde en pleine renaissance et qui semble d'abord exiger de lui le renoncement à la liberté. Mais la liberté pour quoi faire ? demandait Lénine. La liberté de n'être que ce qu'il était, lui est en effet peu à peu retirée. C'est la liberté de devenir autre, de passer à un état supérieur d'intelligence et de conscience, qui lui sera bientôt seule accordée. Cette liberté-là n'est pas d'essence psychologique, mais mystique, tout au moins si l'on se réfère aux schémas anciens, au langage d'hier. En un certain sens, nous pensons que le fait de civilisation est que la démarche dite mystique s'étend, sur cette terre fumante d'usines et vibrante de fusées, à l'humanité entière. On verra que cette démarche est pratique, qu'elle est, en quelque sorte, le « second souffle » nécessaire aux hommes pour obéir à l'accélération du destin de la Terre.
« Dieu nous a créés le moins possible. La liberté, ce pouvoir d'être cause, cette faculté du mérite, veut que l'homme se refasse lui-même. »