I
Toutes les billes dans le même sac. – Les désespoirs de l'historien. – Deux amateurs d'insolite. – On demande intelligence plus subtile. – Au fond du Lac du Diable. – Un antifascisme qui fait du vent. – Bergier et moi devant l'immensité de l'étrange. – Troie aussi était une légende. – L'histoire en retard. – Du visible banal à l'invisible fantastique. – Apologue du scarabée d'or. – On peut entendre le ressac du futur. – Il n'y a pas que les froides mécaniques.
Pendant l'occupation vivait à Paris, dans le quartier des Écoles, un vieil original qui s'habillait en bourgeois du XVIIe siècle, ne lisait que Saint-Simon, dînait aux flambeaux et jouait de l'épinette. Il ne sortait que pour aller chez l'épicier et le boulanger, un capuchon sur sa perruque poudrée, la houppelande laissant voir les bas noirs et les souliers à boucles. Le tumulte de la Libération, les coups de feu, les mouvements populaires le troublèrent. Sans rien comprendre, mais agité par la crainte et la fureur, il sortit un matin sur son balcon, la plume d'oie à la main, le jabot dans le vent, et il cria, d'une forte et étrange voix de solitaire :
« Vive Coblenz ! »
On ne saisit pas, on vit la singularité, les voisins excités sentirent d'instinct qu'un bonhomme vivant dans un autre monde avait partie liée avec le mal, le cri parut allemand, on monta, on défonça la porte, on l'assomma, il mourut.
Ce même matin, un tout jeune capitaine résistant qui venait de conquérir la Préfecture, faisait jeter de la paille sur les tapis du grand bureau et disposer des fusils en faisceaux, afin de se sentir vivre dans une image de son premier livre d'histoire.
À cette heure, on découvrait aux Invalides la table, les treize fauteuils, les étendards, les robes et les croix de la dernière assemblée des Chevaliers de l'Ordre Teutonique, brusquement interrompue.
Et le premier char de l'armée Leclerc franchissait la porte d'Orléans, signe écrasant de la défaite allemande. Il était conduit par Henri Rathenau, dont l'oncle Walther avait été la première victime du nazisme.
Ainsi une civilisation, en un moment historique, voit-elle, comme un homme en proie à la plus grande émotion, revivre mille instants de son passé, selon un choix et dans une succession apparemment incompréhensibles.
Giraudoux racontait qu'endormi une seconde au créneau d'une tranchée, attendant l'heure d'aller relever un camarade tué en reconnaissance, il fut réveillé par des picotements sur le visage : le vent venait de déshabiller le mort, d'ouvrir son portefeuille et de projeter ses cartes de visite, dont les coins frappaient la joue du poète. Dans cette matinée de la libération de Paris, les cartes de visite des émigrés de Coblenz, des étudiants révolutionnaires de 1830, des grands penseurs juifs allemands et des Frères Chevaliers des Croisades, volaient avec beaucoup d'autres, sans doute, dans le vent qui portait loin les gémissements et les Marseillaise.
Si l'on secoue le panier, toutes les billes viennent à la surface en désordre, ou plutôt selon un ordre et des frottements dont le contrôle serait d'une infinie complication, mais où nous pourrions découvrir une infinité de ces rencontres bizarrement éclairantes que Jung appelle des coïncidences significatives. L'admirable parole de Jacques Rivière s'applique aux civilisations et à leurs moments historiques : « Il arrive à un homme, non pas ce qu'il mérite, mais ce qui lui ressemble. » Un cahier d'écolier de Napoléon s'achève sur ces mots : « Sainte-Hélène, petite île. »
C'est grand dommage que l'historien juge indigne de sa science le recensement et l'examen de ces coïncidences significatives, de ces rencontres qui ont un sens et entrebâillent brusquement une porte sur une autre face de l'Univers où le temps n'est plus linéaire. Sa science retarde sur la science en général qui, dans l'étude de l'homme comme dans celle de la matière, nous montre de plus en plus réduites les distances entre le passé, le présent et l'avenir. Des haies de plus en plus minces nous séparent, dans le jardin du destin, d'un hier tout entier conservé et d'un demain entièrement formé. Notre vie, comme dit Alain, « est ouverte sur de grands espaces ».
Il existe une petite fleur extrêmement frêle et belle qui se nomme la saxifrage ombreuse. On l'appelle aussi « le désespoir du peintre ». Elle ne désespère plus aucun artiste, depuis que la photographie et bien d'autres découvertes ont libéré la peinture du souci de la ressemblance extérieure. Le peintre le moins jeune d'esprit ne s'assied pas aujourd'hui devant un bouquet comme il l'eût fait naguère. Son œil voit autre chose que le bouquet, ou plutôt son modèle lui est prétexte à exprimer par la surface colorée une réalité cachée à l'œil profane. Il tente d'arracher un secret à la création. Naguère, il se fût contenté de reproduire ce que voit le profane quand il promène sur les choses un œil négligent, un regard d'absent. Il se fût contenté de reproduire les apparences rassurantes et, en quelque sorte, de participer à la tromperie générale sur les signes extérieurs de la réalité. « Ah ! cela est craché ! » Mais qui crache est malade. Il ne semble pas que l'historien ait évolué comme le peintre, au cours de ce demi-siècle, et notre histoire est fausse comme l'étaient un sein de femme, un petit chat ou un bouquet sous le pinceau pétrifiant d'un peintre conformiste de 1890.
« Si notre génération, dit un jeune historien, entend lucidement examiner le passé, il lui faudra d'abord arracher les masques sous lesquels les artisans de notre Histoire demeurent méconnus… L'effort désintéressé accompli par une phalange d'historiens en faveur de la simple vérité est relativement récent. »
Le peintre de 1890 avait ses « désespoirs ». Que dire de l'historien du temps présent ! La plupart des faits contemporains sont devenus pareils à la saxifrage ombreuse : des désespoirs de l'historien.
Un autodidacte délirant, entouré de quelques mégalomanes, refuse Descartes, balaie la culture humaniste, écrase la raison, invoque Lucifer et conquiert l'Europe, ratant de peu la conquête du monde. Le marxisme s'enracine dans le seul pays que Marx jugeait infertile. Londres manque périr sous une pluie de fusées destinées à atteindre la Lune. Des réflexions sur l'espace et le temps aboutissent à la fabrication d'une bombe qui efface deux cent mille hommes en trois secondes et menace d'effacer l'histoire elle-même. Saxifrages ombreuses !
L'historien commence à s'inquiéter et à douter que son art soit praticable. Il consacre son talent à déplorer de ne plus pouvoir l'exercer. C'est ce que l'on voit dans les arts et les sciences dans leurs moments de suffocation : un écrivain traite en dix volumes de l'impossibilité du langage, un médecin fait cinq ans de cours pour expliquer que les maladies se guérissent d'elles-mêmes. L'histoire traverse un de ces moments.
M. Raymond Aron, rejetant avec lassitude Thucydide et Marx, constate que ni les passions humaines, ni l'économie des choses ne suffisent à expliquer l'aventure des sociétés. « La totalité des causes déterminant la totalité des effets dépasse, dit-il navré, l'entendement humain. »
M. Baudin, de l'Institut, avoue : « L'histoire est une page blanche que les hommes sont libres de remplir à leur guise.
Et M. René Grousset fait monter vers le ciel vide ce chant presque désespéré qui est beau :
« Ce que nous appelons l'histoire, je veux dire ce déroulement d'empires, de batailles, de révolutions politiques, de dates, sanglantes pour la plupart, est-ce vraiment l'histoire ? Je vous avouerai que je ne le crois pas, et qu'il m'arrive, en voyant les manuels scolaires, d'en biffer par la pensée un bon quart…
« L'histoire vraie n'est pas celle du va-et-vient des frontières. C'est celle de la civilisation. Et la civilisation, c'est d'une part le progrès des techniques et d'autre part le progrès de la spiritualité. On peut se demander si l'histoire politique, pour une bonne part, n'est pas une histoire parasite.
« L'histoire vraie est, du point de vue matériel, celle des techniques, masquée par l'histoire politique qui l'opprime, qui usurpe sa place et jusqu'à son nom.
« Mais, plus encore, l'histoire vraie est celle du progrès de l'homme dans la spiritualité. La fonction de l'humanité, c'est d'aider l'homme spirituel à se dégager, à se réaliser, d'aider l'homme, comme disent les Indiens dans une formule admirable, à devenir ce qu'il est. Certes, l'histoire apparente, l'histoire visible, l'histoire de la surface n'est qu'un charnier. Si l'histoire n'était que cela, il n'y aurait qu'à fermer le livre et à souhaiter l'extinction dans le nirvâna… Mais je veux croire que le bouddhisme a menti et que l'histoire n'est pas cela. »
Le physicien, le chimiste, le biologiste, le psychologue, ont, en ces cinquante dernières années, reçu de grands chocs, buté sur des saxifrages ombreuses, eux aussi. Mais ils ne manifestent pas aujourd'hui la même inquiétude. Ils travaillent, ils avancent. Il y a tout au contraire, dans ces sciences, une extraordinaire vitalité. Comparez les constructions arachnéennes de Spengler ou de Toynbee au mouvement torrentiel de la physique nucléaire. L'histoire est dans l'impasse.
Les raisons sont sans doute multiples, mais celle-ci nous a été sensible :
Alors que le physicien ou le psychanalyste a résolument abandonné l'idée que la réalité était nécessairement satisfaisante pour la santé et a opté pour la réalité du fantastique, l'historien est demeuré enfermé dans le cartésianisme. Une certaine pusillanimité toute politique n'y est pas toujours étrangère.
On dit que les peuples heureux n'ont pas d'histoire. Mais les peuples qui n'ont pas d'historiens francs-tireurs et poètes sont plus que malheureux : asphyxiés, trahis.
À tourner le dos au fantastique, l'historien se trouve parfois conduit à de fantastiques erreurs. Marxiste, il prévoit l'effondrement de l'économie américaine au moment où les États-Unis atteignent au plus haut degré de stabilité et de puissance. Capitaliste, il détermine à l'Ouest l'expansion du communisme au moment où la Hongrie se soulève. Cependant, dans d'autres sciences, la prédiction de l'avenir, à partir des données du présent, réussit de mieux en mieux.
À partir d'un millionième de gramme de plutonium, le physicien nucléaire fait le projet d'une usine géante qui fonctionnera comme prévu. À partir de quelques rêves, Freud éclaire l'âme humaine comme elle ne le fut jamais. C'est que Freud et Einstein ont accompli, au départ, un colossal effort d'imagination. Ils ont pensé un réel entièrement différent des données rationnelles admises. À partir de cette projection imaginative, ils ont établi des ensembles de faits que l'expérience a vérifiés.
« Dans le domaine de la science, nous apprenons combien vaste est l'étrangeté du monde », dit Oppenheimer.
Que cet admis de l'étrangeté puisse enrichir l'histoire, c'est ce dont nous sommes persuadés.
Nous ne prétendons pas du tout apporter à la méthode historique les transformations que nous lui souhaitons. Mais nous pensons que la petite esquisse que vous allez lire peut rendre un léger service aux historiens à venir. Soit impulsion, soit répulsion. Nous avons voulu, en prenant pour objet d'étude un aspect de l'Allemagne hitlérienne, indiquer vaguement une direction de recherches valable pour d'autres objets. Nous avons tracé des flèches sur les arbres à notre portée. Nous ne prétendons pas avoir rendu praticable toute la forêt.
Nous avons cherché à rassembler des faits qu'un historien « normal » repousserait avec colère ou horreur. Nous sommes devenus pour un temps, selon le joli mot de Maurice Renard, « amateurs d'insolite et scribes de miracles ». Ce genre de travail n'est pas toujours confortable pour l'esprit. Parfois, nous nous rassurions en songeant que la tératologie, ou étude des monstres, où s'est illustré le professeur Wolff en dépit de la suspicion des savants « raisonnables », a éclairé plus d'un aspect de la biologie. Un autre exemple nous a soutenus : celui de Charles Fort, cet Américain malicieux dont nous vous avons parlé.
C'est dans cet esprit fortéen que nous avons mené nos recherches sur des événements de l'histoire récente. Ainsi, il ne nous a pas paru indigne d'attention que le fondateur du national-socialisme ait cru réellement à la venue du surhomme.
Le 23 février 1957, un homme-grenouille recherchait le corps d'un étudiant noyé dans le lac du Diable, en Bohême. Il remonta à la surface, pâle d'épouvante, incapable d'articuler un son. Quand il eut retrouvé l'usage de la parole, il révéla qu'il venait de voir, sous les eaux froides et lourdes du lac, un alignement fantomatique de soldats allemands en uniforme, une caravane de chariots attelés, avec les chevaux debout.
« Ô Nuit, qu'est-ce que c'est que ces guerriers livides ?… »
D'une certaine façon, nous avons, nous aussi, plongé dans le lac du Diable. Dans les annales du procès de Nuremberg, dans des milliers de livres et de revues et dans des témoignages personnels, nous avons constitué une collection d'étrangetés. Nous avons organisé notre matériel en fonction d'une hypothèse de travail que l'on ne saurait peut-être élever à la dignité d'une théorie, mais qu'un grand écrivain anglais méconnu, Arthur Machen, a puissamment exprimée :
« Il existe autour de nous des sacrements du mal, comme il existe des sacrements du bien, et notre vie et nos actes se déroulent, je crois, dans un monde insoupçonné, plein de cavernes, d'ombres et d'habitants crépusculaires. »
L'âme humaine aime le jour. Il lui arrive aussi d'aimer la nuit, avec une égale ardeur, et cet amour peut conduire les hommes, comme les sociétés, à des actions criminelles et désastreuses qui défient apparemment la raison, mais qui se révèlent pourtant explicables si l'on se place dans une certaine optique. Nous préciserons cela tout à l'heure en redonnant la parole à Arthur Machen.
Dans cette partie de notre ouvrage, nous avons voulu fournir la matière première d'une histoire invisible. Nous ne sommes pas les premiers. John Buchan avait déjà signalé de singuliers courants souterrains sous les événements historiques. Une entomologiste allemande, Margaret Boveri, traitant des hommes avec la froideur objective qu'elle applique à l'observation des insectes, a écrit une Histoire de la Trahison au Vingtième siècle dont le premier volume a pour titre Histoire Visible et le second Histoire Invisible.
Mais de quelle histoire invisible s'agit-il ? Le terme est garni de pièges. Le visible est si riche et, somme toute, encore si peu exploré, que l'on peut toujours y trouver des faits justifiant n'importe quelle théorie, et l'on connaît d'innombrables explications de l'histoire par l'action occulte des Juifs, des Francs-Maçons, des Jésuites ou de la Banque Internationale. Ces explications nous paraissent primaires. D'ailleurs, nous nous sommes sans cesse gardés de confondre ce que nous nommons le réalisme fantastique avec l'occultisme, et les ressorts secrets de la réalité avec le roman-feuilleton. (Nous avons cependant plusieurs fois remarqué que la réalité manquait de dignité : elle n'échappe pas au romanesque, et que l'on ne pouvait éliminer des faits sous prétexte qu'ils semblent ressortir, justement, du roman-feuilleton.)
Nous avons donc accueilli les faits les plus bizarres, sous réserve de les pouvoir authentifier. Parfois, nous avons préféré paraître rechercher la sensation ou nous laisser entraîner par le goût de l'étrange, plutôt que de négliger tel aspect apparemment démentiel. Le résultat ne ressemble en rien aux portraits de l'Allemagne nazie généralement admis. Ce n'est pas notre faute. Nous avions pour objet d'étude une série d'événements fantastiques. Il n'est pas coutumier, mais il est logique de penser que, derrière ces événements, peuvent se cacher des réalités extraordinaires. Pourquoi l'histoire aurait-elle le privilège sur les autres sciences modernes de pouvoir expliquer tous les phénomènes de manière satisfaisante pour la raison ?
Notre portrait, assurément, n'est pas conforme aux idées reçues, et il est fragmentaire. Nous n'avons rien voulu sacrifier à la cohérence. Ce refus de sacrifier à la cohérence est d'ailleurs une tendance toute récente en histoire, de même que la tendance à la vérité :
« Ici ou là apparaîtront des lacunes : le lecteur devra penser que l'historien d'aujourd'hui a abandonné l'antique conception d'après laquelle la vérité était atteinte lorsque se trouvaient employées, sans trous ni excédents, toutes les pièces d'un puzzle à recomposer. L'idéal de l'œuvre historique a cessé d'être pour lui une belle mosaïque bien complète et bien lisse : c'est comme un champ de fouilles qu'il la conçoit, avec son chaos apparent où se juxtaposent les excavations incertaines, les collections de menus objets évocateurs et, ici ou là, les belles résurrections d'ensemble et les œuvres d'art. »
Le physicien sait que ce sont des pulsations d'énergie anormales, exceptionnelles, qui ont révélé la fission de l'uranium et ainsi ouvert des espaces infinis à l'étude de la radio-activité. Ce sont des pulsations de l'extraordinaire que nous avons recherchées.
Un livre de Lord Russel of Liverpool : Courte Histoire des Crimes de Guerre Nazis, paru onze ans après la victoire des Alliés, a surpris les lecteurs français par son ton d'extrême sobriété. L'indignation, d'habitude en cette matière, tient lieu d'explication. Dans ce livre, d'horribles faits parlaient seuls, et les lecteurs se sont aperçus qu'ils continuaient de ne rien comprendre à tant de noirceur. Exprimant ce sentiment, un éminent spécialiste écrivait dans Le Monde :
« La question qui se pose est celle de savoir comment tout cela a été possible en plein XXe siècle, et dans des contrées qui passent pour les plus civilisées de l'univers. »
Il est singulier qu'une telle question, essentielle, primordiale, se pose aux historiens douze ans après l'ouverture de toutes les archives possibles. Mais se pose-t-elle à eux ? Cela n'est pas sûr. Du moins tout se passe-t-il comme s'ils tenaient à l'oublier, sitôt évoquée, obéissant ainsi au mouvement de l'opinion établie qu'une telle question embarrasse. Il arrive, de la sorte, que l'historien témoigne pour son temps en refusant de faire de l'histoire. À peine a-t-il écrit : « La question qui se pose est celle de savoir… », qu'il s'empresse de faire du vent afin qu'elle ne puisse se poser.
« Voilà, ajoute-t-il aussitôt, ce que fait l'homme quand il est abandonné à la libre poussée de ses instincts à la fois déchaînés et systématiquement pervertis. »
Étrange explication historique que cette évocation du mystère nazi par les gros tuyaux de la morale courante ! C'est pourtant la seule explication qui nous ait été donnée, comme s'il y avait une vaste conspiration des intelligences pour faire des pages les plus fantastiques de l'histoire contemporaine quelque chose de réductible à une leçon d'histoire primaire sur les mauvais instincts. On dirait qu'une pression considérable joue sur l'histoire, afin que celle-ci soit ramenée aux minuscules proportions de la pensée rationaliste conventionnelle.
Entre les deux guerres, remarque un jeune philosophe, « faute d'avoir dénoncé quelle fureur païenne gonflait les drapeaux ennemis, les antifascistes ne surent pas prédire les lendemains odieux de la victoire hitlérienne ».
Rares et peu écoutées étaient les voix qui annonçaient dans le ciel allemand « la substitution de la Croix gammée à la Croix du Christ, la négation pure et simple des Évangiles ».
Nous ne faisons pas entièrement nôtre cette vision d'Hitler antéchrist. Nous ne pensons pas qu'elle suffise à éclairer totalement les faits. Mais du moins se situe-t-elle au niveau convenable pour juger ce moment extraordinaire de l'histoire.
Le problème est là. Nous ne serons à l'abri du nazisme, ou plutôt de certaines formes de l'esprit luciférien dont le nazisme avait projeté l'ombre sur le monde, que lorsque nous aurons perçu et affronté dans notre conscience les aspects les plus fantastiques de son aventure.
Entre l'ambition luciférienne dont l'hitlérisme fut une tragique caricature, et l'angélisme chrétien qui a aussi sa caricature dans des formes sociales ; entre la tentation d'atteindre au surhumain, de prendre le ciel d'assaut, et la tentation de s'en remettre à une idée ou à un Dieu pour que la condition humaine soit transcendée ; entre le refus et l'acceptation d'une transcendance, entre la vocation du mal et celle du bien, l'un et l'autre aussi grands, profonds et secrets ; – entre d'immenses mouvements contradictoires de l'âme humaine et sans doute de l'inconscient collectif, se jouent des tragédies dont l'histoire conventionnelle ne rend pas entièrement compte, dont il semble qu'elle se refuse à rendre entièrement compte, comme par crainte d'introduire, avec certains documents et certaines interprétations, de trop graves empêchements de dormir au sein des sociétés.
L'historien qui traite de l'Allemagne nazie, paraît ainsi vouloir ignorer ce qu'était l'ennemi qui fut abattu. Il est soutenu dans cette volonté par l'opinion générale. C'est qu'avoir abattu un tel ennemi en connaissance de cause, exigerait une conception du monde et du destin humain à la mesure de la victoire. Mieux vaut penser que l'on a fini par empêcher de nuire des méchants et des fous et qu'en fin de compte les braves gens ont toujours raison. C'étaient des méchants et des fous, certes. Mais non pas au sens, mais non pas au degré où l'entendent les braves gens. L'antifascisme conventionnel semble avoir été inventé par des vainqueurs qui avaient besoin de cacher leur vide. Mais le vide aspire.
Le docteur Antony Laughton, de l'Institut Océanographique de Londres, a fait descendre une caméra par 4500 mètres de fond, au large des côtes d'Irlande. Sur les photographies, on distingue très nettement des empreintes de pieds appartenant à une créature inconnue. Après l'abominable homme des neiges, voici que s'introduit dans l'imagination et la curiosité des hommes, ce frère de la créature des cimes, l'abominable homme des mers, l'inconnu des abîmes. En un certain sens, l'histoire, pour des observateurs de notre genre, est pareille au « vieillard océan qu'effarouche la sonde ».
Fouiller l'histoire invisible est un exercice fort sain pour l'esprit. On se débarrasse de la répugnance à l'invraisemblable qui est naturelle, mais qui a si souvent paralysé la connaissance.
En tous domaines nous nous sommes efforcés de résister à cette répugnance à l'invraisemblable, qu'il s'agisse des ressorts de l'action des hommes, de leurs croyances, ou de leurs réalisations. Ainsi, nous avons étudié certains travaux de la section occulte des services de renseignements allemands. Cette section a établi, par exemple, un long rapport sur les propriétés magiques des clochetons d'Oxford, qui, selon ses estimations, empêchaient les bombes de tomber sur cette ville. Qu'il y ait là aberration n'est pas discutable, mais que cette aberration ait sévi parmi des hommes intelligents et responsables, et que ce fait éclaire sur plusieurs points l'histoire visible comme l'histoire invisible, cela n'est pas discutable non plus.
Pour nous, les événements ont souvent des raisons d'être que la raison ne connaît pas, et les lignes de force de l'histoire peuvent être aussi invisibles et pourtant aussi réelles que les lignes de force d'un champ magnétique.
Il est possible d'aller plus loin. Nous nous sommes aventurés là où nous espérons que des historiens de l'avenir s'aventurent avec des moyens supérieurs aux nôtres. Il nous est arrivé de tenter d'appliquer à l'histoire le principe des « liaisons non causales » que le physicien Wolfgang Pauli et le psychologue Jung ont récemment proposé. C'est à ce principe que je faisais tout à l'heure allusion en parlant des coïncidences. Pour Pauli et Jung, des événements indépendants entre eux pourraient avoir des rapports sans cause, mais cependant significatifs à l'échelle humaine. Ce sont les « coïncidences significatives », les « signes », où les deux savants voient un phénomène de « synchronicité » qui révèle des liaisons insolites entre l'homme, le temps, l'espace, et que Claudel nommait magnifiquement « la jubilation des hasards ».
Une malade est étendue sur le divan du psychanalyste Jung. Des désordres nerveux très graves l'accablent, mais l'analyse ne progresse pas. La patiente, murée dans un esprit réaliste à l'extrême, cramponnée à une sorte d'ultralogique, se fait impénétrable aux arguments du médecin.
Encore une fois, Jung ordonne, propose, supplie :
« Laissez-vous aller, ne cherchez pas à comprendre, et racontez-moi simplement vos rêves.
— J'ai rêvé d'un scarabée », répond enfin la dame, du bout des dents.
À cet instant, des petits coups sont frappés contre la vitre. Jung ouvre la fenêtre et un beau scarabée doré entre dans la pièce en faisant ronfler ses élytres. Bouleversée, la patiente s'abandonne enfin et l'analyse peut vraiment commencer ; elle se poursuivra jusqu'à la guérison.
Jung cite souvent cet incident véridique qui a la forme d'un conte arabe. Dans l'histoire d'un homme, comme dans l'histoire tout court, pensons-nous, il y a beaucoup de scarabées d'or.
La complexe doctrine de la « synchronicité », en partie bâtie sur l'observation de telles coïncidences, serait peut-être de nature à changer totalement la conception de l'histoire. Notre ambition ne va pas si loin et si haut. Ce que nous voulons, c'est attirer l'attention sur les aspects fantastiques de la réalité. Dans cette partie de notre ouvrage, nous nous sommes livrés à la recherche et à l'interprétation de certaines coïncidences, à nos yeux significatives. Elles peuvent ne pas l'être à d'autres yeux.
En appliquant notre conception « réaliste fantastique » à l'histoire, nous nous sommes livrés à un travail de sélection. Nous avons choisi parfois des faits de faible importance, mais aberrants, parce que, dans une certaine mesure, c'est à l'aberration que nous demandions de la lumière. Une irrégularité de quelques secondes dans le mouvement de la planète Mercure suffit pour ébranler l'édifice de Newton et justifier Einstein. De même, il nous semble que certains des faits que nous avons relevés peuvent rendre nécessaire la révision des structures de l'histoire cartésienne.
Peut-on user de cette méthode pour prévoir l'avenir ? Il nous arrive aussi d'y rêver. Dans Le Nommé Jeudi, Chesterton décrit une brigade de police politique spécialisée dans la poésie. Un attentat est évité, parce qu'un policier a compris le sens d'un sonnet. Il y a de grandes vérités derrière les boutades de Chesterton. Des courants d'idées qui passent inaperçus de l'observateur patenté, des écrits, des œuvres auxquels le sociologue n'est pas attentif, faits sociaux trop minuscules et trop aberrants à ses yeux, annoncent peut-être plus sûrement les événements à venir que les gros faits visibles et les grands mouvements apparents de pensée desquels il s'inquiète.
Le climat d'épouvante du nazisme, que nul ne put prévoir, était annoncé dans les horribles récits de l'écrivain allemand Hans Heinz Ewers : La Mandragore et Dans l'Épouvante, qui devait devenir le poète officiel du régime et écrire le Horst Wessel Lied. Il n'est pas impossible que certains romans, certains poèmes, des tableaux, des statues, négligés même par la critique spécialisée, nous livrent les figures exactes du monde de demain.
Dante, dans La Divine Comédie, décrit avec précision la Croix du Sud, constellation invisible dans l'hémisphère Nord et qu'aucun voyageur de son temps ne peut avoir décelée, Swift, dans Le Voyage à Laputa, donne les distances et les périodes de rotation des deux satellites de Mars, inconnues à l'époque. Quand l'astronome américain Asaph Hall les découvre en 1877 et s'aperçoit que ses mesures correspondent aux indications de Swift, saisi d'une sorte de panique, il les nomme Phobos et Deimos : peur et terreur(53). En 1896, un écrivain anglais, M.P. Shiel, publie une nouvelle où l'on voit une bande de monstrueux criminels ravageant l'Europe, tuant des familles qu'ils jugent nuisibles au progrès de l'humanité et brûlant les cadavres. Il intitule sa nouvelle : Les S.S.
Goethe disait : « Les événements à venir projettent leur ombre en avant », et il se pourrait que l'on trouve, à l'écart de ce qui mobilise l'attention générale, dans des œuvres et des activités humaines étrangères à ce que nous appelons « le mouvement de l'histoire », la véritable détection et l'expression de ces ressacs du futur.
Il y a un fantastique évident que l'historien recouvre avec pudeur d'explications froides et mécaniques. L'Allemagne, au moment où naît le nazisme, est la patrie des sciences exactes. La méthode allemande, la logique allemande, la rigueur et la probité scientifiques allemandes sont universellement estimées. Le Herr Professor invite parfois à la caricature, mais il est entouré de considération. Or, c'est dans ce milieu, d'un cartésianisme de plomb, qu'une doctrine incohérente et en partie démentielle se propage à toute vitesse, irrésistiblement, à partir d'un foyer minuscule. Au pays d'Einstein et de Planck, on se met à professer une « physique aryenne ». Au pays de Humboldt et de Haeckel, on se met à parler de races. Nous pensons que l'on ne saurait expliquer de tels phénomènes par l'inflation économique. Ce n'est vraiment pas tendre la bonne toile de fond pour un pareil ballet. Il nous a paru beaucoup plus efficace d'aller chercher du côté de certains cultes étranges et de certaines cosmogonies aberrantes, négligés jusqu'ici par les historiens. Cette négligence est bien singulière. Les cosmogonies et les cultes dont nous allons parler ont joui en Allemagne de protections et d'encouragements officiels. Ils ont joué un rôle spirituel, scientifique, social et politique relativement important. Sur cette toile de fond-là, on comprend mieux la danse.
Nous nous sommes limités à un instant de l'histoire allemande. Nous aurions pu tout aussi bien, pour cerner le fantastique dans l'histoire contemporaine, montrer, par exemple, l'invasion des idées asiatiques en Europe au moment où les idées européennes provoquent le réveil des peuples d'Asie. Voilà un phénomène aussi déroutant que l'espace non euclidien ou les paradoxes du noyau atomique. L'historien conventionnel, le sociologue « engagé » ne voient pas, ou refusent de voir, ces mouvements profonds qui ne sont pas conformes à ce qu'ils nomment le « mouvement de l'histoire ». Ils poursuivent imperturbablement l'analyse et la prédiction d'une aventure des hommes qui ne ressemble ni aux hommes eux-mêmes, ni aux signes mystérieux mais visibles que ceux-ci échangent avec le temps, l'espace et le destin.
« L'amour, dit Jacques Chardonne, c'est beaucoup plus que l'amour. » Au cours de nos recherches, nous avons acquis la certitude que l'histoire, c'est beaucoup plus que l'histoire. Cette certitude est tonique. En dépit de la croissante lourdeur des faits sociaux et des menaces grandissantes dirigées contre la personne humaine, nous voyons l'esprit et l'âme de l'humanité continuer d'allumer de place en place leurs feux, qui ne sont pas de plus en plus petits. Bien que les couloirs de l'histoire, apparemment, deviennent très étroits, nous ayons la certitude que l'homme n'y perd pas le fil qui le relie à l'immensité. Ces images sont hugoliennes, mais elles expriment bien notre vision. Nous avons acquis cette certitude en nous enfonçant dans le réel : c'est au tréfonds que le réel est fantastique et, en un certain sens, miséricordieux.
Bien que les mornes machines soient en marche
Ne soyez pas trop effrayé, mon ami…
……
Lorsque les pédants nous convièrent à noter
De quelle froide mécanique les événements
Devaient découler, nos âmes dirent dans l'ombre :
Peut-être, mais il y a d'autres choses…(54)