X

Himmler et le problème à l'envers. – Le tournant de 1934. – L'Ordre Noir au pouvoir. – Les moines guerriers à tête de mort. – L'initiation dans les Burgs. – La dernière prière de Sievers. – Les étranges travaux de l'Ahnenerbe. – Le grand-prêtre Frédéric Hielscher. – Une note oubliée de Jünger. – Le sens d'une guerre et d'une victoire.

C'était le farouche hiver de 1942. Les meilleurs soldats allemands et la fleur de la S.S. pour la première fois n'avançaient plus, brusquement pétrifiés dans les trous de la plaine russe. L'Angleterre entêtée se préparait à de futurs combats et l'Amérique allait bientôt s'ébranler. Un matin de cet hiver, à Berlin, le gros docteur Kersten, aux mains chargées de fluide, trouva son client, le Reichsführer, Himmler, triste et défait.

« Cher monsieur Kersten, je suis dans une terrible détresse. »

Commençait-il à douter de la victoire ? Mais non. Il déboutonna son pantalon pour se faire masser le ventre, et se mit à parler, allongé, les yeux au plafond. Il expliqua : le Führer avait compris qu'il n'y aurait pas de paix sur terre tant qu'un seul Juif demeurerait vivant… « Alors, ajouta Himmler, il m'a ordonné de liquider immédiatement tous les Juifs en notre possession.» Ses mains, longues et sèches, reposaient sur le divan, inertes, comme gelées. Il se tut.

Kersten, stupéfait, voyait percer un sentiment de pitié chez le maître de l'Ordre Noir et sa terreur fut traversée par l'espoir :

« Oui, oui, répondit-il, au fond de votre conscience, vous n'approuvez pas cette atrocité… je comprends votre affreuse tristesse.

— Mais ce n'est pas cela ! Pas du tout ! s'écria Himmler en se redressant. Vous ne comprenez rien ! »

Hitler l'avait convoqué. Il lui avait demandé de supprimer tout de suite cinq à six millions de Juifs. C'était un très gros travail, et Himmler était fatigué, et puis il avait énormément à faire en ce moment. C'était inhumain d'exiger de lui ce surcroît d'effort dans les jours à venir. Vraiment inhumain. C'est ce qu'il avait laissé entendre à son chef bien-aimé et le chef bien-aimé n'avait pas été content, il était entré dans une grosse colère, et maintenant Himmler était très triste de s'être laissé aller à un moment d'épuisement et d'égoïsme(82).

Comment comprendre cette formidable inversion des valeurs ? On ne saurait y parvenir en invoquant seulement la folie. Tout se passe dans un univers parallèle au nôtre, dont les structures et les lois sont radicalement différentes. Le physicien George Gamov imagine un univers parallèle dans lequel, par exemple, la boule du billard japonais entrerait dans deux trous à la fois. L'univers dans lequel vivent des hommes comme Himmler est pour le moins aussi étranger au nôtre que celui de Gamov. L'homme vrai, l'initié de Thulé, est en communication avec les Puissances et toute son énergie est orientée vers un changement de la vie sur le globe. Le médium demande à un homme vrai de liquider quelques millions de faux hommes ? D'accord, mais le moment est mal choisi. Il faut absolument ? Tout de suite ? Eh bien, oui. Hissons-nous encore un peu au-dessus de nous-même, sacrifions-nous encore davantage…

Le 20 mai 1945, des soldats britanniques arrêtèrent au pont de Berweverde, à 25 milles à l'ouest de Lüneburg, un homme grand, à la tête ronde et aux épaules étroites, porteur de papiers au nom de Hitzinger. On le conduisit à la police militaire. Il était en civil et portait un bandeau sur l'œil droit. Pendant trois jours, les officiers britanniques cherchèrent à percer sa véritable identité. À la fin, lassé, il ôta son bandeau et dit : « Je m'appelle Heinrich Himmler. » On ne le crut pas. Il insista. Pour l'éprouver, on l'obligea à se mettre nu. Puis on lui offrit le choix entre des vêtements américains et une couverture. Il s'enveloppa dans la couverture. Un enquêteur voulut s'assurer qu'il ne dissimulait rien dans l'intimité de son corps. Un autre le pria d'ouvrir la bouche. Alors, le prisonnier écrasa une ampoule de cyanure dissimulée dans une dent et tomba. Trois jours après, un commandant et trois sous-officiers prirent livraison du corps. Ils se rendirent dans la forêt proche de Lüneburg, creusèrent une fosse, y jetèrent le cadavre, puis aplanirent soigneusement le sol. Nul ne sait exactement où repose Himmler, sous quelles branches pépiantes achève de se décomposer la chair de celui qui se prenait pour la réincarnation de l'empereur Henri Ier, dit l'Oiseleur.

Himmler vivant, traîné au procès de Nuremberg, qu'eût-il pu dire pour sa défense ? Il n'y avait pas de langage commun avec les membres du jury. Il n'habitait pas de ce côté-ci du monde. Il appartenait tout entier à un autre ordre des choses et de l'esprit. C'était un moine combattant d'une autre planète. « On n'a pas encore pu expliquer d'une manière satisfaisante, dit le rapporteur Poetel, les arrière-plans psychologiques qui ont engendré Auschwitz et tout ce que ce nom peut représenter. Au fond, les procès de Nuremberg n'ont pas apporté non plus beaucoup de lumière et l'abondance des explications psychanalytiques, qui déclaraient tout de go que des nations entières pouvaient perdre leur équilibre mental de la même façon que des individus isolés, n'a fait qu'embrouiller le problème. Ce qui se passait dans la cervelle de gens comme Himmler et ses pareils quand ils donnaient des ordres d'extermination, personne ne le sait. » En nous situant au niveau de ce que nous appelons le réalisme fantastique, il nous semble commencer à le savoir.


Denis de Rougemont disait d'Hitler : « Certains pensent, pour l'avoir éprouvé en sa présence, par une espèce de frisson d'horreur sacrée, qu'il est le siège d'une Domination, d'un Trône ou d'une Puissance, ainsi que saint Paul désigne les esprits de second rang, qui peuvent aussi échoir dans un corps d'homme quelconque et l'occuper comme une garnison. Je l'ai entendu prononcer un de ses grands discours. D'où lui vient le pouvoir surhumain qu'il développe ? Une énergie de cette nature, on sent très bien qu'elle n'est pas de l'individu, et même qu'elle ne saurait se manifester qu'autant que l'individu ne compte pas, n'est que le support d'une puissance qui échappe à notre psychologie. Ce que je dis là serait du romantisme de la plus basse espèce si l'œuvre accomplie par cet homme – et j'entends bien par cette puissance à travers lui – n'était une réalité qui provoque la stupeur du siècle. »

Or, durant la montée au pouvoir, Hitler, qui a reçu l'enseignement d'Eckardt et de Haushoffer, semble avoir voulu user des Puissances mises à sa disposition, ou plutôt passant à travers lui, dans le sens d'une ambition politique et nationaliste somme toute assez bornée. C'est à l'origine un petit bonhomme agité par une forte passion patriotique et sociale. Il s'emploie au degré inférieur : son rêve a des frontières. Miraculeusement, le voici porté en avant, et tout lui réussit. Mais le médium à travers qui circulent des énergies n'en comprend pas nécessairement l'ampleur et la direction.

Il danse sur une musique qui n'est pas de lui. Jusqu'en 1934, il croit que les pas qu'il exécute sont les bons. Or, il n'est pas tout à fait dans le rythme. Il croit qu'il n'a plus qu'à se servir des Puissances. Mais on ne se sert pas des Puissances : on les sert. Telle est la signification (ou l'une des significations) du changement fondamental qui intervient pendant et immédiatement après la purge de juin 1934. Le mouvement dont Hitler lui-même a cru qu'il devait être national et socialiste, devient ce qu'il devait être, épouse plus étroitement la doctrine secrète. Hitler n'osera jamais demander de comptes sur le « suicide » de Strasser, et on lui fait signer l'ordre qui élève la S.S. au rang d'une organisation autonome, supérieure au parti. Joachim Gunthe écrit dans une revue allemande après la débâcle : « L'idée vitale qui animait la S.A. fut vaincue le 30 juin 1934, par une idée purement satanique, celle de la S.S. » « Il est difficile de préciser le jour où Hitler conçut le rêve de la mutation biologique », dit le docteur Delmas. L'idée de la mutation biologique n'est qu'un des aspects de l'appareil ésotérique auquel le mouvement nazi s'ajuste mieux à partir de cette époque où le médium devient, non point un fou total, comme le pense Rauschning, mais un instrument plus docile et le tambour d'une marche infiniment plus ambitieuse que la marche au pouvoir d'un parti, d'une nation, et même d'une race.

C'est Himmler qui est chargé de l'organisation de la S.S. non comme une compagnie policière, mais comme un véritable ordre religieux, hiérarchisé, des frères lais aux supérieurs. Dans les hautes sphères se trouvent les responsables conscients d'un Ordre Noir, dont l'existence ne fut d'ailleurs jamais officiellement reconnue par le gouvernement national-socialiste. Au sein même du parti, on parlait de ceux qui étaient dans le coup du cercle intérieur », mais jamais une désignation légale ne fut donnée. Il semble certain que la doctrine, jamais pleinement explicitée, reposait sur la croyance absolue en des pouvoirs dépassant les pouvoirs humains ordinaires. Dans les religions, on distingue la théologie, considérée comme une science, de la mystique, intuitive et incommunicable. Les travaux de la société Ahnenerbe, dont il sera question plus loin, sont l'aspect théologique, l'Ordre Noir est l'aspect mystique de la religion des Seigneurs de Thulé.

Ce qu'il faut bien saisir, c'est qu'à partir du moment où toute l'œuvre de rassemblement et d'excitation du parti hitlérien change de direction, ou plutôt est plus sévèrement orientée dans le sens de la doctrine secrète, plus ou moins bien comprise, plus ou moins bien appliquée, jusqu'ici, par le médium placé aux postes de propagande, nous ne sommes plus en présence d'un mouvement national et politique. Les thèmes vont, en gros, demeurer les mêmes, mais il ne s'agira plus que du langage exotérique tenu aux foules, d'une description des buts immédiats, derrière lesquels il y a d'autres buts. « Plus rien n'a compté que la poursuite inlassable d'un rêve inouï. Désormais, si Hitler avait eu à sa disposition un peuple pouvant mieux que le peuple allemand servir à l'avènement de sa suprême pensée, il n'eût pas hésité à sacrifier le peuple allemand. » Non point « sa suprême pensée », mais la suprême pensée d'un groupe magique agissant à travers lui. Brasillach reconnaît « qu'il sacrifierait tout le bonheur humain, le sien et celui de son peuple par-dessus le marché, si le mystérieux devoir auquel il obéit le lui commandait. »

« Je vais vous livrer un secret, dit Hitler à Rauschning ; je fonde un ordre. » Il évoque les Burgs où une première initiation aura lieu. Et il ajoute : « C'est de la que sortira le second degré, celui de l'homme mesure et centre du monde, de l'homme-Dieu. L'homme-Dieu, la figure splendide de l'Être, sera comme une image du culte… Mais il y a encore des degrés dont il ne m'est pas permis de parler… »


Centrale d'énergie bâtie autour de la centrale mère, l'Ordre Noir isole tous ses membres du monde, a quelque degré initiatique qu'ils appartiennent. « Bien entendu, écrit Poetel, ce n'est qu'un tout petit cercle de hauts gradés et de grands chefs S.S. qui furent au courant des théories et des revendications essentielles. Les membres des diverses formations « préparatoires » n'en furent informés que lorsqu'on leur imposa, avant de se marier, de demander le consentement de leurs chefs, ou qu'on les plaça sous une juridiction propre, extrêmement rigoureuse d'ailleurs, mais dont l'effet était de les soustraire à la compétence de l'autorité civile. Ils virent alors qu'en dehors des lois de l'Ordre ils n'avaient aucun autre devoir, et qu'il n'y avait plus pour eux d'existence privée. »

Les moines(83) combattants, les S.S. à tête de mort (qu'il importe de ne pas confondre avec d'autres groupements dont la Waffen S.S., composés de frères convers ou de tertiaires de l'Ordre, ou encore de mécaniques humaines construites à l'imitation du véritable S.S., comme des reproductions en creux du modèle), recevront la première initiation dans des Burgs. Mais ils seront d'abord passés par le séminaire, la Napola. Inaugurant une de ces Napola, ou écoles préparatoires, Himmler ramène la doctrine à son plus petit dénominateur commun : « Croire, obéir, combattre, un point c'est tout. » Ce sont des écoles où, comme le dit le Schwarze Korps du 26 novembre 1942, « on apprend à donner et à recevoir la mort ». Plus tard, s'ils en sont dignes, les cadets reçus dans les Burgs comprendront que « recevoir la mort » peut être interprété dans le sens « mourir à soi-même ». Mais s'ils ne sont pas dignes, c'est la mort physique qu'ils recevront sur les champs de bataille. « La tragédie de la grandeur est d'avoir à fouler des cadavres. » Et qu'importe ? Tous les hommes n'ont pas d'existence véritable, et il y a une hiérarchie d'existence, de l'homme-semblant au grand mage. À peine sorti du néant, que le cadet y retourne, ayant entr'aperçu, pour son salut, le chemin qui mène à la figure splendide de l'Être…

C'est dans les Burgs que l'on prononçait les vœux, et que l'on entrait dans une « destinée surhumaine irréversible ». L'Ordre Noir traduit en actes les menaces du docteur Ley : « Celui à qui le parti retirera le droit à la chemise brune, – il faut que chacun de nous le sache bien – celui-là ne perdra pas seulement ses fonctions, mais il sera anéanti, dans sa personne, dans celles de sa famille, de sa femme et de ses enfants. Telles sont les dures lois, les lois impitoyables de notre Ordre. »

Nous voici hors du monde. Il n'est plus question de l'Allemagne éternelle ou de l'État national-socialiste, mais de la préparation magique à la venue de l'homme-dieu, de l'homme d'après l'homme que les Puissances enverront sur la Terre, quand nous aurons modifié l'équilibre des forces spirituelles. La cérémonie où l'on recevait la rune S.S. devait assez ressembler à ce que décrit Reinhold Schneider quand il évoque les membres de l'Ordre Teutonique, dans la grande salle du Remter de Marienbourg, s'inclinant sous les vœux qui faisaient désormais d'eux l'Église Militante : « Ils venaient de pays aux visages divers, d'une vie agitée. Ils entraient dans l'austérité fermée de ce château et abandonnaient leurs boucliers personnels dont les armes avaient été portées par quatre ancêtres au moins. Maintenant, leur blason serait la croix qui ordonne de mener le combat le plus grave qui soit et qui assure la vie éternelle. » Celui qui sait ne parle pas : il n'existe aucune description de la cérémonie initiatique dans les Burgs, mais on sait qu'une telle cérémonie avait lieu. On la nommait « cérémonie de l'Air Épais », par allusion à l'atmosphère de tension extraordinaire qui régnait et ne se dissipait que lorsque les vœux avaient été prononcés. Des occultistes comme Lewis Spence ont voulu y voir une messe noire dans la pure tradition satanique. À l'opposé, Willi Frieschauer, dans son ouvrage sur Himmler, interprète « l'Air Épais » comme le moment d'abrutissement absolu des participants. Entre ces deux thèses il y a place pour une interprétation à la fois plus réaliste et donc plus fantastique.

Destinée irréversible : des plans furent conçus pour isoler le S.S. tête de mort du monde des « hommes-semblant » durant toute sa vie. On projeta de créer des cités, des villages de vétérans répartis à travers le monde et ne relevant que de l'administration et de l'autorité de l'Ordre. Mais Himmler et ses « frères » conçurent un rêve plus vaste. Le monde aurait pour modèle un État S.S. souverain. « À la conférence de la paix, dit Himmler, en mars 1943, le monde apprendra que la vieille Bourgogne va ressusciter, ce pays qui fut autrefois la terre des sciences et des arts et que la France a ravalé au rang d'appendice conservé dans la vinasse. L'État souverain de Bourgogne, avec son armée, ses lois, sa monnaie, ses postes, sera l'État modèle S.S. Il comprendra la Suisse romande, la Picardie, la Champagne, la Franche-Comté, le Hainaut et le Luxembourg. La langue officielle sera l'allemand, bien entendu. Le parti national-socialiste n'y aura aucune autorité. Seule la S.S. gouvernera, et le monde sera à la fois stupéfait et émerveillé par cet État où les conceptions du monde S.S. se trouveront appliquées. »


Le véritable S.S. de formation « initiatique » se situe, à ses propres yeux, au-delà du bien et du mal. « L'organisation de Himmler ne compte pas sur l'aide fanatique de sadiques qui recherchent la volonté du meurtre : elle compte sur des hommes nouveaux. » Hors du « cercle intérieur », qui comprend les « têtes de mort », leurs chefs, plus proches de la doctrine secrète, selon leur rang, et dont le centre est Thulé, le saint des saints, il y a le S.S. de type moyen, qui n'est qu'une machine sans âme, un robot de service. On l'obtient par fabrication standard, à partir de « qualités négatives ». Sa production ne relève pas de la doctrine, mais de simples méthodes de dressage. « Il ne s'agit point de supprimer l'inégalité parmi les hommes, mais au contraire de l'amplifier et d'en faire une loi protégée par des barrières infranchissables, dit Hitler… Quel aspect prendra le futur ordre social ? Mes camarades, je vais vous le dire : il y aura une classe de seigneurs, il y aura la foule des divers membres du parti classés hiérarchiquement, il y aura la grande masse des anonymes, la collectivité des serviteurs, des mineurs à perpétuité, et au-dessous encore, la classe des étrangers conquis, les esclaves modernes. Et au-dessus de tout cela, une nouvelle haute noblesse dont je ne puis parler… Mais ces plans doivent être ignorés des simples militants… »

Le monde est une matière à transformer pour qu'une énergie s'en dégage, concentrée par des mages, une énergie psychique susceptible d'attirer les Puissances du Dehors, les Supérieurs Inconnus, les Maîtres du Cosmos. L'activité de l'Ordre Noir ne répond à aucune nécessité politique ou militaire : elle répond à une nécessité magique. Les camps de concentration procèdent de la magie imitative : ils sont un acte symbolique, une maquette. Tous les peuples seront arrachés à leurs racines, changés en une immense population nomade, en une matière brute sur laquelle il sera loisible d'agir, et d'où s'élèvera la fleur : l'homme en contact avec les dieux. C'est le modèle en creux (comme Barbey d'Aurevilly disait : l'enfer, c'est le ciel en creux) de la planète devenue le champ des labours magiques de l'Ordre Noir.

Dans l'enseignement des Burgs, une partie de la doctrine secrète est transmise par la formule suivante : « Il n'existe que le Cosmos, ou l'Univers, être vivant. Toutes les choses, tous les êtres, y compris l'homme, ne sont que des formes diverses s'amplifiant au cours des âges de l'universel vivant. » Nous ne sommes pas vivants nous-mêmes tant que nous n'avons pas pris conscience de cet Être qui nous entoure, nous englobe et prépare à travers nous d'autres formes. La création n'est pas achevée, l'Esprit du Cosmos n'a pas trouvé son repos, soyons attentifs à ses ordres que des dieux nous transmettent, nous autres, mages farouches, boulangers de la sanglante et aveugle pâte humaine ! Les fours d'Auschwitz : rituel.


Le colonel S.S. Wolfram Sievers, qui s'était borné à une défense purement rationnelle, demanda, avant d'entrer dans la chambre de pendaison, qu'on le laissât une dernière fois célébrer son culte, dire de mystérieuses prières. Puis il livra son cou au bourreau, impassible.

Il avait été l'administrateur général de l'Ahnenerbe et c'est comme tel qu'il fut condamné à mort à Nuremberg. La société d'étude pour l'héritage de ses Ancêtres, Ahnenerbe, avait été fondée à titre privé par le maître spirituel de Sievers, Frédéric Hielscher, mystique ami de l'explorateur suédois Sven Hedin, lequel était en rapports étroits avec Haushoffer. Sven Hedin, spécialiste de l'Extrême-Orient, avait longuement vécu au Tibet et joua un rôle d'intermédiaire important dans l'établissement des doctrines ésotériques nazies. Frédéric Hielscher ne fut jamais nazi et entretint même des relations avec le philosophe juif Martin Buber. Mais ses thèses profondes rejoignaient les positions « magiques » des grands maîtres du national-socialisme. Himmler, en 1935, deux ans après la fondation, fit de l'Ahnenerbe une organisation officielle, rattachée à l'Ordre Noir. Les buts déclarés étaient : « Rechercher la localisation, l'esprit, les actes, l'héritage de la race indo-germanique et communiquer au peuple, sous une forme intéressante, les résultats de ces recherches. L'exécution de cette mission doit se faire en employant des méthodes d'exactitude scientifique. » Toute l'organisation rationnelle allemande mise au service de l'irrationnel. En janvier 1939, l'Ahnenerbe était purement et simplement incorporée à la S.S. et ses chefs intégrés dans l'état-major personnel d'Himmler. À ce moment, elle disposait de cinquante instituts dirigés par le professeur Wurst, spécialiste des anciens textes sacrés et qui avait enseigné le sanskrit à l'Université de Munich.

Il semble que l'Allemagne ait dépensé plus, pour les recherches de l'Ahnenerbe, que l'Amérique pour la fabrication de la première bombe atomique. Ces recherches allaient de l'activité scientifique proprement dite à l'étude des pratiques occultes, de la vivisection pratiquée sur les prisonniers à l'espionnage des sociétés secrètes. Il y eut des pourparlers avec Skorzeny pour organiser une expédition dont l'objet était de voler le Saint Graal, et Himmler créa une section spéciale, un service de renseignements charge « du domaine du surnaturel ».

La liste des rapports établis à grands frais par l'Ahnenerbe confond l'imagination : présence de la confrérie Rose-Croix, symbolisme de la suppression de la harpe dans l'Ulster, signification occulte des tourelles gothiques et des chapeaux hauts de forme d'Eton, etc. Quand les armées se préparent à évacuer Naples, Himmler multiplie les ordres pour que l'on n'oublie surtout pas d'emporter la vaste pierre tombale du dernier empereur Hohenstaufen. En 1943, après la chute de Mussolini, le Reichsführer réunit dans une villa des environs de Berlin les six plus grands occultistes d'Allemagne pour découvrir le lieu où le Duce est retenu prisonnier. Les conférences d'état-major commencent par une séance de concentration yogique. Au Tibet, sur ordre de Sievers, le docteur Scheffer prend de multiples contacts dans les lamaseries. Il ramène à Munich, pour les études « scientifiques », des chevaux « aryens » et des abeilles « aryennes » dont le miel a des vertus particulières.

Durant la guerre, Sievers organise, dans les camps de déportés, les horribles expériences qui ont fait depuis l'objet de plusieurs livres noirs. L'Ahnenerbe s'est « enrichie » d'un « Institut de recherches scientifiques de défense nationale » qui dispose « de toutes les possibilités données à Dachau ». Le professeur Hirt, qui dirige ces instituts, se constitue une collection de squelettes typiquement israélites. Sievers passe commande à l'armée d'invasion en Russie d'une collection de crânes de commissaires juifs. Quand, à Nuremberg, on évoque ces crimes, Sievers demeure à distance de tout sentiment humain normal, étranger à toute pitié, il est ailleurs. Il écoute d'autres voix.

Hielscher a sans doute joué un rôle important dans l'élaboration de la doctrine secrète. Hors de cette doctrine, l'attitude de Sievers, comme celle des autres grands responsables, reste incompréhensible. Les termes « monstruosité morale », « cruauté mentale », folie, n'expliquent rien. Sur le maître spirituel de Sievers, on ne sait presque rien. Mais Ernst Jünger en parle dans le journal qu'il tint durant ses années d'occupation à Paris. Le traducteur français n'a pas retenu une notation capitale à nos yeux. C'est qu'en effet son sens n'éclate que dans l'explication « réaliste-fantastique » du phénomène nazi.

À la date du 14 octobre 1943, Jünger écrit :

« Le soir, visite de Bogo. (Par prudence, Jünger revêt les hauts personnages de pseudonymes. Bogo, c'est Hielscher, comme Kniebolo est Hitler.) En une époque si pauvre en forces originales, il m'apparaît comme l'une de mes relations sur qui j'ai le plus réfléchi sans parvenir à me former un jugement. J'ai cru jadis qu'il entrerait dans l'histoire de notre époque comme un de ces personnages peu connus, mais d'une extraordinaire finesse d'esprit. Je pense à présent qu'il tiendra un plus grand rôle. Beaucoup, sinon la plupart des jeunes intellectuels de la génération qui est devenue adulte après la grande guerre, ont été traversés par son influence et sont souvent passés par son école… Il a confirmé un soupçon que je nourris depuis longtemps, celui qu'il a fondé une Église. Il se situe maintenant au-delà de la dogmatique et s'est déjà avancé très loin dans la liturgie. Il m'a montré une série de chants et un cycle de fêtes, « l'année païenne », qui englobe toute une ordonnance de dieux, de couleurs, de bêtes, de mets, de pierres, de plantes. J'y ai vu que la consécration de la lumière se célèbre le 2 février… »

Et Jünger ajoute, confirmant notre thèse :

« J'ai pu constater chez Bogo un changement fondamental qui me semble caractéristique de toute notre élite : il se rue dans les domaines métaphysiques avec tout l'élan d'une pensée modelée par le rationalisme.

Ceci m'avait déjà frappé chez Spengler et compte parmi les présages favorables. On pourrait dire en gros que le XIXe siècle a été un siècle rationnel et que le XXe est celui des cultes. Kniebolo (Hitler) en vit lui-même, d'où la totale incapacité des esprits libéraux à voir seulement le lieu où il se tient. »

Hielscher, qui n'avait pas été inquiété, vint témoigner pour Sievers au procès de Nuremberg. Il s'en tint, devant les juges, à des diversions politiques et à des propos volontairement absurdes sur les races et les tribus ancestrales. Il demanda la faveur d'accompagner Sievers à la potence, et c'est avec lui que le condamné dit les prières particulières à un culte dont celui-ci ne parla jamais au cours des interrogatoires. Puis il rentra dans l'ombre.


Ils voulaient changer la vie et la mélanger à la mort d'une autre façon. Ils préparaient la venue du Supérieur Inconnu. Ils avaient une conception magique du monde et de l'homme. Ils y avaient sacrifié toute la jeunesse de leur pays et offert aux dieux un océan de sang humain. Ils avaient tout fait pour se concilier la Volonté des Puissances. Ils haïssaient la civilisation occidentale moderne, qu'elle soit bourgeoise ou ouvrière, ici son humanisme fade et là son matérialisme borné. Ils devaient vaincre, car ils étaient porteurs d'un feu que leurs ennemis, capitalistes ou marxistes, avaient depuis longtemps laissé mourir chez eux, s'étant endormis dans une idée du destin plate et limitée. Ils seraient les maîtres pour un millénaire, car ils étaient du côté des mages, des grands prêtres, des démiurges… Et voilà qu'ils étaient vaincus, écrasés, jugés, humiliés, par des gens ordinaires, mâchonneurs de chewing-gum ou buveurs de vodka ; des gens sans aucune sorte de délire sacré, aux croyances courtes et aux buts à ras de terre. Des gens du monde de la surface, positifs, rationnels, moraux, hommes simplement humains. Des millions de bonshommes de bonne volonté faisaient échec à la Volonté des chevaliers des ténèbres étincelantes ! À l'est, ces lourdauds, mécanisés, à l'ouest, ces puritains aux os mous, avaient construit en quantité supérieure des tanks, des avions, des canons. Et ils possédaient la bombe atomique, eux qui ne savaient pas ce qu'étaient les grandes énergies cachées ! Et maintenant, comme les escargots après l'averse, sortis de la pluie de fer, des Juges binoclards, des professeurs de droit humanitaire, de vertu horizontale, des docteurs en médiocrité, barytons de l'Armée du Salut, brancardiers de la Croix-Rouge, naïfs braillards des « lendemains qui chantent », venaient à Nuremberg faire des leçons de morale primaire aux Seigneurs, aux moines combattants qui avaient signé le pacte avec les Puissances, aux Sacrificateurs qui lisaient dans le miroir noir, aux alliés de Schamballah, aux héritiers du Graal ! Et ils les envoyaient à la potence en les traitant de criminels et de fous enragés !

Ce que ne pouvaient comprendre les accusés de Nuremberg et leurs chefs qui s'étaient suicidés, c'est que la civilisation qui venait de triompher était, elle aussi et plus sûrement, une civilisation spirituelle, un formidable mouvement qui, de Chicago à Tachkent, entraîne l'humanité vers un plus haut destin. Ils avaient révoqué en doute la Raison et lui avaient substitué la magie. C'est qu'en effet la Raison cartésienne ne recouvre pas le tout de l'homme, le tout de sa connaissance. Ils l'avaient mise en sommeil. Or, le sommeil de la raison engendre les monstres. Ce qui se passait en face, c'est que la raison, non point endormie, mais au contraire poussée à ses extrémités, rejoignait par un chemin plus haut les mystères de l'esprit, des secrets de l'énergie, des harmonies universelles. À force de rationalité exigeante, dans le fantastique apparaît les monstres engendrés par le sommeil de la raison, ils n'en sont que la noire caricature. Mais les juges de Nuremberg, mais les porte-parole de la civilisation victorieuse ne savaient pas eux-mêmes que cette guerre avait été une guerre spirituelle. Ils n'avaient pas de leur propre monde une assez haute vision. Ils croyaient seulement que le Bien l'emporterait sur le Mal, sans avoir vu la profondeur du mal vaincu et la hauteur du bien triomphant. Les mystiques guerriers allemands et japonais s'imaginaient plus magiciens qu'ils ne l'étaient en réalité. Les civilisés qui les avaient battus n'avaient pas pris conscience du sens magique supérieur que prenait leur propre monde. Ils parlaient de la Raison, de la Justice, de la Liberté, du Respect de la Vie, etc., sur un plan qui n'était déjà plus celui de cette deuxième moitié du XXe siècle où la connaissance s'est transformée, où le passage à un autre état de la conscience humaine est devenu perceptible.

Il est vrai que les nazis devaient gagner, si le monde moderne n'avait été que ce qu'il est encore aux yeux de la plupart d'entre nous : l'héritage pur et simple du XIXe siècle matérialiste et scientiste, et de la pensée bourgeoise qui considère la Terre comme un lieu à aménager pour en mieux jouir. Il y a deux diables. Celui qui transforme l'ordre divin en désordre et celui qui transforme l'ordre en un autre ordre, non divin. L'Ordre Noir devait l'emporter sur une civilisation qu'il jugeait tombée au niveau des seuls appétits matériels, enveloppés de morale hypocrite. Mais elle n'était pas que cela. Une figure nouvelle apparaissait au cours du martyre que les nazis lui infligeaient, comme le Visage sur le Saint Suaire. De la montée de l'intelligence dans les masses à la physique nucléaire, de la psychologie des sommets de la conscience aux fusées interplanétaires, une alchimie s'opérait, la promesse se dessinait d'une transmutation de l'humanité, d'une ascension du vivant. Cela ne se voyait peut-être pas de façon évidente, et des esprits à demi profonds regrettaient les temps très anciens de la tradition spirituelle, ayant ainsi partie liée avec l'ennemi par le plus ardent de leur âme, hérissés contre ce monde dans lequel ils ne distinguaient que mécanicité grandissante. Mais dans le même temps, des hommes, comme Teilhard de Chardin, par exemple, avaient les yeux mieux ouverts. Les yeux de la plus haute intelligence et les yeux de l'amour découvrent la même chose, sur des plans différents. L'élan des peuples vers la liberté, le chant de confiance des martyrs, contenaient en germe cette grande espérance archangélique. Cette civilisation, aussi mal jugée de l'extérieur par les mystiques passéistes que de l'intérieur par les progressistes primaires, devait être sauvée. Le diamant raye le verre. Mais le borazon, qui est un cristal synthétique, raye le diamant. La structure du diamant est plus ordonnée que celle du verre. Les nazis pouvaient vaincre. Mais l'intelligence éveillée peut créer en montant des figures de l'ordre plus pures que celles qui brillent dans les ténèbres.

« Quand on me frappe sur la joue, je ne tends pas l'autre joue, je ne tends pas non plus le poing : je tends la foudre. » Il fallait que cette bataille entre les Seigneurs du dessous et les petits bonshommes de la surface, entre les Puissances obscures et l'humanité en progrès, s'achevât à Hiroshima par le signe clair de la Puissance sans discussion.

Загрузка...